Sur une rive sud de la Méditerranée ébranlée en profondeur par son histoire récente, le Maroc fait figure d’exception. Contrairement à ses voisins, son économie n’a pas eu à encaisser de choc majeur comme en Algérie avec l’effondrement des prix du pétrole, son unique produit d’exportation, en Tunisie avec le désordre financier permanent né du changement de régime politique, en Libye avec une guerre civile qui entre dans sa neuvième année ou en Égypte avec l’introduction d’une version d’une brutalité sans précédent du régime militaire en place depuis bientôt 70 ans.
Depuis le nouveau millénaire, le produit intérieur brut (PIB) du royaume a connu une expansion honorable de + 4,6 % entre 2000 et la crise mondiale de 2009, et un essoufflement plus inquiétant depuis (+ 3,1 %) qui a tendance à s’installer. Signe positif, la baisse du taux croissance marque un recul du « modèle extensif » à la soviétique ou à la chinoise qui explique la performance de l’économie par un recours quantitatif accru au capital et aux travailleurs et une amélioration sensible de la productivité globale des facteurs (PGF). Elle mesure les progrès de tout le reste : politique macro-économique, gestion des entreprises, meilleure formation de la main d’œuvre, innovations…
Le salaire minimum autour de 300 dollars
Sur longue période, entre 1991 et 2019, le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) a augmenté en termes réels de 30 % et tourne autour de 300 dollars (276 euros) par mois. Sa revalorisation s’est transmise aux autres salaires par contagion en raison de l’existence d’un Code du travail plutôt favorable aux travailleurs, un appareil judiciaire qui le fait à peu près respecter et des syndicats plutôt actifs. C’est avec l’investissement public qui additionne les efforts de l’État et ceux d’entreprises publiques très importantes (Office chérifien des phosphates, chemins de fer, port de Tanger-Med…) et atteint environ 15 % du PIB, les deux principaux moteurs de la demande finale. L’agriculture en a profité, les entrants (engrais, machines, plantation d’arbres fruitiers…) sont largement subventionnés — le fellah reste un défenseur du trône —, et depuis 2000 la valeur ajoutée agricole augmente de 5 % par an, une exception dans la région.
Autre progrès, la forte bancarisation du pays. Entre 2004 et 2012, elle a fait d’énormes progrès, 70 % des 35 millions de Marocains ont un compte bancaire et le boom des crédits immobiliers et automobiles qui s’en est suivi a entraîné une surchauffe passagère.
Mais le progrès le plus important aux yeux des autorités chérifiennes a été l’intégration progressive du Maroc aux chaines de valeurs mondiales qui constituent 70 % du commerce international. Pas de développement des exportations industrielles sans mettre un pied dans ce gigantesque entrelacs d’entreprises et de groupes qui jonglent avec les marchés et les productions à travers le monde entier. Aucun produit manufacturé, ou presque faisant l’objet d’échanges internationaux n’est entièrement fabriqué dans un seul pays. Une automobile peut être le résultat du travail des usines de 60 pays et comprendre 16 000 pièces. Partout les composants (ou entrants) s’échangent pour s’intégrer au produit manufacturé final.
L’automobile carbure à l’exportation
Au Maroc, Airbus puis Boeing, Renault puis PSA et l’espagnol Zara ont débarqué, et compte tenu de l’esprit moutonnier qui règne chez les leaders de l’industrie, ils ont été suivis essentiellement dans deux secteurs, l’aéronautique et l’automobile. À la fin de la décennie, il est prévu d’exporter 800 000 véhicules, presque autant que la Turquie ou la Roumanie. En 2018, l’automobile représentait 24,1 % des exportations marocaines contre 8,8 % dix ans auparavant et elle est passée en tête devant l’exportation traditionnelle du pays : les phosphates et les engrais (18,9 %). Autour du groupe Safran s’est constitué un cluster aéronautique d’environ 200 entreprises qui confectionnent sièges d’avion et câblage divers. Elles pèsent près de 5 % des exportations contre à peine 2 % en 2008.
Mais le ticket d’entrée s’est révélé très coûteux pour les finances publiques, il a fallu accompagner les investisseurs étrangers par de nombreux efforts à la charge du Trésor chérifien : un port à Tanger, une ligne de chemin de fer, des terrains cédés gratuitement et une aide financière d’urgence à Renault en 2010 en pleine crise financière ; sans parler de l’effort intense de formation de la main d’œuvre. Paradoxe, une désindustrialisation prématurée est intervenue à l’instar des pays les plus développés, la part de la valeur ajoutée réelle du secteur manufacturier a régressé de 16,3 % à 13,7 % depuis le nouveau millénaire Un modèle ancien, protectionniste, trop axé sur le marché intérieur a vécu.
La confection textile (150 000 salariés) a reculé, mais Zara a sans doute sauvé le secteur en installant sur place des ateliers capables de répondre très rapidement aux caprices de la mode féminine européenne, un des rares avantages dû à la géographie du Maroc sur ses rivaux asiatiques. Depuis 2007, les investissements directs étrangers (IDE) représentent en moyenne 2,7 % du PIB, soit environ 3 milliards de dollars (2,7 milliards d’euros) pour 2018 appuyés sur quelque 60 accords commerciaux signés avec les États-Unis, l’Union européenne, les pays arabes… qui ont pu pénaliser en revanche des secteurs comme l’industrie chimique, la finance ou la pêche.
Cette complexification de l’économie marquée par une progression notable du pays dans les chaines de valeur mondiale a été permise par une stabilité macroéconomique appréciable. En 2007-2008, le budget a enregistré pour la première fois un solde excédentaire avant de virer au rouge avec la crise financière de 2009 à − 7 % du PIB. Une lente remontée a stabilisé depuis 2017 le déficit budgétaire entre 3 et 4 % du PIB. Comme dans le reste des pays de l’ancien « tiers monde », le déficit budgétaire s’accompagne d’un déficit courant vis-à-vis de l’étranger, les fameux « déficits jumeaux ». Leur financement a moins fait appel à l’épargne extérieure à la différence de nombreux pays ; les IDE, un marché financier intérieur qui fonctionne et l’aide constante des institutions internationales (FMI, Banque Mondiale, institutions européennes ou du Golfe…) ont réduit la dette extérieure directe du Trésor à environ 10 % du PIB. L’envoi des fonds des 3,2 millions de Marocains installés hors du royaume comme les 13 millions de touristes qui l’ont visité en 2019 rapportent environ 15 à 16 % du PIB — un matelas appréciable de devises.
Les diplômés victimes du chômage
Il n’empêche, l’ajustement a été coûteux pendant la crise de 2010 en termes de croissance, pas loin de 2 points de PIB ont été perdus, faute de flexibilité du régime de change (un lien fixe rend le dirham dépendant de l’évolution d’un panier de devises fortes, le « peg »). L’emploi est également en souffrance : le Maroc est avec la Turquie, le Nicaragua, les Philippines et le Brésil un des rares cas où la croissance de l’économie ne fait pas baisser le chômage dans la population. Pire, les sans-emploi sont pénalisés par un diplôme plus que par son absence ! Vingt-trois pour cent des universitaires sont au chômage contre 14 % de ceux qui ont un diplôme de niveau intermédiaire et… 3,5 % pour les travailleurs sans qualification. Du coup, 600 ingénieurs quittent chaque année le royaume.
L’économie marocaine ? « Bien, mais doit (beaucoup) mieux faire » titre une présentation récente émanant du Policy Center for the New South, un cercle de réflexion installé à Rabat que dirige Karim El Aynaoui, un ancien de la Banque mondiale et de la banque centrale (Banque Al-Maghrib). Mais comment élever le taux de croissance du PIB marocain indispensable si le royaume entend échapper à un étranglement entre la concurrence de certains pays à très bas salaires qui lui interdisent d’être candidat à des activités manufacturières de base et la faiblesse de sa capacité à innover qui l’empêche de rivaliser avec les « grands » sur des secteurs nouveaux.
Comme beaucoup de pays, le Maroc se heurte à un véritable plafond de verre qui exclut de rattraper les nations développées. Même l’objectif retenu par les autorités de rejoindre le revenu moyen annuel par tête de l’OCDE de 35 000 dollars (32 000 euros) semble hors d’atteinte pour encore de très longues années alors que le revenu y est aujourd’hui sept fois plus faible.
Une faible croissance démographique
Pourtant le temps presse. Le Maroc vieillit rapidement, la transition démographique est largement entamée (à peine 2 enfants par femme) et la croissance de la population maitrisée (+ 1,2 % par an). Conséquence, en 2050, les jeunes de moins de 30 ans seront moins nombreux que les quadragénaires et le Maroc risque de vieillir avant de s’enrichir, d’autant que les taux d’activité des populations qui travaillent ou qui cherchent à travailler baissent régulièrement depuis 20 ans. Dix millions de Marocains — surtout des Marocaines — sont en retrait du marché du travail.
El Aynaoui propose des réformes ciblées dans quelques secteurs clés : l’éducation, l’investissement public peu efficient et trop concentré sur la bande littorale entre Casablanca et Tanger, la concurrence et un pilotage macro-économique plus flexible.
Il faut y ajouter deux autres réformes fondamentales : l’indispensable modernisation du régime politique par trop archaïque et personnel et une meilleure répartition du revenu national. Vingt pour cent des ménages accaparent 52,6 % des revenus selon le très officiel Haut-Commissariat au plan, les 20 % les plus pauvres… 5,4 %. Selon WID World, l’équipe de l’économiste Thomas Piketty, les 1 % des plus riches perçoivent 15 % des revenus contre 14,6 % pour la moitié de la population. L’inégalité est trop forte et prive l’économie nationale de trop de clients. À l’évidence, le Maroc doit se réformer aujourd’hui pour s’en sortir demain.
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