Israel-Palestine

L’embarras du « camp de la paix » sur l’apartheid israélien

Alors que, à quelques jours de la fin du ramadan, la situation reste tendue à Jérusalem autour de l’esplanade des mosquées, la qualification d’apartheid pour désigner le régime d’oppression des Palestiniens fait désormais l’objet d’un consensus croissant au sein des organisations de défense des droits humains dans le monde. Mais une partie des pacifistes israéliens opposés à la colonisation demeure rétive à l’usage de ce terme.

L'image montre une femme se tenant derrière une structure en métal grillagée. Elle porte un habit traditionnel et semble regarder à travers les barreaux. En arrière-plan, on aperçoit un panneau avec des mots en anglais qui semblent exprimer un message, mais son contenu exact reste obscurci par la grille. La scène évoque des thèmes de confinement et de séparation, avec une atmosphère de tension ou de défi face à une réalité difficile. Des plantes sont visibles dans l'environnement.
Hébron, 9 novembre 2021. Palestinienne à son balcon grillagé dans la rue Al-Shuhada, principale artère de la ville en grande partie fermée aux Palestiniens
Hazem Bader/AFP

« Nous avons de nombreux problèmes à résoudre. Mais entre “un pays à problèmes”, et définir Israël comme un État d’apartheid, il y a un grand écart ». Cette réaction au rapport publié le 1er février 2022 par Amnesty International qui accuse à son tour Israël de pratiquer l’apartheid ne provient pas du chef de la diplomatie israélienne Yaïr Lapid, mais de Issawi Frej, ministre arabe de la coopération régionale appartenant au Meretz (gauche sioniste). Il estime en outre qu’une telle allégation est incohérente avec sa propre présence au gouvernement.

Ce positionnement d’un membre de l’aile gauche de la coalition actuellement au pouvoir la plus sensible, en principe, au sort des Palestiniens ne saurait s’expliquer par la seule solidarité gouvernementale. Il est révélateur de la forte aversion que suscite le cadre analytique de l’apartheid pour décrire la réalité israélo-palestinienne au sein de que l’on nomme couramment le « camp de la paix » israélien. Si plusieurs personnalités et organisations ont apporté leur soutien à Amnesty, d’autres réactions ont mis en évidence l’ampleur du fossé qui sépare une frange « progressiste » du consensus qui se dessine de façon croissante chez les défenseurs des droits humains au sujet de l’apartheid israélien.

Des doutes grandissants à gauche

Au sein de la société civile, la réaction plus significative est sans doute celle de Molly Malekar, la directrice de l’antenne israélienne d’Amnesty International, qui s’est désolidarisée du rapport trois semaines après sa publication. « Un coup de poing dans le ventre, a-t-elle commenté, qui ne ferait pas avancer les choses et pourrait même les aggraver ». Ilan Rozenkier, le président de la branche française de l’organisation anti-occupation La Paix maintenant, s’est quant à lui fendu d’un éditorial au vitriol contre « une charge outrancière » basée selon lui sur un argumentaire biaisé et injuste. Contactée, la maison-mère basée à Tel-Aviv précise ne pas être liée à cette prise de position, mais se refuse à tout autre commentaire sur un sujet manifestement polémique.

Ce malaise a de quoi interpeller, car la permanence de l’occupation et la dérive ethnocratique des années Nétanyahou ont en effet vu fleurir les accusations d’apartheid hors des rangs antisionistes auxquels elles étaient jusque-là limitées. Le vote de la loi sur l’État-nation du peuple juif de 2018, puis le projet d’annexion d’une partie de la Cisjordanie dans la foulée de la publication du « plan de paix » de Donald Trump y ont grandement contribué. « Jusqu’il y a un an, il n’y avait pas de discussion sur l’application de la catégorie d’apartheid à Israël. Aujourd’hui, bien que cette dernière soit encore largement rejetée, la discussion est partout », note Eitan Bronstein de l’ONG israélienne De-Colonizer. Un débat intitulé « de l’occupation à l’apartheid » avait même été organisé dans l’enceinte de la Knesset en juillet 2021 par les élus Mossi Raz (sioniste de gauche) et Aida Touma-Sliman (communiste).

« Historiquement, ce que l’on nomme le camp de la paix pense qu’Israël est une démocratie exemplaire, corrompue par l’excroissance que constitue l’occupation, laquelle doit donc être traitée séparément », analyse Michel Warschawski, figure de l’antisionisme et cofondateur du Centre d’information alternative de Jérusalem. Dans cette perspective, les discriminations subies par les citoyens palestiniens d’Israël ne divergeraient pas fondamentalement de celles auxquelles sont confrontées les minorités ethniques dans les pays occidentaux. Ainsi, la colonisation, l’occupation et l’annexion sont-elles, au mieux, perçues comme la cause du système d’apartheid, quand elles en sont en réalité le symptôme.

Accuser Israël de pratiquer intégralement l’apartheid contribuerait dès lors à « effacer la Ligne verte » qui sépare son territoire de celui qu’il occupe, et « conforterait les défenseurs inconditionnels de la droite et de l’extrême droite » contre les partisans d’une solution à deux États. Une critique osée, quand on sait qu’une large majorité du personnel politique israélien considère que les colonies font définitivement partie du territoire national1, mais révélatrice d’un certain déni selon le directeur de B’Tselem, Hagai El-Had. « La réalité ici, du Jourdain à la Méditerranée, est celle d’un État binational unique basé sur la domination raciale d’un groupe — les Juifs — au détriment de l’autre moitié de la population — les Palestiniens », explique-t-il.

Reconnaître que les politiques foncières, d’allocation des ressources ou démographiques2 en Israël répondent à la même logique de suprématie raciale à l’œuvre en territoire occupé remettrait par conséquent en cause le récit sioniste auquel le camp de la paix historique reste attaché. Cela forcerait à un travail d’introspection collectif qui dépasserait la seule question de la lutte contre l’occupation, mais poserait celle de la colonisation, de la dépossession et de l’évincement des Palestiniens du territoire devenu Israël. « Comme l’ensemble de la société, une part du public progressiste israélien n’est pas prête à faire la véritable révolution qu’ont dû faire les Afrikaners pour se débarrasser des structures de l’apartheid », ajoute Michel Warschawski.

Débat sémantique et problématique politique

Sans rejeter le terme apartheid à proprement parler (du moins pour ce qui concerne les territoires occupés), certains l’estiment peu opérant politiquement. C’est le point de vue défendu par Standing Together, qui promeut un partenariat judéo-arabe en Israël. « La tentation d’aller vers un vocabulaire plus radical est bien compréhensible vu la dégradation du rapport de force. Encore faut-il que ce soit utile, nous explique son fondateur et directeur national Alon-Lee Green. Notre objectif est de construire une masse critique susceptible d’apporter l’égalité partout et la fin de l’occupation. Dans ces conditions, comment un terme aussi connoté négativement peut-il aider à forger des luttes communes sur base des intérêts des deux groupes, au-delà des cercles traditionnels de solidarité avec la Palestine qui, aussi utiles soient-ils, ne seront jamais majoritaires ? »

Ces propos font écho à ceux de la directrice d’Amnesty Israël, qui reprochait au rapport de l’organisation faîtière de négliger un contexte local marqué par l’affrontement entre les « forces humanistes et nationalistes ». Ils évoquent également certaines justifications avancées par Mansour Abbas, artisan du soutien inédit de Ra’am, son parti islamiste, à l’actuel gouvernement israélien, pour appuyer son refus d’utiliser le terme, à savoir sa volonté de privilégier « ce qui est utile » plutôt que des débats sémantiques.

Pour B’Tselem, l’argument ne convainc guère. « La tentation d’utiliser des termes doux, censés être plus digestes pour le public, existe depuis des décennies… Avec quel succès ? interroge Hagai El-Had. La lutte pour la justice et l’égalité ne peut pas être fondée sur le mensonge selon lequel Israël est « juif et démocratique » — le terme généralement utilisé pour essayer de définir l’État pour les publics progressistes ». Du reste, prétexter des considérations tactiques pour ne pas recourir à la qualification d’apartheid pose la question des rapports asymétriques entre dominants et dominés. « L’argument sur le caractère stratégique de l’usage du cadre de l’apartheid a longtemps été discuté par les Palestiniens qui travaillent dans des groupes de plaidoyer en Palestine historique, note Rania Muhareb, doctorante au Centre irlandais des droits humains. Depuis des années, les Palestiniens ont été forcés pour des raisons prétendument pragmatiques d’utiliser des cadres fragmentés qui ne reflétaient pas notre expérience collective sur le terrain dans les réunions de plaidoyer avec les diplomates, donateurs, et à l’ONU. C’est problématique, car c’est une façon de limiter ce que les Palestiniens peuvent dire ».

Un seul collectif des deux côtés de la Ligne verte

S’il est difficile d’évaluer concrètement l’importance que revêt cette analyse pour « la rue » palestinienne, elle ne semble pas concerner uniquement sa seule intelligentsia militante. Selon un sondage conduit par B’Tselem en avril 2021, 41 % des citoyens palestiniens d’Israël estimaient la notion pertinente pour qualifier la situation israélo-palestinienne, contre 14 % d’un avis opposé3. Les soulèvements d’avril-mai 2021 ont montré que le lien entre l’oppression vécue en Israël et dans le territoire occupé depuis 1967 restait prégnant. Il est également significatif que l’un des trois membres d’origine palestinienne du personnel d’Amnesty Israël se soit dissocié des critiques de sa directrice, saluant le fait que le rapport considère les Palestiniens des deux côtés de la Ligne verte comme « un seul collectif ».

Si peu de Palestiniens misent sur un changement des mentalités en Israël, les états d’âme du « camp de la paix » constituent un point d’appui pour la propagande israélienne afin de balayer des analyses juridiques étayées. Par ailleurs, des organisations palestiniennes actives en Israël pourraient se sentir contraintes dans leur usage du concept, qu’elles ont pourtant été les premières à théoriser. Adalah, une association de défense de la minorité palestinienne en Israël, est restée plus prudente que le mouvement de solidarité avec les Palestiniens à l’étranger, notamment à l’occasion de la sortie du rapport d’Amnesty. Comme La Paix maintenant, l’ONG décline nos demandes de clarification, précisant « ne pas souhaiter faire de commentaire sur cette question pour le moment ».

Remontées jusqu’aux Nations unies

Ces atermoiements pourraient se répercuter sur la scène diplomatique internationale. Le 27 mai 2021, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a en effet institué une commission d’enquête permanente sur le traitement des Palestiniens par Israël, dont les premières conclusions sont attendues en juin. Celle-ci est, entre autres, chargée d’identifier « toutes les causes sous-jacentes des tensions récurrentes, de l’instabilité et de la prolongation des conflits ». Instrument juridique le plus puissant à la disposition du Conseil, elle est actuellement ouverte à toutes les contributions individuelles et d’organisations.

« Il importe à cette occasion que tous les Palestiniens, y compris ceux de 1948, fassent entendre sans aucune ambiguïté leur propre analyse de l’apartheid, mais aussi de la colonisation de peuplement sioniste comme les causes profondes de leur oppression, juge Rania Muhareb. Cela devrait mener la commission d’enquête à comprendre que le régime d’apartheid israélien n’a pas commencé avec l’occupation depuis 1967, mais avec la création d’Israël en 1948 ». Une reconnaissance sans doute insuffisante pour conduire les États à se plier à leur obligation de contribuer à mettre fin à ces pratiques comme le leur impose le droit international, mais qui les rapprocherait à tout le moins du bon diagnostic.

1Comme l’ont par exemple illustré les réactions au choix du glacier Ben&Jerry de se retirer des colonies israéliennes. Une majorité de 90 députés sur 120 avaient alors signé une lettre condamnant cette décision comme un boycott « des villes et villages d’Israël ».

2Illustrées récemment par la prolongation de l’interdiction du regroupement familial aux familles palestiniennes, officiellement pour des raisons sécuritaires, mais justifiée par la ministre d’extrême droite Ayelet Shaked par l’objectif d’« éviter un droit au retour déguisé ».

3Contre respectivement 25 % et 75 % pour les juifs israéliens et 77 % et et 21 % pour les Palestiniens du territoire occupé (Gaza, Jérusalem-Est et Cisjordanie), pour un total de 45 % et 50 % sur l’ensemble de la Palestine historique

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