Le 25 janvier 2011, en ce « jour de colère » resté dans toutes les mémoires égyptiennes, j’ai pris la route vers le centre du Caire pour rejoindre la place Tahrir. Je ne m’attendais pas à y trouver beaucoup de monde ; j’avais tort... Car nous savons tous ce qui s’est passé ensuite : les manifestants se sont régulièrement retrouvés sur cette place cairote et à des points de rassemblement à travers tout le pays. Les discours de Hosni Moubarak n’ont fait qu’accentuer la fureur et la frustration. Les médias d’État, sur ordre du gouvernement, ont tenté de discréditer les manifestations en les présentant comme étant sous l’influence de pays étrangers qui cherchaient à affaiblir l’Égypte. Cela a fonctionné dans une certaine mesure, mais les gens ont continué à se rassembler. Enfin, le 12 février, le président Moubarak a démissionné et la population a laissé éclater sa joie. Égyptiens de tous horizons, musulmans, chrétiens, Frères musulmans et officiers militaires, tous ont fêté l’événement ensemble.
Telle était la situation. Depuis le 12 février 2011, l’Égypte a été entraînée dans différentes directions politiques et idéologiques, ce qui a fait dire à de nombreux observateurs que le pays était au bord de la guerre civile – à mille lieues de l’unité exemplaire affichée un temps à Tahrir. Pourtant, malgré les changements tumultueux dans un paradigme politique toujours complexe, la date du 25 janvier 2011 semblait préservée pour toujours, et à l’abri de tout ce qui se passait dans le présent. C’était le début incontesté de la révolution glorieuse et pacifique de l’Égypte qui esquissait les principes et les exigences du peuple. Jusqu’à maintenant.
L’éviction de l’ancien président Mohamed Morsi le 3 juillet 2013 a provoqué une démultiplication des événements et, pour la première fois, le récit de la révolution du 25 janvier a été remis en cause. La révolution avait été saluée, tant au niveau national qu’international, comme un mouvement ouvert à tous pour en finir avec le népotisme et l’injustice sociale, porté par le refus de voir l’Égypte continuer à être gouvernée de façon régalienne par un seul homme. Mais rapidement, sous l’influence du général Abdel Fattah El-Sissi, chef de l’armée égyptienne et l’homme le plus puissant d’Égypte, le récit du 25 janvier a commencé à être entamé par des logiques binaires et fermées et des préjugés qui gangrènent à présent les discours politiques et les discussions à l’intérieur des familles.
Depuis le 3 juillet, des lignes franches de bataille ont été tracées entre l’armée et les Frères musulmans, et chaque Égyptien-ne a apparemment choisi son camp. Les manifestations et les sit-in des partisans de Mohamed Morsi et des Frères musulmans ont été attaqués, faisant des centaines de morts et des milliers de blessés, tandis que, dans le Sinaï, des policiers et des militaires étaient assassinés par des « militants islamistes ».
Dans ce climat de violence implacable, la bataille idéologique fait rage. Chaînes de télévision publiques et privées annoncent tous les jours aux Égyptiens que l’armée « lutte contre le terrorisme » — « terroristes » est devenu synonyme de « Frères musulmans ». Dans le même temps, les chaînes favorables à la cause des Frères ayant été fermées depuis l’éviction de Morsi, leurs partisans postent des vidéos sur YouTube et des communiqués sur Internet pour condamner les militaires qu’ils accusent de vouloir revenir à l’Égypte d’avant l’insurrection. De leur côté, El-Sissi et le gouvernement intérimaire font passer les Frères musulmans pour une force contre-révolutionnaire qui cherche à imposer son programme, qualifié de « fascisme religieux ».
Tragiquement et ironiquement, les deux parties ont probablement raison. Les deux camps ont, sans surprise, ajouté le 25 janvier 2011 à leur arsenal idéologique. La révolution des dix-huit jours, durant lesquels il a moins été question de politique que de justice sociale et d’égalité, est utilisée à des fins politiques. Les Frères musulmans prétendent que c’est le retour de « l’État profond » de Moubarak qui veut effacer des esprits le 25 janvier et ses acquis, tandis que El-Sissi et son armée — tout comme de nombreuses chaînes de télévision — propagent l’idée selon laquelle le 25 janvier n’était pas un soulèvement contre Moubarak et la tyrannie, mais en réalité la renaissance d’une autre tyrannie, cette fois sous l’égide des Frères musulmans.
Et tandis que le nombre de morts augmentait, l’Égypte subissait le retour de la loi d’urgence, l’un des aspects les plus haïs du régime Moubarak – utilisé dans la « lutte contre le terrorisme », leitmotiv de chaque communiqué de l’armée et du gouvernement, et de presque tous les médias télévisuels. Rien d’étonnant donc à ce qu’il n’y ait eu aucune protestation contre le retour de cette loi d’urgence, pas plus que contre la mise en place du couvre-feu. Comme une preuve supplémentaire que les Égyptiens ont placé leur confiance et leur sécurité dans les mains de l’armée, et, plus inquiétant, accepté son récit des événements, lesquels sont présentés comme des faits avérés indiscutables.
« Et maintenant ? » La question est sur toutes les lèvres. Elle peut paraître simple, mais elle recouvre plusieurs enjeux et est en réalité beaucoup plus compliquée qu’il n’y paraît à première vue. D’ailleurs, elle est intrinsèquement liée à une autre interrogation : qu’est-ce que les Égyptiens veulent réellement ? La réponse évidente à cette question est : la démocratie, la justice sociale, l’égalité et la liberté politique. Ce que tous les citoyens du monde veulent pour leur pays. Pourtant l’Égypte est confrontée non seulement au retour potentiel de l’État politique d’avant le 25 janvier, mais également à celui d’un compromis politique qui verrait les Égyptiens accepter un gouvernement non-démocratique et mortifère, semant le chaos et la terreur, que l’on voit en ce moment dans les rues égyptiennes. C’est la proposition qu’El-Sissi semble avoir faite aux Égyptiens — une offre qu’ils paraissent accepter. On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec la menace de Moubarak dans son dernier discours en tant que président : « C’est moi ou le chaos. » Lorsque cette proposition a été présentée par Moubarak, elle a été rejetée avec véhémence : les Égyptiens en avaient assez du compromis de la sécurité au prix de la liberté, de la stabilité au prix du changement profond qu’ils appelaient de leurs vœux.
Ce détour par l’histoire récente nous ramène à la question initiale : « Et maintenant ? » Si l’esprit du 25 janvier survit, alors il y a toujours une chance que l’Égypte ne retombe pas dans le vieil « arrangement » proposé par El-Sissi. Il reste la possibilité qu’une fois passée la colère à l’encontre des Frères musulmans, les Égyptiens se rappellent que l’armée et son chef n’offrent pas un meilleur choix que les Frères musulmans. Le fascisme religieux et le fascisme militaire sont deux formes de fascisme, et pour un pays qui a bravé les balles de Moubarak, les chars du maréchal Tantawi et le ridicule du processus démocratique de Morsi, l’Égypte mérite beaucoup mieux que n’importe quel type de fascisme.
La situation sur le terrain est d’une telle gravité que les principes du 25 janvier sont en train de se perdre. Les citoyens, autant que les familles, sont divisés. Les anciennes générations, élevées à coups de propagande militaire pendant les guerres israélo-arabes, considèrent l’armée comme elle voudrait être vue : la gardienne de l’Égypte et un symbole de fierté nationale. La jeune génération, à laquelle j’appartiens, n’était pas née lorsque l’armée a mené son dernier combat contre Israël, en 1973, et notre seule expérience des militaires a été les terrifiants dix-huit mois durant lesquels le maréchal Mohamed Tantaoui et le Conseil suprême des Forces armées (CSFA) ont dirigé le pouvoir après la démission de Moubarak, avec des civils jugés par des tribunaux militaires et des manifestantes soumises à des tests de virginité par des médecins militaires.
Ce fossé entre les générations est d’autant plus flagrant que l’armée se trouve une fois de plus au centre de l’échiquier politique. Bien que j’aie sévèrement critiqué Morsi et son gouvernement, je suis tout aussi - sinon plus - méfiant à l’égard de l’armée, peu enclin à pardonner et pas près d’oublier sa domination, alors que les plus âgés en sont capables parce qu’ils ont subi des années de propagande à ce sujet.
Avec la nouvelle de la libération de Hosni Moubarak, on ne peut s’empêcher de penser que l’esprit de la révolution, une source de fierté pour les Égyptiens, semble être au moins temporairement perdu, alors que les acteurs politiques manipulent les événements et les faits à leur profit. Les raisonnements binaires simplistes et réducteurs tirent le pays vers le bas, et les Égyptiens se sentent forcés de choisir leur camp. Tandis que les voix raisonnables sont noyées et inaudibles.
Le 28 janvier 2011, j’étais sur la place Tahrir lorsque la foule réclamait la démission de Moubarak. Ce que je ne savais pas, c’est qu’au-delà de cette exigence commune, rien d’autre n’unissait les groupes politiques et idéologiques. Les divisions n’ont d’ailleurs pas tardé à ressurgir au grand jour, impitoyablement, et aujourd’hui, même sa libération n’est pas accueillie d’une seule voix. Beaucoup considèrent qu’elle n’est pas une priorité compte tenu des problèmes urgents à régler, et son cas n’intéresse plus grand monde — bien qu’il ait incarné à lui tout seul la corruption et tout ce qui allait mal dans ce pays auparavant. Trois ans après sa chute, tant de choses se sont passées et les groupes sont tellement occupés à se battre entre eux que sa libération n’est finalement pas si importante. Ce qui aurait été impensable en 2011.
Aujourd’hui, la place Tahrir est vide. Elle attend peut-être patiemment que ses habitués retrouvent la mémoire. Mais pour cela, il faut que les télévisions soient éteintes. Les Égyptiens auront alors tout loisir de jeter un œil par la fenêtre ; voyant la rue, ils se souviendront qu’il y a un pays qui mérite que l’on se batte pour lui, et que ce combat a commencé à la fin du mois de janvier 2011.
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