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Gaza-Israël

L’étrange passivité de la Syrie

La Syrie, maillon pourtant essentiel de l’« axe de la résistance contre l’entité sioniste », cœur battant du panarabisme avec son parti Baas au pouvoir depuis 60 ans, et héraut autoproclamé de la lutte anti-impérialiste reste pourtant bien silencieuse face à la guerre contre Gaza. Pourtant, Damas a abrité le Hamas pendant plusieurs années, jusqu’au soulèvement de 2011.

L'image montre un homme assis derrière un bureau lors d'une réunion officielle. Il est habillé en costume sombre et semble sérieux. À côté de lui, il y a un drapeau de la Syrie et une plaque indiquant "République arabe syrienne". En arrière-plan, on peut apercevoir d'autres personnes et une disposition formelle typique d'une conférence ou d'un sommet.
Riyad, 11 novembre 2023. Le président syrien Bachar Al-Assad assiste à une réunion au sommet d’urgence de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique (OCI)
Saudi Press Agency/AFP

« Allô, j’écoute ! » Cette interjection inspirée dans sa forme comique des aventures de Tintin pourrait très bien s’appliquer au dialogue de sourds, ou même à l’absence de dialogue auxquels on assiste entre la Syrie isolée, un peu perdue, et le reste du monde, notamment les pays arabo-musulmans, alors même que s’amplifient les cris d’alarme face à la tragédie qui se déroule dans la bande de Gaza. Écrasés par les sanctions internationales, le régime de Damas et la population affamée ont probablement d’autres soucis que d’exprimer leur solidarité avec les défenseurs de la Palestine assiégée, et le Hamas, ancien allié. Mais cela suffit-il à expliquer le silence assourdissant de ce pays, pourtant frontalier d’Israël ?

La Syrie avait été réintégrée en mai 2023 à la Ligue arabe après en avoir été suspendue suite à la répression brutale du régime contre ses opposants, lors de la guerre civile qui avait éclaté en 2011. Mais depuis cet « acte de contrition » (aux yeux de Damas) des « frères arabes », une sorte de silence s’est instauré de part et d’autre. Ni véritable dialogue politique, ni partenariats économiques d’importance, ni investissements pour remettre sur pied un pays ruiné et contribuer à sa reconstruction quand les dix années de guerre ont réduit ce pays de plus de 20 millions d’habitants, dont un grand nombre a choisi l’exil, à un champ de ruines. Et son gouvernement, qui refuse toujours de mener des réformes politiques et d’engager un vrai dialogue avec l’opposition, reste sous sanctions de l’Union européenne et des États-Unis.

Comme un boxeur sonné

Pour l’heure, les deux seuls États à soutenir la Syrie restent la Russie, engluée dans une guerre à ses portes, et l’Iran, également en grande difficulté, mais qui a noué avec Damas un « partenariat stratégique » aux fins d’établir une tête de pont au Proche-Orient. Mais cette double alliance a privé Damas d’une partie de sa souveraineté sur son territoire déjà morcelé dont une partie est contrôlée par des forces d’opposition et des armées étrangères (celle de la Turquie dans le nord, celle des États-Unis à l’est).

« Cet État donne l’impression d’un homme sonné par un traumatisme dont il ne sait trop comment se relever. Mais qui paradoxalement semble être, aux yeux de ses inamovibles dirigeants, toujours sûr de ses droits envers et contre tout. C’est l’impression qu’il donne à ses interlocuteurs extérieurs et aux observateurs », indique à Orient XXI un expert de la Syrie qui souhaite garder l’anonymat.

Depuis la fin de la guerre civile, le pays est devenu un terrain où se déploient et agissent divers acteurs : Iraniens, Américains, Israéliens et Turcs. Et comme un boxeur sonné dès avant le premier round, il réagit peu ou pas à des forces hostiles. Ainsi, Israël peut-il bombarder à loisir des positions en territoire syrien. Ces derniers mois, les deux principaux aéroports de Damas et d’Alep ont été attaqués par l’aviation israélienne, entrainant leur fermeture provisoire. De même qu’ont été ciblés par des missiles les grands ports de la Méditerranée, utilisés comme bases maritimes par la flotte russe et soupçonnés par Israël d’abriter des éléments du Hezbollah ou des armements venus d’Iran.

Israël mène depuis des années des bombardements contre des cibles liées à l’Iran sans que le régime puisse y répondre. Mais ils ont nettement augmenté depuis le début de la guerre de Gaza le 7 octobre 2023. Ces frappes visent à interrompre les lignes d’approvisionnement iraniennes vers la Syrie, où l’influence de Téhéran s’est accrue.

De manière significative, les deux attaques contre les aéroports sont intervenues le 12 octobre, soit un jour avant que le ministre iranien des affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian n’arrive en Syrie et quelques jours après le début de la guerre de Gaza, ce qui fait craindre une extension du conflit à la Syrie et au Liban où le Hezbollah est basé. Des frappes aériennes israéliennes ont également visé vendredi 17 novembre des dépôts d’armes du Hezbollah et d’autres sites près de Damas, tuant deux personnes, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), qui dispose d’un vaste réseau de sources en Syrie. Et elles se sont poursuivies début décembre.

Mais Israël n’est pas seul à intervenir. L’aviation américaine est en pleine activité dans le ciel syrien et notamment depuis le 7 octobre, visant également des cibles liées à l’Iran, le long de la frontière nord d’Israël en riposte à des tirs. En effet, « 66 attaques de la part de groupes liés à l’Iran ont été enregistrées contre des positions américaines en Syrie et en Irak », depuis le 18 octobre, blessant 56 membres des forces spéciales américaines, selon le Washington Institute for Near East Policy, un think tank pro-israélien basé à Washington, cité par le site Politico1. Le 27 octobre des frappes de précision (américaines) ont été conduites contre deux installations utilisées par le corps des Gardiens de la révolution, force d’élite iranienne, et des groupes auxquels il apporte son soutien dans l’est de la Syrie, a indiqué le Pentagone.

Washington compte environ 900 soldats en Syrie qui combattent l’organisation de l’État islamique (OEI) en Syrie, une présence dénoncée par Damas dans une zone qui échappe au régime. Les États-Unis ont annoncé récemment le renforcement de leur dispositif militaire dans la région et mis en garde l’Iran et des organisations armées alliées contre tout élargissement de la guerre de Gaza.

Ce climat d’insécurité touche aussi le nord de la Syrie, notamment la zone frontalière avec la Turquie — autre acteur de cette région inflammable — où sont basées des forces de l’opposition soutenues par Ankara, ainsi que des milices d’une coalition anti-islamiste conduite par les forces kurdes. L’aviation turque ne se prive pas d’ailleurs, et ce depuis des années, de bombarder les positions kurdes en Syrie. On comprend mieux la prudence du régime face aux risques d’extension de la guerre contre Gaza. Certes, des manifestations étroitement contrôlées en soutien aux Palestiniens ont eu lieu, mais Damas évite de jeter de l’huile sur le feu.

Damas hors-jeu ?

Depuis le 7 octobre, les affrontements entre l’armée israélienne et le Hezbollah à la frontière israélo-libanaise se sont multipliés. Dans ses deux discours sur la situation, son secrétaire général Hassan Nasrallah s’est bien gardé d’évoquer le front syrien à la frontière avec Israël, dans une volonté manifeste de « protéger » le régime de son protecteur grâce auquel il reçoit l’essentiel de ses armements. À la satisfaction des dirigeants syriens ? Ces derniers semblent en tout cas vouloir laisser les cartes du conflit israélo-palestinien entre les mains de leur allié iranien.

Cela étant, la Syrie s’est récemment manifestée en participant au double sommet de la Ligue arabe et de l’Organisation de la conférence islamique qui s’est tenu samedi 11 novembre dans la capitale saoudienne pour discuter de la situation catastrophique en Palestine. Les participants à ce sommet extraordinaire, dont l’Iran et la Syrie, ont unanimement tous condamné les actions « barbares » d’Israël dans l’enclave palestinienne, mais, comme on pouvait s’y attendre, n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une réponse ou des sanctions communes. Et pour cause : plusieurs pays arabes ont déjà signé des accords de paix ou de coopération avec Israël, et l’hôte du sommet, l’Arabie saoudite se préparait à le faire lorsque la guerre a éclaté.

Cependant Bachar Al-Assad s’est abstenu de participer au sommet de la COP 28 auquel il était convié, sans explication (il s’est fait remplacer par son premier ministre) alors que la justice française a émis un mandat international contre lui pour complicité de crimes contre l’humanité pour les attaques chimiques perpétrées à l’été 2013 en Syrie, des attaques dont Damas a toujours nié être à l’origine.

Une autre raison de l’absence de réaction forte des pays arabes lors du sommet de Ryad du 11 novembre tient au fait qu’aucun de ces pays ne porte le Hamas dans son cœur, à l’exception du Qatar qui abrite l’aile politique du Hamas et finance le gouvernement de Gaza. Du coup ni Damas ni d’autres capitales arabes n’ont sans doute eu à se plaindre des maigres résultats de ce « grand » sommet ayant accouché d’une souris de taille moyenne. Sans oublier qu’aucun participant n’a prononcé le nom du Hamas.

« Le peuple palestinien n’a pas besoin de notre aide humanitaire, mais plutôt de protection contre le génocide qui le menace », s’est enhardi à déclarer le président syrien alors que les organes des Nations unies et de nombreux pays exhortent Israël à accepter un cessez-le-feu pour permettre l’entrée à Gaza de toute l’aide possible afin d’éviter une catastrophe encore plus grande. Le président syrien Bachar Al-Assad a d’ailleurs profité de la présence de ses pairs pour critiquer les ouvertures et les réconciliations entre pays arabes et Israël. « Plus de main tendue de notre part équivaut à plus de massacres à notre encontre », a-t-il lancé, selon l’agence d’information syrienne Sana.

Au-delà des mises en garde des États-Unis et d’Israël contre toute action inconsidérée, les motivations des dirigeants syriens de rester tranquilles s’expliquent par leur volonté de survie. Depuis son intervention en Syrie en 2012 en faveur du régime, l’Iran, à l’instar de la Russie, craint que leurs importants investissements (en ressources humaines, économiques et financières) soient sacrifiés au nom de la cause palestinienne.

La critique du Hamas

Concernant les relations Hamas-Syrie, le flou de la position syrienne semble aussi de rigueur. Selon des sources de l’opposition syrienne, citées par le site en ligne Syrian Report2, Bachar Al-Assad aurait « vivement critiqué le Hamas il y a quelques mois, le jugeant hypocrite et perfide », et cette attitude n’a pas changé, malgré les efforts de l’Iran, parrain du Hamas, et du Hezbollah pour pousser Damas à une réconciliation. Le Hamas a été fondé par les Frères musulmans, un mouvement sunnite honni par le régime d’Assad, mais avec lequel il a composé, contrairement aux autres mouvements islamistes qu’il désigne comme « terroristes » et qui avaient croisé le fer contre les forces syriennes durant la guerre civile.

Les relations entre Damas et le Hamas ont toujours été complexes et en dents de scie. Déjà en février 1982, une révolte menée par les Frères musulmans dans la ville de Hama (troisième ville du pays, proche d’Alep dans le nord-ouest) avait été noyée dans le sang. Chassé de Jordanie en 1999, le Hamas s’était installé en Syrie. Historiquement, le Hamas et la Syrie ont été alliés depuis la première Intifada palestinienne qui avait éclaté en 1987, conduisant à la création de l’« Axe de la résistance », une coalition informelle comprenant notamment l’Iran chiite, la Syrie, le Hamas sunnite unis contre Israël et les États-Unis.

À cause de la guerre civile, le Hamas a quitté en 2012 la Syrie pour le Qatar, où se trouve désormais son bureau politique, avec à sa tête Ismaïl Haniyeh. Ce départ s’expliquait par la solidarité qu’il avait manifestée avec les autres mouvements de l’opposition, sunnites comme lui, en rébellion contre un régime à la tête duquel se trouve un alaouite, une secte minoritaire chiite. L’aile militaire du Hamas s’était même jointe à la rébellion contre le régime en se battant dans le vaste camp de réfugiés de Yarmouk aux portes de Damas. Mais depuis la normalisation récente des relations entre Damas et la Jordanie, Bahreïn et les Émirats arabes unis — et aussi grâce à la médiation de la Turquie, du Qatar et du Hezbollah — le Hamas et la Syrie avaient repris langue. Jusqu’à quel point ? Le Hamas n’a toujours pas rouvert son bureau à Damas, selon les sources interrogées par Orient XXI.

2«  Explainer : Understanding the Syria-Hamas Relationship  », 24 octobre 2023.

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