Péninsule arabique

« L’identité yéménite », un hashtag qui relance le débat sur la nation

Depuis plusieurs semaines, des photos d’habits traditionnels du Yémen mais aussi de spécialités culinaires et de fleurons architecturaux se répandent sur les réseaux sociaux, accompagnés du hashtag الهوية_اليمنية# (l’identité yéménite). Ce phénomène de mode énigmatique est révélateur de la mélancolie d’une société minée par la guerre, mais aussi de ses tensions politiques.

L'image représente une femme portant un voile coloré, symbolisant une culture traditionnelle. Elle est positionnée devant un paysage de collines avec des maisons aux teintes chaudes, évoquant une ambiance pittoresque. En arrière-plan, on aperçoit une mer et un voilier, ajoutant une touche de sérénité à la scène. Le visage de la femme est expressif, et ses vêtements ornés de motifs vibrants attirent l'attention. L'ensemble crée une atmosphère à la fois artistique et culturelle.
الهوية_اليمنية# (l’identité yéménite), 29 janvier 2023
rafeeq_alradee/Instagram

Début 2023, des photos de sitara, le grand tissu coloré porté en voile autrefois par les femmes des hauts plateaux du nord du Yémen, d’autres d’une salta fumante, ce ragout cuit dans un plat de pierre originaire des hauts plateaux du Yémen, mais aussi d’un sac de qat, les feuilles aux effets psychotropes mâchées l’après-midi à travers le pays, se succèdent sur le fil d’information des abonnés yéménites des réseaux sociaux. Les déclinaisons du hashtag en arabe « l’identité yéménite » se multiplient par dizaines de milliers. Elles prennent surtout la forme d’un post où chacun et chacune apparait en tenue traditionnelle, posant parfois devant des sites archéologiques, ou mettant en avant l’artisanat, tels ces bijoux en argent si caractéristiques.

Comme souvent lors de ces mouvements spontanés, la consigne est constamment réinterprétée et vient dessiner une représentation hautement subjective. Certains ont même opté pour le détournement, telle cette image montrant un billet en lambeaux de 100 riyals yéménites, soit 15 centimes, entouré par un billet flambant neuf de 100 riyals saoudiens (25 euros) et de 100 dollars américains, immaculés. La misère incarne alors l’identité yéménite.

Pour l’observateur extérieur, cette tendance ne pourrait être qu’un innocent passe-temps, sympathique et valorisant, ou marqué par l’autodérision, dans une société à la richesse culturelle infinie. Au-delà d’une dimension anecdotique, la mise en avant d’images positives ou visant à redéfinir et valoriser son identité nationale peut être comprise comme une réaction à l’état de guerre et à la mélancolie qu’il engendre. Se remémorer la beauté des paysages, la simplicité des modes vestimentaires et des goûts simples des repas familiaux constitue une forme de réconfort, certes superficiel, dans une société éprouvée par des années de conflit. Telle est l’interprétation que bien des Yéménites ont pu en faire, fiers de se montrer sous un jour meilleur, lassés par les représentations guerrières et les images de famine, songeant alors probablement à leur paradis perdu.

Une généalogie féministe

Toutefois, la signification de ce mouvement spontané est aussi plus directement politique. Sa généalogie n’est pas sans lien avec les mobilisations en Iran pour les droits des femmes survenues en septembre 2022. En effet, le hashtag aurait été lancé début janvier 2023 en réaction à la rumeur d’une initiative des houthistes visant à imposer un contrôle plus strict des tenues féminines dans les régions qu’ils dirigent. Certains mentionnaient des visites de représentants religieux chez les couturiers de Sanaa pour les enjoindre de ne pas vendre d’abaya (manteaux portés par les femmes) colorées et cintrées à la dernière mode, mais plutôt des vêtements sombres et amples.

Parallèlement, les autorités de Sanaa menaient régulièrement des campagnes d’affichage pour défendre le hijab et imposaient de plus en plus systématiquement un accompagnateur masculin (mahram) aux femmes dans l’espace public. Un slogan peint dans la capitale affirmait par exemple « une femme sans foulard, c’est comme une ville sans rempart ».

Le hashtag « l’identité yéménite », illustré au départ de photos de tenues traditionnelles féminines, colorées, est ainsi conçu comme un défi à la police des mœurs houthiste, renvoyant celle-ci à une pratique étrangère. L’objectif est alors, preuves à l’appui, de montrer combien les tenues traditionnelles yéménites étaient non seulement vives, mais aussi variées et richement ornées ; pourtant largement disparues du fait d’importations diverses1. Dès lors, la référence yéménite vient implicitement dénoncer le lien des houthistes avec l’Iran alors engagé dans la répression.

Dans le même temps, ces photos permettent aussi plus indirectement de critiquer la généralisation depuis trois décennies au sein de la société d’une tenue noire et uniforme réputée importée d’Arabie saoudite. Sur Facebook, l’intellectuelle Nadia Al-Kawkabani fait de ce mouvement une ode à la liberté, liant la diffusion de ses portraits à une volonté « de définir la nation comme chacun l’entend, quelle que soit la couleur ou le vêtement porté ».

Réappropriations, dilutions et critiques

Rapidement toutefois, le mouvement sur les réseaux sociaux s’élargit et dépasse la seule représentation de tenues féminines. John Ghanim, un Yéménite exilé en Angleterre revendique sa conversion au christianisme pour mettre en lumière la diversité religieuse, quand Benyamin Abou Yahia, Israélien d’origine yéménite, valorise à travers le hashtag la musique de son pays d’origine ou le rôle de ses ancêtres dans la production de vin au Yémen à travers des photos anciennes. Du fait des références humoristiques ou nostalgiques, la contestation passe quelque peu au second plan. Les hommes, en se l’appropriant à travers leurs photos personnelles, dépolitisent pour partie le mouvement en le vidant de sa dimension féministe.

Mais la folklorisation n’empêche pas le débat. La campagne spontanée devient pour certains une occasion de pointer du doigt un mépris plus général pour la culture yéménite, ce qui est défini comme de la « réappropriation culturelle » ou une forme de vol. Sous le hashtag, une contributrice réagit par exemple au classement par l’Unesco en décembre 2022 du café khawlani au patrimoine intangible de l’humanité au nom de la seule Arabie saoudite. Ceci alors même que la région de culture est majoritairement yéménite et que le café y a ses origines.

De la même manière, le classement par la même Unesco du poignard (khanjar) au nom d’Oman occulte la similitude des traditions du côté yéménite où la janbiyya joue un rôle important et constitue un symbole national important.

Pour leur part, les conservateurs religieux dénoncent directement la campagne sur Internet. Muhammad Al-Hazmi, figure des Frères musulmans, affirme fonder l’identité yéménite sur la générosité, la virilité et la foi plutôt que sur une tenue vestimentaire ou un lieu. Les houthistes engagent une campagne de détournement. Ils remplacent الهوية_اليمنية# (l’identité yéménite) par الهوية_الإيمانية#(l’identité de croyant), jouant sur l’assonance et produisant une référence explicite à un texte de Hussein Al-Houthi, fondateur du mouvement rebelle, tué en 2004 par l’armée yéménite, et justement intitulé ainsi. En mobilisant ce référent tant national que religieux — lié à un hadith qui affirme que « la foi est yéménite » —, ils s’évertuent à incarner et défendre la nation face à l’étranger tant saoudien qu’américain ou sioniste.

C’est dans ce cadre que le ministère de la jeunesse houthiste organise à Sanaa le 31 janvier 2023 une conférence intitulée « Les racines de l’identité de croyant » faisant le lien avec l’événement mythique de la conversion en un jour de la nation yéménite à l’islam du vivant du Prophète. Dans le contexte du conflit, ils renvoient la campagne lancée par les femmes qui leur sont hostiles à la domination occidentale et à ce qu’ils décrivent comme une agression contre l’islam.

Un discours qui exclut

Le mouvement sur Internet s’inscrit dans un contexte de remise en cause profonde de l’identité nationale. C’est pourquoi certains intellectuels, tel l’universitaire et romancier Habib Abdulrab, soulignent la portée superficielle de cette campagne spontanée au moment où les fondements de la nation sont fragilisés. Le journaliste Sami Al-Kaff en profite, lui, pour engager une réflexion plus large sur les limites d’un discours sur les identités qui exclut — fatalement, faisant alors référence à l’essai d’Amin Maalouf, Les identités meurtrières (Grasset, 1998).

Le débat lancé par le hashtag demeure révélateur de nouvelles lignes de fracture accentuées par l’état de guerre. Ce n’est pas un hasard si les partisans de la sécession sudiste ne se sont que très marginalement inscrits dans la campagne sur les réseaux sociaux. Ils se projettent en effet dans un référent qui n’est pas yéménite en soi, usant plus volontiers de la référence à l’Arabie du Sud. Au niveau institutionnel, le remplacement en avril 2022 du président Abd Rabbo Mansour Hadi par un conseil présidentiel formé de huit personnalités dont des leaders sudistes et dirigé par Rashad Al-Alimi a permis de recoller momentanément les morceaux. Mais l’aspiration d’une part importante des habitants du Sud à une forme concrète d’indépendance (soutenue par les Émirats arabes unis) constitue une donnée qu’un plan de paix ne pourra ignorer.

Se joue aussi actuellement une [redéfinition brutale de l’identité yéménite2. Un mouvement politique informel nommé Al-Aqyal développe une logique ethnicisée qui oppose une authenticité tribale à une composante minoritaire supposée importée, les Hachémites — descendants du prophète Mohammed, à laquelle les leaders houthistes appartiennent.

En réaction à la mainmise des houthistes et à une politique qui favorise indéniablement les nominations de Hachémites au sein des institutions civiles et militaires qu’ils dirigent, Al-Aqyal tente de saper leur légitimité nationale, insistant de plus sur leurs liens avec l’Iran. La construction d’une authenticité fondée sur une origine généalogique rompt bien avec l’idéal républicain et porte en elle des ferments de violence. Le mouvement est certes aujourd’hui avant tout présent sur les réseaux sociaux et dans divers médias et publications, mais il trouve un écho croissant au sein des cercles anti-houthistes, quand bien même il demeure contesté, par exemple par l’universitaire Ahmad Al-Daghshi, proche des Frères musulmans. Le 22 janvier, la « journée de l’ibex yéménite »3 a donné lieu à une grande cérémonie à Marib, une ville champignon, célébrant l’histoire du Yémen pré-hachémite, implicitement perçu comme pur. Ainsi le Yémen n’en a-t-il pas fini de voir les enjeux identitaires se recomposer. C’est là un héritage indéniable et profond de la guerre qu’il connait depuis maintenant près d’une décennie.

  • Garance Le Caisne, Oublie ton nom. Mazen Al-Hamada, itinéraire d’un disparu
    éditions Stock, 26 octobre 2022. — 230 pages ; 20 euros

1« Women in Color », Carnegie Middle East Center, 31 janvier 2023.)

2[Khaled Al-Khaled, Laurent BNonnefoy, « Yémen : d’inquiétantes dynamiques identitaires », AOC, 14 juillet 2022.

3Type de bouquetin associé à l’art des royaumes sudarabiques pré-islamiques.

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