L’impossibilité de dire non dans une Égypte polarisée

Reportage dans plusieurs quartiers du Caire, un jour de vote · Hier et aujourd’hui, les Égyptiens étaient appelés à voter. Encore. Depuis la chute de Moubarak, les votes et scrutins se sont succédé à un rythme effréné et dans une Égypte plus polarisée que jamais, voter « non » ou même exprimer son opposition est devenu périlleux. Voire impossible.

Référendum constitutionnel de 2011 à Almazah.
Ahmed Abd El-Fatah, 19 mars 2011.

La journée commence par un attentat, avant même que les bureaux de vote n’ouvrent. Une bombe a éclaté devant le tribunal de Giza-nord, dans le quartier populaire d’Imbaba. Populaire – le mot est peut-être faible. Au nord du Caire, Imbaba est une ville dans la ville. L’une des densités de population les plus élevées au monde. Le quartier est tenu par diverses mafias, la police y entre à reculons, ou en masse, comme en 1992, quand quelques 12 000 membres des forces de sécurité ont repris l’endroit à un groupe fondamentaliste qui y avait déclaré un émirat islamique.

L’explosion a soufflé les fenêtres et endommagé la façade du tribunal. Aucune victime à déplorer. Le site de l’attentat devient très vite une attraction pour des badauds. Ceux-ci manifestent bruyamment leur soutien au régime. Ils scandent « Frères musulmans, terroristes » et « Le peuple, l’armée, ensemble ». Ce matin-là, l’air est particulièrement chargé de poussière et de pollution. On entend, au loin, un rythme répétitif, obsédant –Teslam Ayadi, « Que tes mains soient bénies ». Les chanteurs les plus célèbres d’Égypte se sont réunis pour composer cette chanson qui résonne depuis le mois de juillet, surtout pendant les journées de propagande intense. Elle est alors passée à fond de haut-parleurs dans les voitures, sur les scooters ou les touk-touks, ces richshaws égyptiens.

Plébiscite pour Sissi

Un groupe de femmes interprète justement cette chanson a capella devant un bureau de vote. Elles sont une soixantaine à attendre son ouverture. La rue est petite, poussiéreuse, des touk-touks passent et rythment les chants en klaxonnant. Puis, un nouveau slogan : « Viens, Sissi, deviens notre président ». Le général Abdel Fattah Al-Sissi a promis qu’il se présenterait à la prochaine élection présidentielle « si le peuple [le] réclame ». Le nouvel homme fort de l’Égypte a appelé à une participation massive. L’une d’entre elles, hilare, dit voter « oui » pour Sissi, pour la Constitution, pour l’Égypte. Ici et là, un peu partout, des affiches appelant à voter oui. Ces dernières semaines, je n’ai vu aucun tract, aucune affiche appelant à voter non à cette nouvelle Constitution.

Cet unanimisme ne se limite pas aux quartiers populaires. Miroir inversé d’Imbaba, le quartier de Zamalek, sur une île, est l’un des plus huppés du Caire. Devant l’université des Beaux-Arts, une foule plus nombreuse, des femmes encore, attend pour aller se prononcer. « C’est notre pays et il est de notre responsabilité de le défendre. On ne cèdera jamais face au terrorisme », explique une jeune femme, devant ce bureau. Pareil à Héliopolis, à l’autre bout de la ville. Devant les bureaux de vote, en public, la propagande anti-Frères musulmans et pro-armée est répétée quasiment mot pour mot. Devant un autre bureau de vote d’Imbaba, un homme, un enfant dans chaque main, traverse la rue et me répète trois fois : « Tout le peuple égyptien approuvera la Constitution. »

« Non. » Il est 10h 30, après deux heures et demie à faire le tour des bureaux de vote, c’est le premier « non » que j’entends. « Le peuple égyptien est libre. On essaie de construire la démocratie. On n’est pas obligé de voter oui », souffle discrètement cet homme d’âge mûr, modeste et élégant. Il montre du regard les affiches pro-Constitution. Il fait entendre les crieurs, dont certains sont probablement payés par le régime, qui rabâchent devant les bureaux de vote qu’il faut voter oui. « On a fait la révolution pour la liberté, pour la dignité. Les Frères musulmans se sont moqués de nous. L’armée se moque de nous. Je vais voter non. Je suis contre le régime militaire et je ne veux pas de leur Constitution. » Il s’éclipse. C’est le seul partisan du non que je rencontrerai. Personne, parmi les interviewés, n’a lu le projet de Constitution dans son intégralité. « Ce n’est pas le texte qui nous intéresse. On vote oui pour la stabilité, le retour de l’ordre », dit l’un d’entre eux.

Voter oui ou trahir la nation

Si les pro-Constitution font preuve d’une belle énergie, l’affluence n’est pas très grande devant les bureaux de vote. Pour la plupart, on compte les électeurs par dizaines, non par centaines. Les derniers épisodes électoraux mobilisaient plus de monde. Dans l’après-midi, dans les quartiers plutôt aisés de Nasr City — réputés pro-Frères1 et d’Héliopolis, on entrait sans faire la queue. Il faut dire que c’est la troisième fois en trois ans que les Égyptiens sont appelés à se prononcer sur un texte constitutionnel. La lassitude commence peut-être à se faire sentir. Cette affluence moindre est peut-être trompeuse. Le nombre de bureaux de vote a doublé depuis le dernier référendum, plus de 30 000 dans toute l’Égypte.

Il reste des exceptions, comme ce bureau de vote du quartier huppé et conservateur de Mohandessin pris d’assaut. Il est destiné à ceux qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales mais qui ont le droit de se prononcer. Une file d’attente de plusieurs centaines de personnes avance lentement, dans la nuit tombée. Là encore, les fraudes sont assez nombreuses pour rendre malade n’importe quel observateur international : affiches pro-Constitution avant d’entrer dans le bureau de vote, propagande sonore… Mais Nasser Shawkat vient à ma rencontre. Médecin entre Le Caire et Londres, il tient à donner son avis : « Je voterai oui. Mais honnêtement, que voulez-vous qu’on fasse d’autre ? Ça fait trois ans que l’Égypte est engluée dans une transition qui n’en finit pas. Il faut faire une pause, reconstruire le pays. Et on reprendra la lutte plus tard. » Rasé de près, tête et barbe, la quarantaine élégante, il en a assez des leçons que l’Occident donne à son pays. « L’Égypte ne subit pas de guerre civile. On en a fini avec Moubarak et les Frères musulmans. Pour moi, on ne revient pas en arrière », affirme-t-il. Il attend depuis une heure et attendra au moins une heure encore. Tous les « oui » de ce référendum n’auront pas le même sens.

1NDLR. De nombreux cadres des Frères musulmans y vivent et des manifestations massives sont organisées par leurs partisans le vendredi.

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