L’Irak, en tant que pays, est né d’une abondance d’eau. Son ancien nom, Mésopotamie, signifie littéralement « entre les fleuves », et quels fleuves ! Le puissant Euphrate, qui surgit des hautes terres d’Anatolie orientale et coule à travers le désert de Syrie, flirte bientôt avec l’élégant Tigre, qui court au pied des monts Zagros, le long de la frontière occidentale de l’Iran. Ils s’unissent pour former une plaine plate et fertile qui a changé le destin de l’humanité : c’est là que nous avons appris, des centaines de millénaires après avoir maîtrisé le feu, à mettre l’eau à notre service.
Aujourd’hui, cette profusion est une relique du passé. L’approvisionnement en eau de l’Irak devient de plus en plus précaire, et pourtant le pays continue à consommer et à polluer, comme s’il n’y avait pas de lendemain. Cet abus de la ressource la plus précieuse du pays implique tous les échelons de l’État et de la société, et menace l’existence même des populations, de la sécurité alimentaire et de la santé publique à la géopolitique et même à l’extraction pétrolière.
« L’insurrection de la nature »
En Irak, l’environnement contre-attaque. Des pluies de plus en plus violentes et des crues soudaines inondent les villes et dévastent les zones rurales. Les tempêtes de sable se multiplient, soulevant des nuages de poussière ocre qui recouvrent les bâtiments. Les sécheresses saisonnières se prolongent, parfois sur deux ou trois années consécutives : les dernières en date ont laissé de vastes étendues de terres agricoles desséchées, où survit un bétail sous-alimenté.
Un jeune homme de Bagdad qui a grandi au milieu de toutes les formes de destruction causées par l’homme résume la vulnérabilité du pays aux changements climatiques : « Et maintenant vient l’insurrection de la nature. »
Alors que l’Irak engloutit son eau, les Irakiens ont tendance à expliquer les pénuries d’une façon fausse et apaisante : ils accusent leurs voisins de confisquer « l’or bleu », qu’ils considèrent comme une sorte de droit d’aînesse. « Nous ne devrions même pas importer de produits alimentaires de Turquie, de Syrie ou d’Iran », se plaint un haut fonctionnaire du ministère irakien des affaires étrangères qui a longtemps travaillé sur le dossier de l’eau. « Ces fruits et légumes sont cultivés avec l’eau qu’on nous prend, et que nous finissons par racheter. »
Ankara pourrait fermer les robinets
L’Euphrate et le Tigre dépendent en effet fortement des contributions d’autres États, principalement la Turquie et l’Iran, qui siphonnent les fleuves en amont. Dans les années 1970, Ankara, comme Bagdad pendant la même période a investi massivement dans la construction de barrages. Six des 22 barrages prévus par la Turquie n’ont pas encore été achevés. À la fin du processus, le débit de l’Euphrate pourrait être réduit à un quart de son volume initial. La capacité totale de stockage de l’eau en Turquie dépasse déjà le débit annuel combiné des deux fleuves. Ainsi, Ankara pourrait, si elle le voulait, fermer les robinets en Irak pendant une année entière. À la fin des années 1990, l’inauguration de grands barrages en Turquie a réduit le Tigre à un pauvre ruisseau que les habitants de Bagdad pouvaient traverser à pied.
Plus récemment l’Iran ravagé par la sécheresse a cherché à contenir et à redistribuer ses ressources en eau au niveau national. Cela a entraîné le détournement d’affluents importants qui se jettent dans le Tigre, notamment le Sirwan et le Karoun. Pour couronner le tout, l’Iran a transformé ces cours d’eau en débouchés pour ses eaux usées domestiques, agricoles et industrielles, qu’il envoie de l’autre côté de la frontière au lieu de les traiter chez lui. « Tout ce qu’on reçoit de l’Iran, c’est des milices, de la drogue et des égouts », se plaint un habitant de Bassora, la deuxième ville la plus importante et la plus au sud de l’Irak. La puanteur qui monte de la surface huileuse du Chatt al-Arab, la voie navigable formée par le confluent du Tigre et de l’Euphrate semble lui donner raison.
La Syrie, en revanche, a été trop consumée par le conflit ces dernières années pour ajouter aux souffrances de l’Irak. Pourtant sa reconstruction dépendra de la relance du secteur agricole, qui pompera beaucoup d’eau dans l’Euphrate.
Entouré de voisins assoiffés d’eau en amont, l’Irak n’a pas l’influence nécessaire pour défendre ses intérêts dans les deux grands fleuves. Les accords officiels de partage de l’eau se sont accumulés par étapes depuis 1920 et sont pour la plupart ignorés. Il est difficile d’imaginer comment la classe politique irakienne, fragmentée, égoïste et centrée sur le court terme, pourrait obtenir de meilleures conditions aujourd’hui. Mais ces enjeux sont à la fois inquiétants et exagérés. Les causes principales du problème de l’eau de l’Irak, ainsi que toutes les solutions possibles se situent à l’intérieur de ses frontières. Bien qu’environ 97 % de son territoire soit classé aride ou semi-aride, l’Irak reste riche en eau selon les normes régionales : En 2014, elle disposait de 2 500 mètres cubes d’eau douce renouvelable par habitant, soit plus que le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Aucun autre État arabe n’en compte plus de 1 000, alors que les pays vraiment pauvres en eau comme le Koweït, le Yémen, l’Arabie saoudite et la Libye en comptent moins de 100.
Le changement du climat
Cette richesse a cependant tendance à disparaître aussi vite qu’elle se régénère. L’Irak produit chaque année, sur son territoire, environ 22 milliards de mètres cubes d’eau douce, dont 19 milliards s’évaporent dans son climat torride. C’est l’évaporation qui rend le pays si dépendant des apports extérieurs. Elle a surtout lieu dans les vastes lacs artificiels servant de réservoirs, mal adaptés à l’environnement du pays et pourtant placés au cœur de ses politiques de gestion de l’eau. Les zones humides luxuriantes du sud subissent également des pertes massives qui, à leur tour, menacent une foule d’autres espèces végétales et animales qui se sont introduites dans leur écosystème.
Le climat de l’Irak est en train de changer. Les températures augmentent lentement mais sûrement. En 2016, Bassora a enregistré une température de 53,9 degrés Celsius, presque le record mondial. Les précipitations ont baissé en parallèle : un jeune militant de Bagdad estime que les chutes de neige dans le nord-est ont diminué d’un tiers par rapport aux normes historiques. Les agriculteurs des plaines du nord-ouest, surnommées le « couloir de la pluie » s’inquiètent des conséquences de la diminution des précipitations pour la culture des céréales et les pâturages. Les projections de la Banque mondiale annoncent une hausse catastrophique de deux degrés des températures moyennes d’ici 2050 et une baisse de près de 10 % des précipitations annuelles. Ce changement aggraverait les problèmes d’évaporation et ferait basculer l’Irak de la précarité dans une véritable crise.
Le comportement humain aggrave souvent le problème. Pendant les mois d’été, les Irakiens ont tendance à se retirer dans un blizzard de climatisation, qui crache autant d’air chaud à l’extérieur que d’air froid à l’intérieur. Ils se rafraîchissent également grâce à des systèmes extrêmement coûteux basés sur l’évaporation, comme l’ancien ventilateur mubarrida, qui pompe l’air à travers la paille trempée, l’arrosage des trottoirs et la pulvérisation d’eau dans l’atmosphère.
Incursions de la mer
Ironiquement, l’Irak est simultanément menacé par un excès d’eau, malvenu celui-là. La diminution du débit des fleuves a favorisé la montée de l’eau de mer, sous la forme d’incursions rampantes dans le Chatt al-Arab. L’élévation du niveau des mers due au réchauffement climatique pourrait signifier un désastre pour les plaines du sud : une augmentation d’un mètre forcerait à l’exil les deux millions d’habitants de Bassora, tandis qu’une augmentation de trois mètres irait jusqu’à 150 kilomètres à l’intérieur des terres et submergerait des millions d’autres personnes dans un marais géant.
Le changement climatique signifie aussi que lorsqu’il pleut, il pleut à verse. Une crise liée aux tempêtes se produit maintenant presque chaque année. L’Irak manque l’occasion de collecter et d’emmagasiner ces pluies, qui débordent des égouts.
Une agriculture avide
Alors que le changement climatique rend les ressources en eau de l’Irak plus précaires, le secteur agricole du pays, extrêmement inefficace les rapproche de la limite. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization, FAO) estime que cette dernière engloutit environ 80 % de la consommation totale d’eau du pays. Une grande partie est consacrée à des « cultures stratégiques » comme le blé et l’orge, résultat de l’effort entrepris depuis des décennies pour atteindre l’autosuffisance alimentaire. Pourtant, l’Irak demeure désespérément dépendant : le pays continue à importer plus de blé qu’il n’en produit, achetant chaque année entre trois et quatre millions de tonnes de blé à l’étranger. Ce système est spectaculairement coûteux en eau et en argent : alors que la production agricole ne représente généralement que 3 % du PIB, l’État irakien dépense chaque année environ 5 milliards de dollars (4,53 milliards d’euros) — soit 2 % du PIB — pour importer des denrées alimentaires de base afin de compenser ses déficits intérieurs. La démographie du pays suggère que cette soif d’importations va probablement se poursuivre : la population de l’Irak a doublé entre 1970 et 1995, puis doublé de nouveau pour atteindre 40 millions aujourd’hui, et elle est appelée à croître à un rythme accéléré.
Les retours sur investissement extrêmement faibles ne feront qu’empirer à mesure que les pratiques agricoles irakiennes empoisonneront les sols en augmentant leur salinité, un problème lié à l’utilisation de limon alluvial comme engrais, à la surirrigation, au mauvais drainage et à l’évaporation. « La souffrance de nos agriculteurs est en grande partie liée aux techniques qu’ils emploient », commente un expert et militant de la question de l’eau. « Aujourd’hui encore, ils ont recours aux mêmes méthodes d’irrigation qu’il y a des milliers d’années. » Avec une grosse différence.
Un tiers de la surface agricole a disparu
Historiquement, l’inondation saisonnière des cours d’eau contribuait à laver les terres de leur sel, mais un système complexe de digues, de barrages et de réservoirs a fait disparaître ces cycles au milieu du XXe siècle. Depuis lors, l’Irak aurait perdu plus d’un tiers de sa surface agricole totale à cause de la salinité. Les trois quarts des terres irriguées pourraient connaître le même sort. Même là où le « Croissant » reste fertile, la faiblesse des rendements céréaliers est inquiétante. L’Irak produit du blé à raison de deux tonnes par hectare, soit la moitié de la moyenne mondiale selon les chiffres de la Banque mondiale. Pis, sa valeur financière est minime : pratiquement toutes les autres grandes cultures génèrent plus de revenus tout en utilisant une fraction des terres.
Ces incongruités ne passent pas complètement inaperçues. Au contraire, d’innombrables experts irakiens et internationaux claironnent la nécessité de faire des réformes de bon sens. Il s’agit notamment de mettre en place des compteurs d’eau, de passer de l’irrigation par inondation à la tuyauterie souterraine et à l’irrigation au goutte-à-goutte, afin de réduire l’évaporation, et d’introduire un drainage adéquat pour les 75 % des terres irriguées qui sont menacées par la salinité.
Ces mesures n’ont toutefois pas été mises en œuvre, pour plusieurs raisons. Les Irakiens croient en une fertilité infinie de leur pays. Symptôme particulièrement destructeur de cette croyance, on assiste à une annexion rampante des terres arables : dans tout Bagdad, des particuliers et des entreprises rasent illégalement des vergers et des pépinières pour y construire des logements, des centres de loisirs et même une université médicale privée en pleine expansion. En périphérie de la ville, des palmeraies entières ont été incendiées par des inconnus, laissant une forêt de troncs calcinés annonçant des constructions. Les mêmes fonctionnaires qui prêchent l’autosuffisance tirent profit de ces destructions spéculatives, soit en autorisant ces projets, soit en y investissant.
La faillite de l’État et des classes dirigeantes
Un deuxième facteur réside dans les institutions du pays. L’Irak contemporain conserve d’étranges vestiges de la ville-État mésopotamienne, imitée par l’étatisme baasiste, où les autorités centrales possédaient la terre, contrôlaient la production, achetaient la production et redistribuaient de la nourriture à la population. Cela explique pourquoi la plupart des agriculteurs cultivent de petites parcelles et dépendent fortement de l’État pour leurs semences, engrais, insecticides et autres intrants de mauvaise qualité. Ils utilisent de l’eau pratiquement gratuite, subventionnée jusqu’à 0,0002 dollar (0,0001 euro) le mètre cube, l’un des tarifs les plus bas au monde. En contrepartie, Bagdad se réserve le droit d’acheter toutes les cultures stratégiques à des prix bas et fixes.
Pendant ce temps, la volonté de la classe dirigeante de faire des profits rapides empêche toute réflexion à long terme. Un rapport sur une vaste stratégie pour les ressources en eau et en terres, terminé en 2015 pour un prix de 36 millions d’euros, n’a jamais vu le jour. « Depuis quatre ans, nous n’avons même pas pu obtenir une ébauche de ce rapport plaqué or. Il a été actualisé par une autre société, et la nouvelle version reste tout aussi invisible », dit un militant.
Cependant, la corruption et la torpeur des élites n’expliquent pas un troisième facteur, crucial, dont une majorité d’Irakiens sont complices. La société irakienne est liée par un contrat social biaisé, en vertu duquel les citoyens estiment avoir droit à leur part des richesses du pays. Un droit légitime qui se traduit également par la corruption, des emplois improductifs dans l’État et des services publics gratuits. Chaque Irakien peut donc bénéficier, quels que soient ses revenus, d’un système d’allocation alimentaire mis en place en 1991 pour compenser un embargo commercial international destructeur qui a pris fin en 2003 avec l’occupation américaine. Cet arrangement anachronique, qui ne fait aucune distinction entre les Irakiens dans le besoin et les riches, coûte à l’État quelque 5 milliards de dollars (4,53 milliards d’euros) par an en fournitures importées.
Les pratiques agricoles dépassées et inefficaces de l’Irak constituent un élément central de ce système de protection sociale : elles maintiennent à flot environ dix millions d’habitants des zones rurales, un quart de la population, qui dépend de l’agriculture pour sa subsistance, souffre de plus en plus de la pauvreté et du chômage, et menace d’accabler des villes déjà surpeuplées par les migrations en cours. Ces agriculteurs ne reçoivent qu’une petite part du vaste trésor pétrolier de l’Irak ; en échange, on leur donne la part du lion de sa richesse en eau à gaspiller. Mais d’autres secteurs économiques et segments de la société sont également à blâmer.
Les abus de l’industrie pétrolière
Le gaspillage de l’eau est presque universel en Irak. Chaque jour, l’Irakien moyen consomme 392 litres d’eau à des fins domestiques seulement, soit près du double de la moyenne internationale de 200 litres, selon un fonctionnaire de l’Unicef basé à Bagdad. Cette quantité exorbitante coûte aux résidents le prix incroyablement bas de 1,4 dollar (1,27 euro) par an, en supposant même qu’ils paient leurs factures, ce qui est peu fréquent. À ce prix-là, de nombreux propriétaires n’hésitent pas à laisser les robinets ouverts et à inonder leur jardin, même aux heures les plus chaudes de la journée.
L’industrie pétrolière est coupable d’un abus encore plus spectaculaire. L’or bleu est littéralement échangé contre l’or noir : chaque baril de pétrole extrait est remplacé par un baril et demi d’eau pompé dans le champ pétrolifère, pour maintenir la pression et donc la production. L’impact précis de cette pratique a fait l’objet de débats. Un groupe de réflexion irakien spécialisé dans les questions énergétiques estime que l’industrie pétrolière a actuellement besoin d’environ 400 millions de mètres cubes d’eau par an, chiffre relativement modeste par rapport aux ressources globales du pays. Un haut fonctionnaire rejette la question avec suffisance : « Les compagnies pétrolières utilisent une quantité insignifiante d’eau et ne puisent pas dans les rivières. Ils utilisent principalement des eaux usées agricoles. La valeur dépasse donc de loin tout dommage potentiel. »
Le tableau d’ensemble est plus compliqué. En 2010, les provinces du sud de l’Irak, riches en pétrole, ont connu des pénuries d’eau de 400 millions de mètres cubes, soit l’équivalent de ce qui était injecté sous terre. Des preuves anecdotiques jettent également le doute sur l’affirmation que les compagnies pétrolières dépendent principalement des eaux usées : un agent de santé basé à Bagdad se plaint que les entrepreneurs des compagnies pétrolières remplissent leurs camions-citernes avec l’eau la plus proche, pour réduire les coûts et augmenter les marges. Le sujet reste toutefois tabou. « C’est un sujet particulièrement dangereux, avertit un militant. Les grandes compagnies pétrolières achètent de l’eau à des compagnies irakiennes dont les dirigeants sont affiliés à des milices. »
Des solutions évidentes, telles que la canalisation de l’eau de mer, nécessiteraient des investissements qui ont été reportés à plusieurs reprises. Fait révélateur, le ministère du pétrole privilégié a bénéficié en 2018 d’un budget près de cinquante fois supérieur à celui du ministère des ressources en eau, laissé en déshérence. Ce dernier, connu jusqu’en 2003 sous le nom de ministère de l’irrigation, a hérité d’une vaste infrastructure destinée à l’irrigation et à la lutte contre les inondations, dans un pays qui a négligé tous les autres aspects de la gestion des eaux.
L’institution dispose d’une faible capacité de collecte de données et de prévision, ce qui nuit à sa gestion des barrages, des réservoirs et des canaux. Les structures administratives sont tout aussi désordonnées : un expert du sud de l’Irak se plaint que toute initiative relative à l’eau peut faire l’objet d’ingérences de la part, entre autres, des ministères des transports, des routes et des ponts, et des finances.
Auto-empoisonnement collectif
Ces incohérences ont contribué à faire du réseau d’eau potable de l’Irak l’un des pires au monde. On estime que les deux tiers de l’eau potable pompée sur le réseau irakien fuient avant même d’atteindre ses utilisateurs. Les sanctions de l’époque de Saddam sont en partie en cause : dans les années 1990, l’Irak a lutté pour importer de la tuyauterie, que le Comité des sanctions de l’ONU dominé et politisé par les États-Unis considérait comme une menace militaire. Toutefois, cet isolement n’a fait qu’aggraver des décennies de sous-investissement, qui ont précédé les sanctions et se sont poursuivies : quatorze des 252 centres urbains irakiens traitent leurs eaux usées, selon la Banque mondiale.
L’Irak présente ainsi un cas d’auto-empoisonnement collectif à une échelle vertigineuse. À Bagdad, des camions privés pompent les eaux usées des regards pour les vendre comme engrais. Presque partout, les eaux usées brutes sont déversées dans les cours d’eau, ce qui augmente leur salinité et d’autres formes de pollution. Dans l’extrême sud, les niveaux salins rendent l’eau non seulement imbuvable, mais aussi impropre au lavage et à toute forme d’agriculture. L’eau saline est également corrosive et endommage les pompes, les stations d’épuration et les conduites de distribution.
« Tous les fleuves d’Irak sont malades. Tout le monde est à blâmer, du plus haut fonctionnaire au citoyen le plus ordinaire, déplore un expert irakien en pollution de l’eau. À Bassora, ce ne sont même plus des fleuves : ce sont des fosses septiques mobiles. »
Par conséquent, la typhoïde, la dysenterie, l’hépatite et d’autres maladies d’origine hydrique se répandent dans tout le pays. Au milieu de l’année 2018, plus de 100 000 habitants de Bassora ont été hospitalisés pour intoxication hydrique. « Nous nageons dans le choléra, déclare un épidémiologiste irakien originaire de la ville. Le ministère de la santé m’a demandé mon avis, mais tout ce qu’ils voulaient, c’était que je valide les théories complotistes sur des empoisonnements malveillants ».
« Ne gaspillez pas l’eau, même au milieu d’une rivière »
Les tensions sociales ont augmenté en parallèle, entraînant des manifestations. De leur côté, les fonctionnaires accusent le gouvernement régional du Kurdistan de thésauriser l’eau pour compenser ses propres pénuries. Dans le centre de l’Irak, les agriculteurs en aval accusent ceux en amont d’utiliser plus que leur juste part. Dans un environnement hautement tribal, des frictions mineures pourraient facilement dégénérer en conflits plus graves. En d’autres termes, le stress hydrique déchire les coutures d’une société qui lutte pour se remettre sur pied.
Une prise de conscience est pourtant en train d’émerger, à la fois au sein d’une petite mais croissante communauté de militants et dans des milieux moins évidents. Une femme pieuse décrit son évolution : « Le Prophète avait un dicton qui m’a paru absurde : “Ne gaspillez pas l’eau, même au milieu d’une rivière”. Mais j’en suis venue à réaliser que le changement commencera avec nous. » Entre autres petits gestes, son jardin est parsemé de petits terriers où elle fait du compost selon des techniques qu’elle a consultées en ligne.
L’eau, comme l’oxygène, ne peut être remplacée. Que nous la traitions comme une marchandise, un service public ou un droit, elle n’en demeure pas moins une condition préalable à la vie. Plus que des briques et du mortier, la société se construit sur l’eau — un fait que l’Irak, de tous les pays, est le mieux placé pour connaître. L’ancienne Mésopotamie est née de cette bénédiction ; l’Irak moderne ne survivra que s’il honore son droit d’aînesse.
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