L’atmosphère de ces derniers jours en Irak, marquée par la décision de la commission électorale d’annuler les résultats de près d’un millier de bureaux de vote pour suspicion de fraudes révèle ce qui caractérise les élections de cette année : le manque de confiance dans la classe politique. En effet, la première leçon à en tirer est le taux le plus élevé d’abstention jamais connu dans le pays : moins de 44,5 % des Irakiens se sont déplacés pour voter (ils étaient près de 62 % en 2014 et en 2010). Ainsi, plus de la moitié des 24 millions d’électeurs attendus n’ont pas voté. On pourrait penser que ce taux d’abstention de 55,5 % pourrait en partie résulter des conditions dans lesquelles vivent plus de deux millions et demi de déplacés internes, en particulier à la suite de la guerre contre l’organisation de l’État islamique (OEI) qui a causé la destruction d’une grande partie de la ville de Mossoul et de ses environs. Les très précaires bureaux de vote — et en nombre limité — dans les régions où habitent les déplacés n’ont évidemment pas garanti leur participation, mais cela ne peut expliquer ce taux d’abstention record. Il indique en réalité une protestation claire exprimée notamment par la jeunesse vis-à-vis non seulement de la classe politique, mais aussi du système politique mis en place depuis l’invasion américaine de 2003.
Une étrange alliance entre communistes et sadristes
Depuis l’été 2015, un mouvement massif de protestation populaire a bousculé le pays, demandant une remise en question du système de quotas ethniques, religieux et confessionnels sur lequel repose le régime irakien depuis l’invasion américaine de 2003. Depuis la place Tahrir à Bagdad et à travers tout le pays, les manifestants ont scandé : « Pain, liberté, État civil (non confessionnel) ». Ils exprimaient leur colère vis-à-vis du manque criant des services les plus élémentaires comme l’accès à l’eau potable et à l’électricité, dénonçant le chômage généralisé, le clientélisme, la corruption, l’incompétence et le confessionnalisme de la classe politique. Des manifestations massives composées notamment de jeunes des milieux défavorisés ont aussi exprimé leur refus de l’instrumentalisation du religieux par les partis islamistes au pouvoir. L’un des slogans les plus populaires de ces mobilisations est : « Au nom de la religion, nous avons été volés par des bandit.s »
Sairoun (En marche), la coalition qui a remporté les élections (54 sièges au Parlement) est issue de l’alliance entre le courant sadriste, le Parti communiste et différents groupes et individus, contractée durant ces mobilisations massives contre le système de quotas confessionnels et la corruption. Beaucoup de jeunes de la société civile qui ont lancé ce mouvement de protestation, qu’ils soient proches de la gauche ou indépendants ont été critiques vis-à-vis de cette alliance avec les sadristes. Si certains craignent l’instrumentalisation à leur avantage et le monopole des sadristes dans ce mouvement issu originellement de la société civile, d’autres voient une contradiction essentielle entre la nature « civile » des protestations et l’identité confessionnelle et islamiste des sadristes, ainsi que leur implication dans la corruption gouvernementale et la violence confessionnelle. Ainsi, face à l’échec des protestations massives qui demandent une réforme de la loi électorale qui privilégie les grands partis au pouvoir, beaucoup ont tout simplement décidé de boycotter les élections. On pouvait voir sur les photos de profils des jeunes sur les réseaux sociaux la banderole : « Je boycotte, pour ne pas légitimer les blocs de la corruption. »
État civil ou confessionnel
Sairoun représente aussi une avancée cruciale au sein des forces politiques qui demandent des réformes radicales du système politique. Le fait qu’un courant comme celui des sadristes — possédant une base prolétaire immense et une audience inégalée parmi la jeunesse du pays — décide de se définir comme « civil » et « non confessionnel », rompant ainsi avec son identité islamiste et chiite, est certainement un tournant important dans la vie politique du pays. Toutefois, cette avancée est à prendre avec beaucoup de précautions : le leader Moqtada Al-Sadr n’a pas entièrement résolu la question de la dissolution de sa branche armée, et beaucoup l’accusent d’opportunisme. De plus, la montée en puissance des courants non confessionnels et réformistes illustrée par la victoire de Sairoun est à nuancer avec le second vainqueur de ces élections, la liste Al-Fatah (La conquête) menée par Hadi Al-Amiri qui a remporté 47 sièges, devant celle de l’actuel premier ministre Haïder Al-Abadi qui a remporté 42 sièges.
Si la liste Al-Fatah a en commun avec Sairoun de représenter la jeunesse pauvre du pays, c’est aussi le cas des Hachd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire) qui ont combattu au côté de l’armée irakienne sur le front contre l’OEI. Hachd al-Chaabi se compose de nombreux volontaires courageux et soucieux de libérer le pays de l’OEI, mais aussi de milicesqui sont pour beaucoup dans la violence politique et confessionnelle qui secoue le pays. La militarisation extrême de la société irakienne depuis 2003, mais également dans le contexte de la guerre contre l’OEI pose un défi majeur au pouvoir civil et à la stabilité politique.
Bilan mitigé pour les femmes
Le quota de 25 % de femmes adopté en 2005 garantit leur réelle représentation politique au Parlement. Toutefois, il ne définit pas la nature des tendances politiques des élues, encore moins leur intérêt pour les droits des femmes. Si on s’intéresse de plus près à la liste du « changement » Sairoun, on peut constater que certaines femmes élues sont de véritables leaders politiques. Majeda Al-Tamimi, élue à Bagdad, candidate sur la liste Sairoun, devance la majorité des hommes élus, avec ses 55 184 voix. Par comparaison, le premier ministre Haïder Al-Abadi lui-même a obtenu 59 710 voix. Ce résultat impressionnant confirme la popularité d’une femme qui s’est rendue célèbre par la lutte contre la corruption et le confessionnalisme, ainsi que par son travail auprès des pauvres et des marginaux. Elle s’est aussi distinguée d’autres élues chiites par son refus de la « loi Jaafari », qui constitue une remise en question, sur des bases conservatrices et confessionnelles, des droits juridiques des femmes.
Parmi les élues de Sairoun, une autre femme se distingue : Haïfa Al-Amin, élue à Dhi Qar avec 12 395 voix. Ce résultat est remarquable dans une province aussi conservatrice où les autres alliances chiites, très traditionalistes, ont aussi obtenu de très bons scores, car c’est une communiste connue, militante de la société civile et pour les droits des femmes au sein de la Ligue des femmes irakiennes.
La jeune Refah Al-Aredhi, 34 ans, est élue de la province de Muthana, l’une des plus pauvres du pays. Politisée durant le mouvement de protestation de 2015, elle représente une jeunesse montante de la société civile, engagée, guidée par la volonté de combattre la pauvreté et la corruption.
Toutefois, mis à part ces quelques exceptions, la plupart des femmes élues sur la liste Sairoun (15 au total) ne sont pas des militantes indépendantes, mais des sadristes plutôt conservatrices, et surtout des activistes qui ne se sont pas distinguées par leur intérêt pour l’avancée des droits des femmes. Les libertés individuelles, la lutte contre la militarisation de la société, l’indépendance politique — autant de questions centrales pour le mouvement des femmes en Irak — ne constituent pas une priorité pour elles. Plus généralement, on peut s’inquiéter de la popularité grandissante d’élues islamistes provenant des autres partis chiites comme Al-Fatah, Al-Nasr (La victoire) ou encore Al-Hikma (La sagesse), dont les visions en ce qui concerne les droits des femmes sont clairement régressives.
Il faut noter que moins d’une vingtaine de femmes parmi les 86 élues au total ont recueilli plus de 10 000 voix, une trentaine uniquement ont obtenu autour de 5 000 voix, et plus d’une soixantaine ont obtenu autour de 2 000 voix. Cela signifie que la majorité des élues irakiennes aurait pu accéder au Parlement sans l’aide du système de quota. Toutefois, c’est ce dernier qui a imposé leur présence à raison de 25 % sur les listes , et on pourrait s’interroger sur leur présence même dans ces listes s’il n’y avait pas cette obligation. Signe positif, le nombre de candidates sur les listes a dépassé le pourcentage de 25 % requis : elles sont 2 014 femmes parmi 6 984 candidats, dépassant le quota de plus de 265.
Au-delà de ces chiffres qui présentent un bilan plutôt positif, ce qui a caractérisé la campagne électorale, c’est le harcèlement dont les candidates ont été victimes. De véritables campagnes ont visé à atteindre leur réputation, leur compétence et leur crédibilité, mais aussi leur moralité à travers des accusations à teneur sexuelle. Toutes ces pressions ont poussé un certain nombre de femmes à retirer leur candidature et représentent une barrière importante pour toutes celles qui hésitent à s’engager en politique. Le sexisme exacerbé dont elles ont été victimes a poussé des personnalités féministes et de la société civile à signer un texte lancé par le mouvement des femmes1 dénonçant la situation et invitant l’ONU à réagir.
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