Alors que tous les Iraniens tentaient d’oublier la Covid-19, les sanctions américaines et la crise économique pendant les longues vacances du Nouvel An 1400 (Norouz, 20 mars 2021), la signature le 27 mars 2021 d’un pacte de coopération stratégique et commerciale de 25 ans par le ministre des affaires étrangères chinois Wang Yi et son homologue iranien Mohamed Javad Zarif a fait grand bruit. Cette information a envahi les médias iraniens et provoqué sur les réseaux sociaux comme chez les analystes iraniens et étrangers des interrogations alarmistes, des déclarations radicales et des protestations sans appel. Écrasé par les sanctions américaines l’Iran se serait-il désormais vendu et allié aux Chinois ?
Une fois la tempête passée, on constate que ce pacte assez banal dans sa forme et dans ses conséquences immédiates a peut-être formalisé les nouveaux rapports de force durables, mais complexes entre la Chine et les pays riverains du golfe Persique, et surtout mis les États-Unis devant leurs responsabilités. De fait, Joe Biden vient d’accepter le 3 avril de participer — même de manière indirecte — avec l’Iran à une réunion des six États signataires de l’Accord de 2015 sur le nucléaire iranien (JCPOA) dont Donald Trump s’était retiré.
Rattraper le retard face à l’Arabie
L’Iran arrive en effet bien tard, car des accords similaires avaient été signés par la Chine en 2013 avec l’Irak, en 2015 avec les Émirats arabes unis, en 2016 avec l’Arabie saoudite et auparavant, entre 2001 et 2006 avec l’Afghanistan le Pakistan, la Russie et les États d’Asie centrale. En fait, Téhéran rattrape aujourd’hui le retard pris face à ses voisins. Ce texte de 2021 est la formalisation de la déclaration commune publiée après la visite à Téhéran du président Xi Jinping en 2016, peu après le JCPOA qui ouvrait alors d’immenses espoirs économiques et la voie à une normalisation avec les États-Unis. La Chine ne voulait pas être écartée par ce retour des États-Unis et des entreprises européennes.
Dans l’euphorie du JCPOA, l’Iran, toujours réticent, n’avait pas formalisé ses projets avec la Chine, mais la crise provoquée par la politique hostile de Donald Trump a changé les rapports de force et incité Téhéran à prendre l’initiative et à relancer les négociations en juillet 2020. Cet accord de mars 2021 pourrait donc marquer à la fois un changement de la politique de Téhéran pour sortir de l’isolement diplomatique, et une inflexion de Pékin jusqu’ici attentiste et opportuniste vers une politique proactive — mais toujours prudente — pour profiter du retrait américain relatif du Proche-Orient et faire face aux ambitions de la Russie et de l’Europe.
Une proximité ancienne et discrète
Les relations entre les deux pays sont longtemps restées prudentes après l’établissement des relations diplomatiques le 16 août 1971. La Chine a dû s’excuser auprès de la jeune République islamique pour le voyage officiel du premier ministre Hua Guo Feng en 1978 quelques mois avant la chute du chah. Malgré sa neutralité affichée dans la guerre Irak-Iran, la République populaire a ensuite vendu des armes à Téhéran, et plus tard des missiles. La Chine a été l’amie des temps difficiles : selon l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri) de Stockholm, la Chine est ainsi devenue, discrètement, le second fournisseur après la Russie de l’Iran en armes conventionnelles entre 1981 à 20191. La coopération nucléaire civile, un moment active a été interrompue sous la pression de Washington, mais n’a jamais totalement cessé.
La Chine a surtout été le seul pays à réaliser des investissements importants en reprenant les programmes pétrolier et gaziers abandonnés par les compagnies occidentales, notamment à Yadavaran (champ de pétrole situé dans le Khouzestan) et à South Pars, un gisement offshore de gaz naturel situé à cheval entre les eaux territoriales de l’Iran et du Qatar. Alors que les sanctions américaines bloquaient les entreprises internationales, la Chine a exporté vers l’Iran des machines et des équipements lourds (transports, énergie, chimie) et obtenu des contrats pour la construction de barrages ou de voies ferrées, et payé ainsi en yuans ses importations de pétrole toujours plus grandes. Les produits de consommation chinois, bon marché, ont envahi les bazars. Le résultat est sans appel : malgré une baisse récente due à l’embargo sur le pétrole imposé par les États-Unis, la Chine était et reste le principal fournisseur et client de l’Iran.
Cette présence chinoise, qui a profité du vide imposé par les sanctions américaines, a cependant toujours évité de se transformer en rivalité directe avec les entreprises européennes ou de heurter frontalement la politique d’embargo américain sur les exportations iraniennes de pétrole. L’accord de 2021 ne fait donc que donner quelques lignes directrices à une réalité politique, diplomatique et économique jusqu’ici plus pragmatique et opportuniste que stratégique, au moment où la nouvelle administration de Joe Biden ouvrait de nouvelles perspectives.
Sortir de l’impasse diplomatique
La véhémence du discours de certaines opposants nationalistes (à l’intérieur) et royalistes (à l’extérieur), qui ont comparé ce pacte avec la Chine au traité de Turkomanchay imposé par la Russie en 1838 et symbolise dans l’histoire iranienne la domination injuste des puissances impérialistes semble avoir fait long feu. La signature de cet accord en pleines vacances de Norouz a limité l’ampleur des réactions et permis au contraire un certain consensus national, en offrant des perspectives d’ouverture vers l’Est qui pouvaient satisfaire les opposants aux efforts du président Hassan Rohani pour pousser Washington à reprendre le dialogue. Pour calmer les esprits, Javad Zarif a précisé que ce texte n’était pas un « traité » qui devrait être validé par le Parlement, mais seulement une feuille de route non contraignante dans les domaines politiques, économiques, culturels, de sécurité, de défense et de relations internationales entre « deux pays asiatiques émergents héritiers d’une riche civilisation ». Il a démenti toutes les rumeurs sur la concession à la Chine de ports ou de services publics.
On constate donc un consensus inédit entre les diverses composantes du gouvernement pour saluer l’accord négocié par Rohani et Zarif et qui n’aurait pas pu aboutir sans l’aval du Guide suprême. Ali Larijani, l’ancien président du Parlement et désormais conseiller spécial du Guide pour les relations avec la Chine, s’est félicité d’une « grande victoire politique et diplomatique contre l’hégémonie américaine » tandis que Hossein Amir Abdollahian, conseiller diplomatique du président du parlement Mohamad Bagher Qalibaf a salué la signature d’un pacte conclu « grâce à la prévoyance et la sagesse du Guide suprême ». Hesamoddin Ashena, l’un des principaux conseillers du président Rohani, a quant à lui qualifié l’accord « d’exemple de diplomatie réussie permettant de participer à des coalitions, et de rompre avec l’isolement ». Pour le président Rohani accusé par les plus radicaux proches du Guide suprême et certains Gardiens de la révolution, d’être « trop faible » avec Washington, l’accord avec la Chine démontre qu’il n’est pas inféodé au « Grand Satan ».
En affichant avec ostentation un rapprochement avec la Chine, le gouvernement iranien envoyait également un message clair au président Biden : montrer que l’Iran pourrait, si nécessaire, résister encore longtemps aux sanctions. En ouvrant ses portes aux multiples dimensions du programme des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative, BRI), toute la région du golfe pourrait rapidement devenir une place forte pour la République populaire de Chine. Pour Téhéran, la « menace » chinoise a incontestablement été un argument nouveau et peut-être décisif pour tenter d’obtenir plus de la part de Washington, à la fois à court terme (le retour au JCPOA), mais surtout à long terme dans les relations bilatérales.
Cette situation diplomatique est tout à fait nouvelle pour la République islamique dont la politique d’indépendance était jusqu’alors négative avec le slogan « Ni Est ni Ouest » ; elle s’inscrit désormais dans une vision géopolitique plus constructive intégrant à la fois l’Est et l’Ouest. Pour la plupart des Iraniens, ce rééquilibrage des relations politiques et économiques devrait faire consensus, car la perspective de relations privilégiées avec la Chine était un choix par défaut, en raison de son régime politique, de la qualité réputée médiocre de ses produits ou de son manque de capitaux. Les conséquences de la signature du pacte stratégique avec la Chine ne devraient pas bouleverser dans l’immédiat la vie politique intérieure de l’Iran ni l’élection présidentielle du 18 juin 2021, mais cet évènement va certainement ouvrir des perspectives et redonner espoir à une société iranienne en plein désarroi.
Le calcul de Pékin
Le pacte signé par la Chine avec l’Iran, même s’il vient tard par rapport aux accords avec d’autres pays de la région, est peut-être le plus important, car il concerne une puissance régionale offrant des possibilités d’action dans tous les domaines, de la culture à la défense. La première des priorités chinoises est d’assurer la sécurité de ses approvisionnements en pétrole et en gaz sur le long terme et de limiter les risques politiques. Contrairement aux monarchies pétrolières, l’Iran offre de meilleures garanties d’indépendance et continuité d’approvisionnement en cas de conflit avec les États-Unis. La Chine étant devenue le principal client du pétrole et du gaz pour tous les États de la région, elle pourra également peser dans les négociations sur les cours du pétrole et du gaz très liés aux grands producteurs que sont la Russie et les États-Unis.
Le marché intérieur iranien — notamment les programmes de reconstruction et modernisation des infrastructures — offre par ailleurs des perspectives économiques évidentes. Les entreprises européennes avaient occupé le marché avant que le retrait américain de l’accord sur le nucléaire en 2018 ne brise une collaboration qui avait le soutien sans réserve de la nouvelle classe moyenne iranienne. Même si les sanctions américaines venaient à être levées assez rapidement, la Chine dispose de plusieurs longueurs d’avance et s’imposera comme un concurrent de première importance pour les pays européens qui vont voir s’installer à leur porte une Asie occidentale fortement associée à la Chine.
En tissant des relations complexes à la fois militaires, économiques, culturelles et politiques avec tous les pays musulmans de la région, la Chine cherche également à bloquer tout soutien des États, fondations religieuses ou organisations islamistes en faveur des musulmans ouïghours du Xingkiang. Cette question de l’islam politique et de l’irrédentisme qui mobilise beaucoup Pékin a été un facteur non négligeable pour conclure rapidement les négociations. De même pour tout ce qui touche aux droits humains ou aux libertés politiques. De ce point de vue, l’Iran a toujours apprécié la « non-ingérence » de la Chine dans ses affaires intérieures.
Un nouvel acteur de la sécurité ?
Après avoir été contrôlé depuis le XVIe siècle successivement par les Hollandais, les Portugais, les Persans, les Britanniques puis les Américains, le golfe sera-t-il chinois ? Après avoir construit de bonnes relations politiques avec tous les États de la région, et comme principal client de leur pétrole et leur gaz, la Chine s’impose comme un acteur incontournable de la sécurité. Pour Pékin, il n’est pas envisageable que la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite débouche sur un conflit qui affecterait la libre circulation dans le détroit d’Ormuz. En décembre 2019, l’Iran, la Chine et la Russie ont d’ailleurs organisé des manœuvres militaires conjointes sur les routes du pétrole, dans l’océan Indien et le golfe d’Oman, entre le détroit d’Ormuz, Bab-Al-Mandeb et le détroit de Malacca. Depuis 2017, la Chine dispose déjà d’une base militaire permanente à Djibouti pour contrôler la mer Rouge et le canal de Suez.
L’Iran qui ne cesse d’exiger le départ des forces étrangères pourrait-il accepter une présence chinoise à ses portes ? Hassan Rohani a proposé en 2019 à l’ONU le plan Hope (Hormuz Peace Endeavour) pour que les pays riverains assurent seuls la sécurité de cette route maritime qui intéresse moins les États-Unis désormais autonomes en pétrole et gaz. Un tel pacte de sécurité régionale ne saurait désormais se construire qu’avec une participation plus active de la Chine.
Ces nouveaux enjeux autour de la sécurité des exportations d’hydrocarbures ne sont pas sans conséquence sur les priorités stratégiques de l’Iran qui se préoccupait jusque-là avant tout du Proche-Orient (Irak, Syrie, Liban, Israël) où les enjeux sont sécuritaires, mais aussi politiques et idéologiques. Le nouvel activisme chinois affectera certainement cette dimension de la politique étrangère et intérieure iranienne. En huit ans de guerre Irak-Iran, la frontière ouest de l’Iran n’a pas bougé d’un centimètre alors que vers l’est, les perspectives non pas territoriales, mais d’influence sont vastes et prometteuses.
L’accord signé entre l’Iran et la Chine le 27 mars semble donc moins important en lui-même que comme une date marquant un tournant dans la politique étrangère de l’Iran qui ne se pose plus en opposant, en rival toujours hostile, mais en acteur de plein exercice assumant son statut de puissance émergente. Dans toutes les hypothèses, la Chine restera prudente et pragmatique, mais elle sera désormais une actrice déterminée et bien plus impliquée dans les négociations qu’elle ne l’a été pour la négociation sur l’accord nucléaire de 2015. Pékin s’impose comme un interlocuteur directement concerné par le retrait (relatif) américain, par les ambitions de la Russie, la rivalité entre l’Iran et l’Arabie, mais aussi entre l’Inde et le Pakistan qui reste un allié privilégié. Quant à l’Iran, il va se trouver durablement au cœur de la rivalité croissante et durable entre les États-Unis et la Chine.
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1Sur les relations entre l’Iran et la Chine voir Thierry Kellner, « La Chine et l’Iran : une alliance en formation ? », dans L’Iran en quête d’équilibre, sous la direction de Mohammad-Reza Djalili et Clément Therme, Confluences Méditerranée, no. 113, 2020/2 ; p. 151-165.