Sans surprise, le président Donald Trump pratique une politique pétrolière très « trumpienne », c’est-à-dire contradictoire : il veut à la fois que ses électeurs bénéficient de la baisse des prix du brut quand ils passeront à la pompe pendant l’été, avant les élections législatives de novembre, et en même temps punir ses cibles favorites, l’Iran et le Venezuela. Ce qui revient in fine à exiger une double baisse, celle des prix et celle des volumes, une jonglerie risquée pour la conjoncture mondiale. « Les prix du pétrole sont trop hauts, c’est encore un coup de l’OPEP. Pas bien ! », avait-il twitté, le 13 juin dernier.
Une semaine plus tard, le 21 juin à Vienne (Autriche), les quatorze membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et les dix autres pays qui les ont rejoints en décembre 2016 pour réduire leur production conjointe de 1,8 million de barils/jour se rallient à la proposition de Mohamed Ben Salman, l’homme fort de la monarchie saoudienne et du président russe Vladimir Poutine d’augmenter l’offre des 24 pays exportateurs d’un million de barils, soit 1 % de la production mondiale et un demi-million de barils de moins qu’escompté. Le président américain réagit dans la foulée sur Twitter : « Espérons que l’OPEP va accroître sa production de manière significative. Il faut faire baisser les prix ! »
La valse-hésitation des pays producteurs
La réaction des marchés a été tout autre : une hausse des cours de 3 % à chaud, puis un retour provisoire au niveau précédent (environ 75 dollars, soit 64,33 euros), signe d’une perplexité avouée des opérateurs et surtout des spéculateurs toujours prêts à se mobiliser pour la bonne cause et qui, une semaine à peine après la réunion, étaient à l’œuvre et faisaient monter les cours. En mai 2018, lors du dernier boom spéculatif sur les prix, 34 barils-papier étaient échangés pour un seul baril « physique » destiné au consommateur !
On comprend leur hésitation. L’ambiguïté a été de règle jeudi 21 et vendredi 22 juin à Vienne ; elle a permis de sauver l’unité — au moins apparente — entre partisans du statu quo, l’Iran et le Venezuela, et une majorité sensible aux attentes de Washington. Si le communiqué officiel de l’OPEP ne chiffre pas la hausse espérée, des voix particulières se sont très vite exprimées, dont celle — très entendue par les médias — du ministre saoudien du pétrole Khaled Al-Faleh, qui a évoqué un million de barils par jour (b/j). Le ministre kazakh et son collègue algérien ont avancé 700 000 ou 757 000 b/j. Selon le ministre russe Alexander Novak, ce sont 900 000 b/j qui manqueraient. Ils s’ajouteraient à la réduction décidée en décembre 2016 (1,8 Mb/j), soit au total une baisse réelle de la production de l’OPEP et de ses alliés de 2,7 Mb/j par rapport à décembre 2016. En pleine reprise de la consommation mondiale d’hydrocarbures (+ 1,4 Mb/j par an) et de diminution des stocks, on assiste à la tension entre une offre qui baisse sur deux ans malgré les progrès de l’Amérique du Nord et une consommation dynamique qui augmente avec le redémarrage des affaires. Cela fait grimper les cours jusqu’à 80 dollars (68,62 euros) le baril en mai dernier, contre 46 dollars (39,46 euros) un an plus tôt (+ 74 %).
Sur le papier, quatre pays : l’Arabie saoudite et la Russie, aidées par le Koweït et les Émirats arabes unis seraient en mesure de fournir au troisième trimestre les barils attendus, quitte à fouler aux pieds les quotas attribués à chaque producteur. Mais leur effort sera moindre qu’annoncé si le taux de conformité à l’accord de décembre 2016 est à 100 %, c’est-à-dire si les pays producteurs qui n’ont pas atteint leur quota de production pour de multiples raisons se reprennent et l’atteignent. Deux sont en pleine débâcle : la Libye, en proie à des combats meurtriers autour de ses terminaux, et l’Angola qui finance difficilement l’exploitation de ses gisements situés loin en pleine mer.
Effets contre-productifs des sanctions américaines
Et il y a le Venezuela, troisième fournisseur étranger des États-Unis après le Canada et l’Arabie, dont la production a reculé de près d’un million de b/j depuis décembre 2016. L’opposition intérieure et les États-Unis incriminent le malgoverno du régime chaviste et son autoritarisme. Son ministre du pétrole Manuel Quevedo met en accusation Washington : « Les sanctions américaines sont très fortes, asphyxient pratiquement PDVSA1, la compagnie nationale, et la privent de tout accès aux banques américaines, lui interdisant de refinancer sa dette », confiait-il le 21 juillet à ses collègues de l’OPEP qui ont refusé de condamner publiquement les agissements américains.
L’Iran, troisième ou quatrième producteur de l’organisation, est la prochaine victime de l’embargo américain. Cette fois les sanctions ne sont pas indirectes, le brut iranien sera un pétrole « rouge » à compter du 4 novembre 2018, date des élections législatives américaines, et tout acheteur se verra interdire le marché américain. La menace n’est pas prise à la légère par les importateurs occidentaux ; même l’Inde dont le gouvernement a rejeté le diktat américain voit sa principale banque publique refuser de financer les cargaisons iraniennes dès août prochain. Le 27 juin, l’ambassadrice des États-Unis à l’ONU Nikki Haley a fait escale à New Delhi pour rappeler aux dirigeants indiens combien la Maison Blanche tenait à punir Téhéran2.
Les précédentes sanctions en 2012 ont coûté à l’Iran 700 000 b/j, celles de 2018 sont estimées devoir diminuer ses exportations de 900 000 b/j à 1 Mb/j. Autre souvenir inquiétant, l’invasion de l’Irak par l’armée américaine en 2003 a sinistré l’industrie pétrolière et fait monter les prix du brut de 88,33 % en deux ans. Quel serait aujourd’hui l’impact du retrait d’un million de barils par jour sur les cours ? Personne n’en savait rien l’autre week-end à Vienne, mais les ministres présents sont tombés d’accord pour une nouvelle réunion en septembre d’un comité ad hoc, le Joint Ministerial Monitoring Committee (JMMC), composé de deux « durs », l’Algérie et le Venezuela, et de trois « réalistes », la Russie, Oman et le Koweït, alliés de Riyad. Depuis 2016, le JMMC est en charge de la bonne marche du plan de réduction de la production des 24 pays parties au contrat qui fournissent environ 50 % de la production mondiale. Ils verront alors si l’administration américaine est sur une ligne dure comme annoncée aujourd’hui ; si elle est bien décidée à asphyxier l’Iran, ou si les réalistes seront parvenus à imposer une version plus soft avec de nombreux « trous » discrètement tolérés, en particulier en direction de l’Asie.
L’expérience américaine en la matière n’est pas nouvelle. Le recours massif aux sanctions économiques, commerciales, financières ou monétaires remonte aux premières années de la présidence de Ronald Reagan et à la relance du Bureau de contrôle des actifs étrangers (Office of Foreign Assets Control, OFAC), datant de la seconde guerre mondiale, qui s’est fait les dents avec succès contre le régime du colonel Mouammar Kadhafi en Libye. Mais on a aussi appris depuis que c’est une arme à manier avec précaution, car elle peut blesser le pays qui sanctionne presque autant que le pays sanctionné. On l’a vu avec Rusal, un producteur russe d’aluminium interdit en mai 2018 d’exporter sur le marché américain. La sanction a bouleversé le marché mondial de l’alumine, un composant de l’aluminium très utilisé outre-Atlantique. Finalement la mesure a été ajournée jusqu’en octobre sous la pression des utilisateurs américains d’aluminium et on ne sait plus exactement ce que vise l’OFAC, de la société ou de ses oligarques d’actionnaires. Un fabricant de matériel de télécoms, la société chinoise Zhongxing Telecommunication Equipment (ZTE), initialement privée à la même période de composants usinés outre-Atlantique a vu la mesure rapportée rapidement, en partie sous la pression des industriels américains victimes de la disparition soudaine d’un client important. En janvier 2018, le Trésor a renoncé à interdire les transactions sur les obligations russes sur le marché secondaire à New York, de peur de porter atteinte à la place elle-même au profit de ses concurrents.
Menace sur l’OPEP
Mais les sanctions ne sont pas la seule arme à la disposition de la Maison Blanche. Une résolution votée en 2007 par les deux chambres du Congrès, le No Oil Producing and Exporting Cartels Act (Nopec) prévoit de trainer devant les tribunaux américains l’OPEP elle-même pour infraction au Sherman AntiTrust Act, une législation anti-cartel adoptée au début du XXe siècle contre la Standard Oil Company de John D. Rockfeller. Comme pour le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, les présidents George W. Bush et Barack Obama s’y sont longtemps opposés, de crainte de porter atteinte au commerce international et aux bonnes relations avec une douzaine de pays producteurs. Donald Trump peut être amené à sauter le pas si le cartel pétrolier manque de compréhension en septembre et si les cours montent. La menace commence à être prise au sérieux par les plus proches alliés de Washington, en particulier, dans le Golfe. On l’a vu dimanche 1er juillet quand Trump a réclamé 2 Mb/j de plus au roi Salman, un chiffre irréaliste auquel le souverain a souscrit sans y trouver à redire, du moins publiquement.
En attendant, l’OPEP est déjà en perte de vitesse. Il lui a fallu s’allier avec la Russie et ses amis pour réussir l’accord de décembre 2016. Le pouvoir pétrolier se concentre de plus en plus. Le prince Mohamed Ben Salman et Vladimir Poutine préparent ouvertement les conférences de l’organisation ; les autres membres ne peuvent que s’y rallier, de peur de la faire éclater et de se condamner à l’impuissance faute de peser assez lourd sur le front pétrolier.
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1NDLR. Petróleos de Venezuela SA.
2Le ravitaillement des 20 000 à 30 000 soldats et mercenaires américains déployés en Afghanistan devient un casse-tête pour le Pentagone depuis la suppression de l’aide américaine au Pakistan, principale voie d’accès à l’enclave afghane. Le complexe portuaire de Chabahar en Iran, construit avec l’aide indienne, sera la tête de pont d’un corridor desservant l’Asie centrale, dont l’Afghanistan. Nikki Haley a proposé de l’utiliser pour les besoins militaires de son pays sans en discuter avec l’Iran. Paradoxe, l’armée américaine emprunterait une voie ennemie pour approvisionner ses troupes. Une mauvaise manière pour semer la zizanie entre Indiens et Iraniens ? Ou une promesse en cas de regime change à Téhéran ?