La création de la compagnie publique des fers et aciers d’Helwan était étroitement liée au projet politique et économique de l’époque du président Gamal Abdel Nasser, qui visait l’indépendance et la capacité de reposer sur l’industrie locale, notamment pour des produits aussi essentiels que le fer et l’acier. Cette idéologie a forgé la relation qu’entretenaient les ouvriers avec leur outil de production. Beaucoup ont relaté avec fierté le rôle qu’ils ont joué durant la guerre de juin 1967, qu’il s’agisse des soldats qui se sont battus au front ou de ceux qui ont continué à fournir l’effort de guerre à l’usine. D’anciens ouvriers ont témoigné que nombre d’entre eux avaient travaillé bénévolement pendant leurs jours de repos durant cette période. Ils ont également raconté comment ils inventaient des solutions pour remplacer des pièces défectueuses ou réparer les machines qui ne marchaient plus. Ainsi avaient-ils réussi à augmenter le volume de production pendant cette période et prenaient-ils des initiatives pour accomplir les tâches nécessaires, sans attendre les ordres.
Les prises de position patriotiques des ouvriers ne se limitaient pas aux périodes de guerre, quand elles se confondaient avec les positions officielles de l’État, mais comprenaient également les périodes de paix. En 1980, durant la visite du président israélien Yitzhak Navon en Égypte sur invitation du président Anouar El-Sadate, à la suite de la signature des accords de paix de Camp David entre les deux pays, le programme de la visite présidentielle incluait une visite à l’usine de fer et d’acier. Mais des leaders ouvriers publièrent un communiqué disant qu’ils refusaient cette visite et toute forme de normalisation avec Israël, décision qui finit par être adoptée par le comité syndical. Cet événement demeure aujourd’hui un objet de fierté pour les ouvriers, car il était le premier geste par lequel des Égyptiens refusaient la normalisation avec Israël.
Au cœur de la société ouvrière
Le lien qu’entretenaient les ouvriers avec leur usine n’était pas purement professionnel. Il avait également une dimension sociale et politique qui touchait jusqu’à leur sphère familiale. Celle-ci constituait en effet le noyau de la ville résidentielle de Helwan qui s’est développée autour d’elle, puisque les ouvriers logeaient dans des résidences assurées par la compagnie. Ils disposaient également de tous les services nécessaires et vivaient ainsi que leurs familles dans de bonnes conditions. Ils étaient généralement issus de l’école qui faisait partie de l’entreprise elle-même, et leur poste était garanti même après leur retour du service militaire. Ils bénéficiaient d’une stabilité d’emploi jusqu’à la retraite, à l’âge de 60 ans, et leur pension égalait leur salaire. La compagnie avait également son propre club de sport et les ouvriers avaient une couverture santé étendue à l’ensemble de leur famille.
Cette fusion entre la vie des ouvriers et celle de la compagnie explique sans doute l’attitude des ouvriers lors du mouvement de contestation de 1989. Ces derniers avaient organisé un sit-in afin de réclamer l’augmentation de leurs primes tout en continuant à travailler, en respectant les « trois-huit ». La manifestation a failli aboutir mais les forces de l’ordre sont intervenues pour arrêter Mohamed Mostafa, le représentant des ouvriers au conseil d’administration. De nombreux politiques et intellectuels ont été solidaires de ce mouvement qui s’est poursuivi bien après la dispersion du sit-in en août 1989. Des dizaines d’entre eux, qui étaient des cadres dans des organisations de gauche radicale, ont été arrêtés à ce moment-là.
La compagnie du fer et de l’acier d’Helwan a en effet une place de choix dans l’histoire du mouvement ouvrier, avec ceci de particulier qu’elle a été un lieu de rencontre pour les partis politiques et les organisations syndicales. Contrairement à ce qui était de mise chez la plupart des syndicalistes, ceux d’Helwan appartenaient à diverses organisations de la gauche radicale, à l’instar du Parti des ouvriers, du Parti du rassemblement et du Parti communiste. Mais on y comptait également des nassériens et même des Frères musulmans. Les divergences politiques n’empêchaient cependant pas l’union des ouvriers, et cette coexistence a participé à la création d’une véritable conscience politique.
Berceau de l’auto-organisation syndicale
Cette conscience politique ouvrière s’est manifestée à travers l’expérience de la presse ouvrière, notamment le Bulletin des ouvriers, dont la publication a commencé dans les années 1970 et s’est poursuivie jusqu’aux années 1990. Réalisé exclusivement par les ouvriers, ce journal leur a permis de resserrer leurs rangs et d’améliorer leur auto-organisation.
Une autre expérience a été également marquante pour la démocratie ouvrière, celle des « comités de représentants ». Il s’agissait d’ouvriers élus en dehors des comités syndicaux qui se réunissaient régulièrement avec ces derniers pour leur faire parvenir les revendications. Cette organisation a permis de sortir d’une hiérarchie pyramidale classique et de fonder un système syndical plus démocratique afin de faire pression sur les bureaucrates. Bien que cette expérience ait vu le jour dans d’autres usines, notamment celle de textile à Helwan, ce sont les ouvriers de la société de fer et d’acier qui ont su la développer et la mettre en application.
De même que l’action ouvrière a été influencée par l’activité politique, la réciproque est vraie. L’exemple le plus probant en est les élections législatives de 1990. Un an après le sit-in réprimé d’août 1989, l’influence du mouvement ouvrier était encore palpable, à tel point que le leader ouvrier Mohamed Mostafa remporta les élections face au candidat du parti au pouvoir à l’époque (le Parti national démocrate), donnant l’impression que c’était toute la circonscription du Caire sud qui venait soutenir l’ouvrier contre le représentant du pouvoir qui a mis fin au sit-in. Plus tard, quand ce même candidat ouvrier intègrera le parti au pouvoir, il échouera systématiquement.
Ce lien historique entre action politique et action syndicale a sans doute convaincu un groupe de jeunes de la gauche radicale à voir dans l’usine un port d’attache pour la gauche en 1991, une année particulièrement déstabilisante pour la gauche mondiale, notamment égyptienne. En plus de la chute du bloc soviétique, cette année a connu le début de l’opération « Tempête du désert » menée par l’armée américaine contre l’Irak de Saddam Hussein après l’invasion du Koweït, et qui a symbolisé la mainmise des États-Unis sur la région. C’est également cette année-là qu’eut lieu la Conférence de Madrid, considérée par beaucoup dans le pays comme une tentative de liquider la question palestinienne à travers un projet américain.
La boussole de la gauche
Au milieu de tous ces basculements, un groupe de jeunes estimait que la compagnie publique du fer et de l’acier d’Helwan, avec son historique militant, était la meilleure boussole pour que la gauche retrouve ses repères. Ces jeunes s’adressèrent aux ouvriers de l’usine lors des élections syndicales de 1991 pour soutenir les leaders du sit-in de 1989 dont la réputation était alors encore vivace. À partir de là, une nouvelle tentative de recréer la gauche a vu le jour, rompant avec la vision stalinienne et actualisant la logique de lutte des classes.
La dernière bataille livrée par les ouvriers de l’usine fut celle de sa dissolution, survenue dans un contexte similaire à celui de sa création. En effet, en 1957, un an avant la création de l’usine, Gamal Abdel Nasser avait créé l’Union générale des syndicats égyptiens. En nationalisant les syndicats, il mit fin à une longue période durant laquelle le mouvement syndical avait été indépendant du pouvoir. Désormais, les syndicats devenaient le bras ouvrier de l’autorité. Ceux qui avaient participé à l’effort de guerre sous Nasser étaient d’ailleurs les mêmes qui accompagnèrent Sadate à Jérusalem en 1977. Nasser a ainsi neutralisé les forces capables de faire contrepoids dans les entreprises nationales.
َAu plus fort de son activité, l’usine comptait 20 000 ouvriers, pour finir avec à peine plus de 7 000. Ces entreprises publiques fondées dans le cadre de la bataille pour l’indépendance n’ont pas pu résister à la vague de privatisation. Et les syndicats placés sous contrôle du pouvoir n’étaient pas en mesure de faire face aux décisions de celui-ci.
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