La Bahreïn-Africa Connection, un réseau sportif au service de la dynastie

Reportage · Comme d’autres monarchies du Golfe, le Bahreïn a fait du sport un des piliers de sa stratégie politique et diplomatique. Depuis plusieurs années, la dynastie des Al-Khalifa s’est donné les moyens de recruter et de naturaliser des dizaines d’athlètes venus essentiellement d’Afrique de l’Est, autant pour asseoir son autorité dans le pays que pour exister sur la scène mondiale.

Ruth Jebet, lors de sa victoire dans le 3 000 mètres steeple des JO de Rio, en 2016. Originaire du Kenya, l’athlète représentait le Bahreïn.
© DR

Rio de Janeiro, le 15 août 2016, sur la piste du stade olympique. Ruth Jebet passe la ligne d’arrivée de la finale du 3 000 mètres steeple en tête. La jeune Kényane réalise le rêve d’une vie, devenir championne olympique, mais en portant les couleurs du royaume du Bahreïn. Alors qu’elle aurait pu courir pour son pays natal, la jeune athlète a fait le choix dès son adolescence d’assurer son avenir financier et celui de sa famille. Ainsi, elle rapporte au royaume sa deuxième médaille d’or, après celle obtenue quatre ans plus tôt par Kamal Yusuf Jamal, une coureuse de demi-fond d’origine éthiopienne.

Cinq ans plus tard, en 2021, à Tokyo, pas de première marche de podium cette fois-ci, mais, parmi les quatorze athlètes alignés par le Bahreïn sur la piste d’athlétisme, tous sont originaires du continent africain. En revanche, sur le terrain de handball, l’effectif provient du tissu sportif national : ces handballeurs sont tous nés dans des familles rattachées à la majorité démographique nationale, de confession chiite, les Baharna. Après un beau parcours, cette prometteuse sélection perdra contre la France, future championne olympique.

Au Bahreïn, tapie dans l’ombre du terrain, la conjoncture sociopolitique interne influe sur l’orientation de la politique sportive. Comme les arcanes administratives et économiques royales, l’appareil sportif demeure le pré-carré des Al-Khalifa. Le sport est un espace de domination : comité olympique, fédérations et clubs constituent à différentes échelles des rouages de la puissance royale.

Cheikh Nasser au centre du jeu

Nasser Ben Hamad Al-Khalifa, l’un des fils du roi Hamad Ben Issa Al-Khalifa (à ne pas confondre avec Nasser Al-Khelaïfi, le président qatarien du Paris Saint-Germain), a la main sur le système sportif. Président du conseil supérieur de la Jeunesse et des Sports, l’équivalent du ministère des Sports, le demi-frère du prince héritier dirige également le Comité olympique bahreïnien. L’arrivée au capital du Paris Football Club (l’autre club de football de la capitale française), l’acquisition du club de Cordoue en Espagne, la création d’une équipe cycliste (la Bahrain-Merida devenue Bahrain-Victorious) : il a été à l’initiative de l’accélération des investissements de Manama, la capitale bahreïnienne, dans divers pans de l’industrie sportive au cours des années 2010. Comme il est courant au sein des dynasties du Golfe, Cheikh Nasser n’est pas uniquement en charge du sport. Diplômé de l’Académie royale militaire de Sandhurst (Grande-Bretagne), il occupe également le poste prestigieux de Commandant en chef de la garde royale et s’inscrit pleinement dans cette captation de fonctions stratégiques du pouvoir.

Outre le fait de diriger le système sportif, il prend ainsi part à l’ossature sécuritaire du royaume, ce qui lui vaut, depuis l’élan insurrectionnel qui a éclaté dans l’archipel en 2011, d’être fréquemment accusé par des ONG de pratiquer la torture. Cette transversalité entre les systèmes sportif et sécuritaire a été particulièrement visible à cette époque, de nombreux sportifs bahreïniens ayant été visés par la répression. Depuis une loi de 1959, toute politisation de l’enceinte sportive n’épousant pas le discours royal est perçue comme une défiance à l’encontre du Palais. Les victimes sont en grande partie issues de la majorité Baharna, perçue par le pouvoir comme une menace potentielle.

Le buteur Alaa Hubayl appartient à ce groupe. Cette gloire du football bahreïnien des années 2000 été arrêtée en avril 2011, puis emmenée dans une prison clandestine, en compagnie de son frère Mohammed, lui aussi footballeur. Une fois libérée, la star a nié par voie de presse avoir manifesté pour une raison politique. Sa présence sur un rond-point aux côtés d’opposants au régime serait le fruit d’un quiproquo. Alaa Hubayl a assuré être un footballeur et non un politique. Les mois suivant ces arrestations, plusieurs organes indépendants dont le média Miraat Al-Bahrayn (Le Miroir de Bahreïn) avaient évoqué la condition des sportifs face à la répression qui s’abattait sur la société bahreïnienne. Ils estimaient alors que plus d’une centaine d’enlèvements de sportifs avait eu lieu et appelaient à stopper ce ciblage qui a également touché un autre footballeur, Hakim Al-Ariby, qui a trouvé asile à Melbourne à la suite de son passage en prison, le volleyeur international Ali Hassan Ali, et plusieurs joueurs des sélections espoirs de football et de handball… Leur sort avait alerté jusqu’à la Fifa, qui, le 24 juin 2011, avait questionné Manama sur le sujet via un communiqué.

Des naturalisations à la pelle

Cette réponse à l’insurrection s’inscrivait plus largement dans un système de domination de l’espace sportif dont la politique de naturalisations, initiée sous la conduite du Comité olympique au début des années 2000, est l’expression la plus nette. En provenance du Maroc, les athlètes Abdul Haq Al-Qurashi et Rachid Ramzi (spécialistes des courses de demi-fond), ainsi que le footballeur Faouzi Aaish, furent parmi les premiers Africains naturalisés, respectivement en 2001, 2002 et 2005. Les sportifs nord-africains sont appréciés par les dirigeants du Golfe pour leur arabité. Sur le terrain, ils peuvent ainsi se fondre facilement dans les effectifs de leur sélection.

Mais la filière subsaharienne a très vite pris le dessus. En 2007, l’athlète éthiopienne Maryam Yusuf Jamal la met en lumière lorsqu’elle rapporte au royaume un troisième titre mondial d’athlétisme, après les deux premières médailles d’or remportées par Rachid Ramzi deux ans plus tôt. Dans son sillage, neuf athlètes kényans ont rejoint les rangs de la sélection du Bahreïn. Au sein de la société bahreïnienne, cette politique est perçue avec méfiance. Elle suscite un sentiment de relégation qui donne à des jeunes espoirs du pays l’envie d’ailleurs. C’est le cas du footballeur Ali Asadallah Thambar : alors qu’il n’était qu’un adolescent, sa famille a accepté en 2007 une offre du Qatar pour qu’il porte ses couleurs.

Le régime n’hésite pas à faire de la démographie un outil au service de sa puissance. Le Bahreïn investit dans cette politique pour exercer une pression constante sur son propre tissu sportif et forger sur la piste la gloire de sa dynastie. Pour ce faire, il s’appuie sur des systèmes sportifs fragiles qui, sur le continent africain, ne peuvent pas offrir à leurs jeunesses les perspectives financières que fait miroiter Manama. Les réseaux du Bahrain drain s’édifient sur le sol africain, loin de l’archipel et à mille lieues des pistes prestigieuses de l’athlétisme mondial.

Rêveries « golfiennes » au Somaliland

Attablé au café Al-Madina un soir de ramadan en 2022, dans le centre d’Hargeisa, la capitale du Somaliland, un groupe de jeunes coureurs amateurs discutent de leurs performances, de leurs ambitions et de leurs envies d’ailleurs. Car leur pays n’existe pas, du moins pas officiellement. Autoproclamé indépendant du reste de la Somalie en 1991, le Somaliland n’est pas reconnu par la communauté internationale. Ces jeunes athlètes qui rêvent de carrières internationales sont condamnés à courir sous le drapeau d’un autre pays. En Éthiopie et au Kenya, les fédérations regorgent déjà de talents locaux. Certains Somalilandais décident donc de tenter leur chance à Djibouti, qui compte peu d’aspirants sportifs. Ainsi la star nationale djiboutienne du pays, Ayanleh Souleiman, un coureur de demi-fond, est originaire de la région frontalière d’Awdal, au Somaliland1. Mais pour les jeunes Somalilandais, courir à Djibouti n’est pas la panacée. L’Europe serait une meilleure option, mais le lointain et « vieux » continent reste largement inaccessible.

C’est donc vers les pays du Golfe que les espoirs de beaucoup d’entre eux se tournent, et notamment vers le Qatar et le Bahreïn, qui « représentent de vraies opportunités », souligne un coureur somalilandais. Un autre athlète rencontré en 2022, de passage à Hargeisa, explique qu’il s’est envolé pour Manama « afin de réaliser [ses] rêves », son coach ayant vu en lui « un grand potentiel ». Ces jeunes ne sont pas seulement motivés par des intérêts économiques, mais également par la possibilité d’y trouver des infrastructures et un accompagnement à même de les porter au plus haut niveau. Un autre coureur originaire de l’ouest du pays souligne l’incurie du ministère de la Jeunesse et des Sports du Somaliland, qui « ne connaît rien à la course à pied et ne soutient pas le développement de cette discipline ».

Les jeunes qui atterrissent dans les États du Golfe sont recrutés par des coachs est-africains employés par les fédérations d’athlétisme des pétromonarchies qui « facilitent leur départ », indique un coureur amateur à Hargeisa. C’est le cas du très respecté Jama Aden « Karaacin » : ce coureur de demi-fond, qui a représenté la Somalie dans les années 1980, a été engagé par le Qatar au tournant des années 2010. À cette époque, Jama Aden était déjà connu dans toute la région pour avoir accompagné de célèbres athlètes comme Abubaker Kaki Khamis (Soudan). En 2016, il a été arrêté en Espagne dans le cadre d’une affaire de dopage. Peu après, il a quitté Doha et s’est installé à Manama. En 2021, il a été aperçu aux côtés de Khalid Ben Hamad Al-Khalifa, le président de la fédération d’athlétisme et frère cadet de Nasser Ben Hamad Al-Khalifa, ainsi que de son athlète féminine Kalkidan Gezahegne, Éthiopienne naturalisée et vice-championne olympique du 10 000 mètres à Tokyo. À la retraite depuis 20222, Jama Aden a laissé ses activités d’entraîneur à son fils Ayman auprès de recrues essentiellement éthiopiennes et de quelques Somalilandais.

Se faire remarquer à Sululta

D’autres coachs sont (ou ont été) impliqués dans la détection et l’entraînement de coureurs dans la région, à l’instar du Kényan Joshua Kiprugut Kemei qui, en 2016, expliquait « négocier avec les parents après l’identification d’athlètes talentueux » avant qu’ils ne soient « emmenés au Bahreïn pour sceller [leurs] accord[s] »3. Au Kenya et en Éthiopie, la compétition est rude. Certains jeunes tentent de partir pour des raisons aussi bien sportives que financières. Les conditions salariales offertes aux coachs sont tout autant intéressantes, notamment pour ceux dont les fédérations locales ne veulent plus.

L’Éthiopien Tolosa Kotu Terfe travaillait pour la fédération de son pays avant son renvoi, vers la fin des années 2000. Il a retrouvé une place d’entraîneur au Bahreïn. Le Kényan Gregory Kilonzo s’y est également expatrié au début des années 2010 pour y former des athlètes après avoir été suspendu par la fédération kényane4.

Bien que naturalisés, les athlètes est-africains s’entraînent beaucoup dans leurs pays d’origine. En Éthiopie, on court dans les environs de Sululta, au nord d’Addis-Abeba, à 2 800 mètres d’altitude. S’y entraîner, c’est d’abord stimuler sa production de globules rouges et ainsi améliorer son endurance. Pour les aspirants au départ vers l’étranger, c’est également l’occasion d’y rencontrer des sportifs de haut niveau régulièrement de passage, à l’image du champion éthiopien Kenenisa Bekele, mais aussi les athlètes déjà naturalisés. Les jeunes coureurs en quête d’une destinée sportive dans le Golfe espèrent donc tirer profit de ces contacts. À Sululta, les conditions d’entraînement et la possibilité d’être remarqué sont bien meilleures qu’ailleurs. Mais le coût y est élevé : il faut débourser au moins 200 dollars par mois, « pour le logement, le couvert, l’accès aux pistes et aux salles de sport », souligne un jeune qui s’y rend régulièrement. De nombreux Somalilandais préfèrent Djibouti pour son moindre coût. Un coureur amateur djiboutien rencontré à Ali Sabieh – épicentre de l’athlétisme djiboutien situé à 700 mètres d’altitude – explique que tous les Somalilandais qui s’y trouvent « souhaitent s’entraîner en Éthiopie, mais [qu’ils] n’en ont pas tous les moyens ».

Au Kenya, les athlètes courent dans la vallée du Rift, dans l’ouest du pays, en particulier dans les environs d’Eldoret. C’est à 45 kilomètres au sud de cette ville, à Kapsabet, que nous retrouvons le coach Gregory Kilonzo et ses athlètes naturalisés bahreïniens Ruth Jebet, Rose Chelimo (championne du monde du marathon à Londres en 2017) et Damaris Muthee5.

Un statut précaire

En 2009, la fédération kényane dénonçait le « trafic d’athlètes dont se rendent coupables des coachs peu scrupuleux »6. En amont des Jeux olympiques de Rio, entre 2013 et 2016, une quarantaine d’athlètes africains – pour la plupart kényans – ont obtenu la nationalité bahreïnienne. Certains coachs ont eux-mêmes oscillé entre réprobation, accommodement et encouragement. Le coach kényan Mike Kosgei s’est d’abord montré critique envers les athlètes naturalisés, avant qu’il ne signe finalement un contrat d’entraîneur au Bahreïn en 20067. De même, un autre coach kényan, Juma Ndiwa, disait en 2017 que ses coureurs ne laisseraient pas les naturalisés « gâcher la fête »8. À cette époque, l’un de ses athlètes, Abraham Naibei Cheroben, était « devenu » bahreïnien.

Beaucoup ne détiennent néanmoins que des passeports de « résidents ». Un coureur amateur somalilandais explique que s’ils se blessent et que cela dure, ils sont renvoyés vers leurs pays. En 2009, l’un des premiers Kényans naturalisés, Yusuf Saad Kamel (né Gregory Konchellah), avait dénoncé cette situation, déplorant le traitement différencié subi par les athlètes africains9.

Ces considérations ne préoccupent pas vraiment les jeunes rencontrés à Hargeisa. Eux rêvent de records et de podiums olympiques. La plupart viennent de la capitale du Somaliland ou des grandes villes de l’ouest du pays, Burao, Borama et Gabiley (d’où est originaire la star britannique des courses de fond et de demi-fond Mohamed Farah). Pendant les footings matinaux dans les rues d’Hargeisa à peine réveillées, les origines somalilandaises de « Mo » sont régulièrement vantées, à l’instar de celles du Belge né à El-Afweyn (dans l’est du pays), Bashir Abdi, trois fois médaillé aux JO. Tous espèrent un jour obtenir les mêmes succès, que ce soit pour le Bahreïn, le Qatar, ou n’importe quel autre pays disposé à les porter au plus haut.

1Gilles Bertrand, « Djibouti, le nouveau vivier de Jama Aden », Spe 15 (blog), 21 juin 2016.

2Maxamuud Walaaleeye, « Aden Bids Farewell to His Career after 48 Years », The Horn Tribune (blog), 20 mars 2022.

3Isaack Omulo, Drazen Jorgic, « Bahraini overtures to Kenya-born runners attract medals, controversy », Reuters, 17 août 2016.

4Elias Makori, « How scent of oil cash lures Kenyan children to Gulf State of Bahrain », Nation, 4 juillet 2020.

5Cette dernière a été retrouvée morte en avril 2022 (un crime irrésolu) à 80 kilomètres de Kapsabet, dans la ville d’Iten – haut lieu de l’athlétisme au Kenya –, où elle s’entraînait avant de rejoindre l’équipe du Bahreïn.

6Jack Oyoo, « Defections worry Kenyan officials », Reuters, 8 septembre 2009.

7« Kosgei to coach Bahrain athletics team », Gulf Daily News, 2006.

8« Kenyans ready for World Cross Meet », Standard Media, 16 mars 2017.

9Jack Oyoo, « Defections worry Kenyan officials », Reuters, 8 septembre 2009.