Ces deux dernières années, on a souvent reproché à la majorité sortie des urnes en octobre 2011 de s’être préoccupée davantage de la conquête du pouvoir et des nominations aux emplois supérieurs de l’État que de la réduction de la fracture sociale qui déchire le pays et qui a été à l’origine de la chute de l’ex-président Zine El Abidine Ben Ali. Le mouvement islamiste Ennahda, dont le groupe parlementaire est le plus important à l’Assemblée, a pourtant tenté — quelques semaines avant d’abandonner le pouvoir à un gouvernement de « compétences » — une initiative forte dans un domaine qui concerne les Tunisiens qui vivent loin de la capitale et des grands centres urbains : celui de la santé.
Tunis, Sfax, Sousse et le Sahel concentrent les équipements et les médecins, la Tunisie de l’intérieur reste loin derrière. Un quart des 2 500 spécialistes tunisiens sont installés à Tunis ; on y compte un spécialiste pour 1 555 habitants. Dans le gouvernorat du Kef, le ratio est de 9 391 habitants pour un spécialiste, et il est de 19 345 habitants dans celui de Kasserine, à la frontière algérienne. Sidi Bouzid, d’où est parti le Printemps arabe, ne compte aucune clinique privée alors qu’elles sont plus d’une centaine dans le nord-est du pays où sont aussi implantés les grands centres hospitaliers universitaires (CHU). Même si les médecins généralistes sont un peu mieux répartis sur le territoire, il y a là à l’évidence un grave problème de santé publique.
Lutter contre les inégalités
Reflétant, pour une fois, la demande sociale, l’Assemblée nationale constituante a proposé que les jeunes résidents nouvellement diplômés soient astreints à séjourner trois ans dans les hôpitaux publics des régions déficitaires en spécialistes, avec un traitement de fonctionnaire débutant. Le ministre de la santé publique Abdellatif Mekki, l’un des dirigeants de l’aile dure d’Ennahda qui a passé dix ans en prison sous Ben Ali et qui est un élu du Kef — gouvernorat très concerné par la réforme — a repris la proposition un peu embarrassé, se cachant presque derrière les députés. Et pour cause. Le projet a immédiatement suscité une opposition générale des jeunes médecins qui, après douze ans d’études ne veulent pas reculer de trois années supplémentaires leur entrée dans la carrière et être privés de leurs avantages. Ils ont cessé d’assurer les gardes dans les hôpitaux, manifesté sur l’avenue Bourguiba, la principale artère de Tunis et boycotté les examens en décembre dernier.
Leur mouvement n’a pas reçu beaucoup d’appui dans la population. À tort ou à raison, les membres du corps médical font figure de privilégiés aux yeux de l’opinion. Beaucoup se sont enrichis en accueillant une clientèle étrangère fortunée composée d’Européennes en mal de chirurgie esthétique et des dizaines de milliers de Libyens qui ne pouvaient se faire soigner dans leur pays en raison de l’anarchie qui y règne. De plus, il lui paraît légitime que les élites viennent en aide à leurs compatriotes déshérités et leur refus de la réforme est souvent vu comme un signe d’égoïsme. Même les spécialistes seniors, déjà installés, n’ont guère fait preuve de solidarité avec leurs cadets, les seuls à être concernés par la mesure.
Les porte-paroles des jeunes résidents ont invoqué des arguments professionnels : le manque de moyens pour travailler dans les gouvernorats déshérités, les centres de santé, les hôpitaux de circonscription ou de région étant sous-équipés. Et là où des moyens existent, il y a déjà des spécialistes qui gagnent bien leur vie grâce à une clientèle privée qui a les ressources nécessaires pour payer. Mais, loin des micros, ils reconnaissent que la vie est bien austère dans des petites villes sans animation ni vie culturelle. D’où le manque de vocation.
Des réformes nécessaires
Puis le débat s’est élargi. Pourquoi astreindre les seuls médecins à une telle obligation ? Pourquoi ne pas y soumettre aussi les ingénieurs, les avocats, les urbanistes ou les pharmaciens ? La revendication d’une égalité de traitement de tous les diplômés est un argument plus recevable, qui conduit à l’idée d’un service civil employé pour combler le déficit en cadres — l’un des obstacles au développement des régions de l’intérieur. Et les plus anciens se souviennent que dans les années post-indépendance, les militants nationalistes et progressistes se mobilisaient pour aider les fellah (travailleurs de la terre). Au Maroc, les volontaires construisaient la route de l’Unité entre le nord et le sud du pays ; en Tunisie, les étudiantes initiaient les paysannes au planning familial et en Algérie, des campagnes de reboisement ou d’alphabétisation attiraient nombre de volontaires.
Jusqu’en 2011, les jeunes médecins devaient, après la fin de leurs études, passer une année en province. La mesure a été supprimée par le gouvernement de transition dirigé par Béji Caïd Essebsi, aujourd’hui leader de Nidaa Tounes, le principal parti de l’opposition, peu de temps avant les élections législatives. Mekki, avant de quitter à regret son ministère, a repris l’idée d’un service court et ramené à un an l’obligation faite aux nouveaux diplômés de certaines spécialités de rejoindre un hôpital loin de Tunis et des grandes villes. Cela suffira-t-il à apaiser la bronca des jeunes médecins qui retomberaient finalement sous le régime qu’ont connu leurs aînés ?
Leur réaction prouve, s’il en était besoin, que les réformes qui s’imposent si le nouveau gouvernement veut répondre même partiellement aux revendications des Tunisiens les moins bien lotis, — et ils n’habitent pas tous, loin s’en faut, dans les gouvernorats de l’intérieur —, ne seront pas une partie de plaisir. Par exemple, imposer les commerçants et les entrepreneurs individuels actuellement au forfait pour que les salariés et les consommateurs ne supportent plus seuls la charge fiscale est une réforme qui s’annonce périlleuse. De même, contraindre les gros débiteurs des banques publiques à rembourser leurs dettes est indispensable si l’on ne veut pas que la réforme bancaire annoncée ne soit, une fois de plus, financée par le contribuable. Sur toutes les réformes, le futur gouvernement devra faire preuve de plus de courage politique et de savoir-faire technique que celui qu’il remplace.
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