La chute annoncée de l’économie libanaise

Tout le monde connaît l’anecdote de l’homme qui tombe du cinquantième étage d’un immeuble et qui, arrivant au troisième, dit avec un grand sourire : « Jusque-là, ça va ! » Le système bancaire libanais, colonne vertébrale de l’économie du pays, n’est-il pas déjà arrivé au premier étage avant la chute ?

Pour de nombreux Libanais, parler de l’éventualité d’une crise économique est absurde. Elle est déjà là. Les emplois sont rares et mal rémunérés, les infrastructures dégradées et les services publics engorgés. La guerre de l’autre côté de la frontière, en Syrie, n’a rien arrangé, or les problèmes auxquels le Liban fait face aujourd’hui existaient hier : le mouvement s’est seulement accéléré.

Un scénario plus inquiétant que ce marasme ambiant se profile pourtant. Le Liban est un grand consommateur de dollars américains (USD), qui servent à financer ses 16 milliards de dollars de déficit commercial annuel et un service de la dette de 4 milliards de dollars par an. Jusqu’en 2015, le pays encaissait suffisamment de dollars pour satisfaire sa consommation, notamment grâce au tourisme, aux investissements directs étrangers ou aux remises des Libanais de la diaspora.

Mais les besoins croissants de l’économie locale et le ralentissement des entrées de capitaux menacent les réserves en devises étrangères — notamment celles de la banque du Liban (BDL). Or, un flux constant de ces capitaux est nécessaire à la stabilité de la livre libanaise (LBP). En effet, la valeur de celle-ci est fixée à 1507,5 LBP pour 1 USD depuis 1993, une parité qui dépend de la capacité de l’économie à répondre à la demande en dollars. Si la demande restait insatisfaite et le Liban incapable de financer ses besoins, une dévaluation de la livre deviendrait une nécessité. Et une catastrophe pour de nombreux Libanais modestes, dont le niveau de vie dépend largement de produits de consommation de base importés à des tarifs avantageux grâce à cette monnaie nationale subventionnée.

Pour beaucoup d’observateurs, notamment étrangers, parler de l’éventualité d’une crise économique est absurde pour d’autres raisons. Pousser pour des réformes risquerait de remettre en question le fragile consensus politique d’un des rares pays de la région encore relativement stable. Cependant, la menace, réelle, sur la livre met en péril les bases du fonctionnement de l’économie et par conséquent l’équilibre social et politique. Ne pas vouloir voir qu’une crise s’annonce n’apporte aucune solution pour la contenir.

Le piège de la dette souveraine

La stabilité du modèle économique libanais repose principalement sur le secteur bancaire, en apparence dynamique, mais en réalité peu productif et alourdi par sa dépendance vis-à-vis de la dette de l’État.

Le secteur bancaire montre des signes de prospérité insolents au regard des difficultés du reste de l’économie : alors que la croissance libanaise stagnait en 2016, les plus grosses banques affichaient des profits de 12 %1. En raison de taux d’intérêt particulièrement intéressants — l’État offre en moyenne une rémunération supérieure à 7 % sur sa dette libellée en livres2 — les banques disposent d’une rente confortable, que l’augmentation croissante de l’endettement de l’État semble rendre inépuisable.

Si elles soutiennent l’État dans sa course à l’endettement depuis les années 1990, c’est que les banques s’appuient sur une source extraordinairement prolifique de capitaux : la diaspora. Forte de plusieurs millions de personnes, cette dernière rapatrie des capitaux pour des raisons autant sentimentales que pratiques : l’attachement au pays va de pair avec la commodité du secret bancaire et des rémunérations très avantageuses sur les dépôts, financées par la rente de la dette souveraine3. Pour les banques comme pour les investisseurs, la convertibilité de la livre en dollar offre une garantie appréciable : des dollars déposés dans une banque libanaise peuvent être convertis en livres pour financer une dette en monnaie locale, et les intérêts en livres échangés de nouveau pour une monnaie relativement stable et sûre : le dollar.

En jouant les intermédiaires entre la dette et la diaspora, les banques fournissent à l’économie libanaise les dollars dont elle a besoin. Une opération d’ingénierie financière mise en place à l’été 2016 par le gouverneur de la BDL, Riad Salamé, souligne ce rôle. Pour satisfaire la demande en devises sans utiliser ses propres réserves, la BDL a proposé à quelques banques des produits financiers en LBP contre des dépôts en dollars. Pour la banque centrale, cette opération s’est avérée très coûteuse : selon le Fonds monétaire international (FMI), elle n’a pu se procurer 13 milliards de dollars qu’en offrant aux banques un gain équivalent à 5 milliards de dollars — soit 40 % d’intérêts4.

Ce succès du secteur bancaire profite peu au reste de l’économie. La rente de la dette rend l’investissement dans l’économie réelle comparativement hasardeux et peu lucratif. L’État de son côté dispose de peu de ressources : alors qu’un tiers de son budget est absorbé par le service de la dette, seulement 1 % du PIB est consacré aux investissements qui permettraient à l’économie d’être plus productive5. Ainsi un cercle vicieux s’est-il mis en place autour de la dette. La profitabilité des banques dépend des intérêts payés sur la dette publique. L’État s’endette toujours plus pour payer une charge croissante de sa dette. Le reste de l’économie n’offre que peu de perspectives, poussant à l’exil les Libanais, qui déposent ensuite une partie de leur salaire auprès des banques locales, soutenant ainsi la logique à l’origine de leur émigration.

Le soutien de la diaspora

Cependant, les acteurs du système, notamment les banques, restent sceptiques quant à l’éventualité d’une crise : n’est-elle pas annoncée depuis plusieurs décennies sans jamais avoir lieu ? Les Libanais aiment à citer la résilience de leur système, l’ingéniosité de leurs financiers ou tout simplement la propension de leur pays à produire des miracles. En réalité, le Liban doit surtout sa stabilité économique aux soutiens extérieurs dont il a disposé à de nombreuses reprises.

Ce soutien vient tout d’abord de la diaspora. Indépendamment des dépôts des Libanais à l’étranger, la diaspora envoie chaque année aux alentours de 15 % du PIB sous forme de remises à des proches restés au Liban. Elles permettent notamment de financer des dépenses aussi essentielles que l’alimentation ou le logement6. Ces compléments de revenus impactent directement l’économie libanaise et les réserves en devises étrangères. Cependant, ces remises dépendent aussi de la bonne santé des économies d’accueil de la diaspora. Selon les estimations de la Banque mondiale, le volume des remises aurait ainsi diminué en 2016 de plus de 2 %, reflétant les difficultés économiques des pays du Golfe7.

Lorsque le Liban s’est retrouvé au bord de la faillite au début des années 2000, il a également pu compter sur un soutien direct de ces pays — notamment l’Arabie saoudite — ainsi que des pays occidentaux. Certains banquiers expliquent que les conférences convoquées alors, connues sous le nom de Paris I, II et III, n’étaient pas à proprement parler des plans de sauvetage de l’État comme il peut en exister pour un pays comme la Grèce aujourd’hui. Ce furent néanmoins des plans pour sauver l’économie, rétablissant la confiance des investisseurs et fournissant des capitaux pour couvrir les besoins en devises. En février 2001 par exemple, alors que la dette publique atteignait 150 % du PIB, l’Arabie saoudite déposait un milliard de dollars dans les banques libanaises dans le cadre de Paris I, offrant un répit au système. Mais ces pays amis font face eux-mêmes, actuellement, à des difficultés économiques qui hypothèquent leurs capacités d’intervention.

Avec une économie au point mort, les responsables politiques libanais sont aujourd’hui séduits par l’idée de solliciter l’aide internationale en monétisant les réfugiés syriens. Le pays subit, il est vrai, un afflux massif à son échelle — plus d’un million de réfugiés pour quatre millions d’habitants répartis sur à peine plus de 10 000 km2. Ainsi, lors de la conférence « Soutenir l’avenir de la Syrie et de la région » organisée à Bruxelles les 4 et 5 avril derniers, le premier ministre Saad Hariri annonçait que si la communauté internationale n’investissait pas au Liban, les Syriens allaient devoir chercher refuge ailleurs.

Mais l’aide internationale joue déjà un rôle important au Liban. Les programmes mis en œuvre par les agences onusiennes représentent à eux seuls un investissement annuel équivalent à 3 % du PIB. Les ONG et organisations internationales sont les seuls acteurs à développer des infrastructures souvent indispensables liées à la gestion de l’eau et des déchets. Par ailleurs, comme le soulignait le FMI dans son dernier rapport, daté de janvier 2017, une résolution du conflit syrien ne réglerait pas les problèmes structurels massifs que connaît le Liban.

Et si la livre était dévaluée ?

Or ces problèmes structurels menacent la stabilité de la livre, et donc directement les plus pauvres et plus largement l’ensemble du pacte social.

Les Libanais importent près de 80 % de ce qu’ils consomment, avec un pouvoir d’achat artificiellement élevé conféré par le taux fixe de la livre. Ainsi, un kilo de riz importé à un dollar coûte aujourd’hui 1 500 LBP. Si la livre perdait de sa valeur, le prix du kilo de riz grimperait pour la plupart des Libanais, dont le salaire est en livres. Une dévaluation dégraderait sérieusement le niveau de vie des plus vulnérables, menaçant notamment leur accès à des produits aussi essentiels que le blé ou les médicaments — importés à 90 %. Avec un quart de la population sous le seuil de pauvreté8, la stabilité sociale relève en bonne partie de la sécurité alimentaire.

Plus généralement, le pacte social dépend de la capacité du système à maintenir une certaine redistribution. L’État fait depuis longtemps défaut en matière de protection sociale, d’éducation, d’accès à la santé ou aux services publics. Les Libanais en attendent peu et s’appuient sur leurs leaders locaux, les zaïm, pour assumer certaines missions. Ces derniers échangent le soutien politique de leur base contre une redistribution selon un modèle clientéliste. Ainsi les hommes politiques offrent-ils des bourses pour accéder aux universités privées ou paient les frais médicaux de patients-électeurs. Or, l’économie libanaise se contracte et génère de moins en moins de ressources à capter, puis à redistribuer.

La fuite en avant de l’économie libanaise est sans issue : la dette s’accroît à un rythme dangereux alors que la capacité productive du Liban se dégrade. Cependant plus personne ne semble pouvoir sauver le Liban de lui-même cette fois-ci. Des réformes structurelles sont indispensables pour enrayer cet engrenage, pourtant c’est précisément ce que la classe politique se refuse à faire. Elle craint de perdre le monopole du contrôle des richesses. Au prétexte de ne pas contrarier les équilibres précaires entre les partis qui se partagent le pouvoir, les acteurs étrangers reportent indéfiniment leurs exigences en matière de réformes économiques. Mais ces réformes auront inévitablement lieu, de manière proactive ou en réponse à une nouvelle crise. Et il serait préférable qu’elles s’inscrivent dans une politique publique plutôt que dans un plan de sauvetage du FMI.

1Voir par exemple le bulletin économique de la banque Byblos du 4 février 2017. Leur succès dépend essentiellement de leur capacité à tirer profit des 77 milliards de dollars de la dette souveraine, dont elles détiennent près de la moitié, la BDL possédant largement le reste, financé indirectement par les dépôts des banques commerciales[[Indicateurs rassemblés par Le Commerce du Levant.

3Sur les dépôts en livre libanaise, les intérêts sont en moyenne à 6 %, cf. les chiffres de la Banque mondiale.

6Résultats de l’enquête de l’observatoire universitaire de la réalité socio-économique (Ourse) de l’université Saint Joseph.

7Migration and Remittances, Migration and Development Brief n° 27, Banque mondiale, avril 2017.

8Un rapport d’Oxfam indique que 28,6 % des Libanais vivaient sous le seuil de pauvreté en 2016, auxquels s’ajoute un nombre indéterminé de réfugiés.

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