Partager les champs d’hydrocarbures appartenant à des États différents relève simplement du bon sens économique et technique, dans le monde entier ou presque, tant pour les pays que pour les sociétés exploitantes. C’est de loin la façon la plus efficace et la plus sûre de produire le maximum des réserves en place, ceci au moindre coût en investissements et en frais opératoires. De plus, « l’unitisation », c’est-à-dire l’exploitation d’un même champ pétrolifère par plusieurs compagnies peut être au service d’une diplomatie économique en créant un consortium à long terme, pour des décennies, entre deux pays et, parfois, d’être une voie vers la paix. Malheureusement, le golfe Arabo-Persique et le Proche-Orient méconnaissent cette philosophie pratique.
Un réservoir est une structure géologique souterraine imprégnée d’hydrocarbures. Il se compose de roche poreuse et perméable surmontée d’une couche de terrain imperméable. Un tel réservoir peut s’étendre sur des centaines de kilomètres carrés, avoir des centaines de mètres d’épaisseur et se trouver sous des milliers de mètres sous la surface de la terre. Pour développer et produire une telle structure, il est essentiel d’en avoir une vue et une compréhension d’ensemble. Si dans un premier temps, la compétition a pu être féroce entre les candidats pour l’obtention de permis, elle n’a plus lieu d’être quand il s’agit du développement et de l’exploitation d’une découverte. Les parts de chacune des parties étant établies, une coopération s’impose entre les pays et les sociétés concernés pour la meilleure gestion possible du bien commun.
Dans la région du Proche-Orient, et en particulier dans le golfe Arabo-Persique, « l’unitisation » est exceptionnelle, à cause de la méfiance et des nombreuses et profondes rivalités entre les différents pays, tous très nationalistes. Quelques exemples :
➞ Arash/Dora, champ de gaz offshore partagé entre l’Arabie saoudite, le Koweït et l’Iran, découvert en 1967, et qui, malgré les énormes besoins en gaz des deux premiers pays, reste non développé ;
➞ North Dome/South Pars, champ de gaz offshore appartenant pour les deux tiers au Qatar et un tiers à l’Iran, de loin le plus grand champ de gaz du monde. Les productions ont respectivement démarré en 1988 et en 2002 sans pratiquement de coopération et, donc, d’énormes pertes des deux côtés, dues aux développements et aux productions non globalement coordonnées ;
➞ Majnoon/South Azadegan, Al-Fakkah/Yadavaran… : tous ces champs partagés entre l’Irak et l’Iran, après des dizaines d’années de non-coopération, deviennent enfin un sujet de discussion en vue d’une possible « unitisation ». Diplomatie économique ?
Entre les Émirats arabes unis et l’Iran
Abou Al-Bukoosh (ABK) est la partie aboudhabienne du champ offshore iranien de Salman, exemple typique d’un champ partagé non unitisé avec deux installations distinctes de production et d’exportation de chaque côté de la frontière au milieu du golfe Arabo-Persique, distantes de seulement 1 mile nautique au plus près.
En novembre 1986, pendant la guerre Irak-Iran, ABK a subi une attaque aérienne irakienne causant de lourds dommages et un mort. Ceci à la surprise générale vu que, d’une part, l’émirat d’Abou Dhabi était alors un soutien affirmé de l’Irak et, d’autre part, ABK était opéré par une société française, Total ABK. Le briefing des pilotes irakiens avait sans doute été un peu trop bref pour des installations si proches.
Après d’immédiates plates excuses de la part de Bagdad, une deuxième attaque irakienne a frappé Salman, entrainant des dégâts beaucoup plus graves en morts et en matériel que la précédente sur ABK. Les deux installations du champ partagé étaient arrêtées. Après quelques mois de remise en état, ABK a redémarré sa production, mais bientôt des avions iraniens sont venus frapper ABK pour envoyer le message clair de ne reprendre la production que lorsque la partie iranienne serait en état de reprendre la sienne, pour ne pas perdre une partie de son pétrole via les puits d’ABK.
Une « unitisation » ABK/Salman aurait évité que les forces aériennes s’attaquent jamais à ce champ durant toute la guerre.
Opportunité ratée pour Téhéran
Le sacro-saint principe que la société nationale iranienne des pétroles (National Iranian Oil Company, NIOC) est la seule société autorisée à produire les hydrocarbures d’Iran a été établi par Mohammed Mossadegh au début des années 1950 et conservé après le rétablissement du chah. Cela a bien fonctionné grâce à l’Oil Service Company of Iran (OSCO), qui a aidé la NIOC a atteindre un record de production de 6,1 Mb/j de pétrole en 1978 contre 3,7 aujourd’hui.
Après l’établissement de la République islamique d’Iran et la guerre Irak-Iran, il a fallu attendre 1995 pour voir la première tentative de retour de l’Iran sur la scène pétrolière, ceci grâce à l’introduction des contrats de buy-back, qui interdisaient toujours aux compagnies internationales de participer à la production et les restreignaient au financement et à la construction des installations en tant qu’entreprise générale. NIOC n’a ainsi pas pu bénéficier de la principale valeur ajoutée de ces sociétés, qui est la gestion de la production sur le long terme.
En ce qui concerne le gaz, il est surprenant de constater que l’Iran, qui possède les plus grandes réserves de gaz du monde, n’en est qu’un exportateur modeste, ne réalisant que quelques ventes par pipeline. En fait, des projets d’usine de gaz naturel liquéfié (GNL) ont aussi été étudiés sur le site de Bandar Tombak. Les premiers contrats furent signés dès 2004, nommément Persian LNG (opérateur Shell) et Pars LNG (opérateur Total). Ils ne relevaient pas du principe de Mossadegh puisqu’il ne s’agissait que de la transformation physique de gaz naturel en GNL et de sa vente sur le marché international, le gaz à l’entrée étant produit à partir du champ de South Pars, via deux buy-backs, respectivement SP 13 et 14 pour Shell et SP 11 pour Total. Les contrats GNL avaient simplement créé des consortiums internationaux très classiques pour des dizaines d’années.
Malheureusement, durant le premier mandat du président Mahmoud Ahmadinejad, tous ces efforts ont été retardés et retardés encore jusqu’aux sanctions qui y ont mis un terme. Il est un fait que l’Iran a complètement raté la fenêtre d’opportunités 2004-2009 de construire de grosses unités de GNL. Cette fenêtre est maintenant fermée pour des lustres, vu le surplus actuel de GNL sur le marché et l’arrivée proche de projets déjà lancés (États-Unis, Russie, Australie…).
Il est plus que vraisemblable qu’avec la présence à long terme en Iran des sociétés pétrolières internationales (Total, Ente Nazionale Idrocarburi (ENI), Shell, Petronas, Österreichische Mineralölverwaltung (OMV), Oil and Natural Gas Corporation (ONGC), China National Petroleum Corporation (CNPC)…) dans la phase de production des buy-backs et/ou d’autres affaires classiques à long terme comme le GNL, les sanctions internationales n’auraient pas été les mêmes, s’il y en avait eu.
Au Qatar, le choix du GNL
La politique constante du Qatar a toujours été de sauvegarder sa souveraineté, ce qui n’est pas simple, entouré comme il l’est de bien plus grands États-frères sunnites. Dans cette logique par exemple, même si le Qatar dispose de réserves de gaz considérables, avec des voisins aux besoins importants et cruciaux pour leurs économies (Irak, Koweït, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Oman), il n’existe qu’un seul gazoduc, nommé Dolphin, vers les Émirats puis Oman. À l’opposé des choix stratégiques iraniens, le Qatar a ainsi franchement choisi la solution GNL contre les ventes par gazoduc qui lient physiquement le vendeur à ses acheteurs pour des lustres, sa propre souveraineté étant à ce prix.
Au début du mois de juin, le président Donald Trump a désigné l’Iran comme le « Grand Satan » du terrorisme, déclaration plutôt originale quand elle est faite depuis Riyad… Cependant, il a déclenché l’ultimatum du Conseil de coopération du Golfe (CCG) contre Doha, ultimatum dangereux, mais pas vraiment logique pour différentes raisons :
➞ Deux pays du CCG, Oman, et le Koweït ne supportent pas cet ultimatum, l’Irak non plus ;
➞ le secrétaire d’État américain Rex Tillerson s’est hâté d’essayer de jouer sur place le rôle de pompier entre Riyad et Doha ;
- la plus grande base aérienne américaine en dehors des États-Unis est Al-Udeid au Qatar, clé tactique des opérations de l’US Air Force (USAF) et de la Royal Air Force (RAF) contre l’organisation de l’État islamique (OEI) et en Syrie ;
➞ le plus grand déploiement de troupes turques à l’étranger est au Qatar et le président Recep Tayyip Erdogan a dénoncé l’ultimatum du CCG comme un « crime contre l’islam » ;
➞ Exxon est largement implanté dans Qatargas, de même que Total qui opère aussi Al-Shaheen, le plus grand champ de pétrole qatari et Shell qui opère Pearl, la plus grande unité d’essences synthétiques du monde. On peut aussi noter que, durant les deux semaines qui ont suivi l’ultimatum, chacun des trois PDG de ces sociétés est venu visiter l’émir du Qatar, Cheikh Tamim Al- Thani pour le conforter dans ses intentions d’augmenter encore sa production de GNL ;
➞ un grand nombre des problèmes logistiques maritimes posés par l’ultimatum ont été rapidement et intelligemment résolus via, par exemple, le transbordement des marchandises dans le port omanais de Salalah.
Diplomatie économique
Pour contribuer modestement à la stabilisation du Proche-Orient après la récente défaite de l’OEI à Mossoul, la diplomatie économique est une solution intelligente et pacifique.
L’unitisation des champs partagés est un des moyens les plus logiques et les plus profitables pour mettre en œuvre cette diplomatie. Juste après les premières discussions irako-iraniennes de possibles unitisations par-dessus leur frontière, il pourrait être utile de reprendre de vieilles idées comme l’accord signé en 1990 entre le Qatar et l’Iran sur le développement en commun de North Dome/South Pars, accord oublié malheureusement depuis, car les relations entre eux ont pratiquement toujours été bonnes durant les soixante dernières années. Les deux pays, en organisant ensemble la bonne gestion de leur bien commun, gagneraient énormément en efficacité technique et en coûts associés, tout en gagnant le rôle de leader du marché mondial du gaz. Enfin, et ce n’est pas la moindre des choses, l’Iran pourrait alors prendre pied dans le cercle des grands pays exportateurs de GNL et réduire ainsi son retard en la matière.
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