La difficile définition d’une « doctrine Macron » au Proche-Orient et au Maghreb

Le 18 juin 2017, la République en marche, le parti d’Emmanuel Macron a remporté une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Au moment où il commence réellement à gouverner, le nouveau président français va devoir définir une politique globale envers le Proche-Orient et le Maghreb. Il ne pourra éviter de se concentrer sur des questions vitales pour le pays, en premier lieu le terrorisme.

20 mai 2017. — Visite d’Emmanuel Macron aux troupes françaises basées au Mali.
(copie d’écran)

Dans le système français, la politique étrangère appartient au domaine réservé du président de la République, dont les décisions échappent pratiquement à tout contrôle. Ce pouvoir a été établi par le fondateur de la Ve République, Charles de Gaulle, et exploité par François Mitterrand, même si d’autres présidents ont été moins enclins à exercer complètement une telle autorité.

Pendant sa campagne en vue de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron a déclaré qu’il suivrait cette « tradition gaullo-mitterrandienne » dans la forme comme dans le fond, laissant perplexes de nombreux analystes. Jusqu’ici, du moins dans le style, il est devenu évident, vu ses premiers contacts à l’étranger, que le jeune dirigeant cherchera à représenter très activement son pays dans tous les domaines. Toutefois beaucoup de choses restent à définir et à comprendre. C’est particulièrement vrai au Proche-Orient et en Afrique du Nord, où la France, puissance moyenne, conserve une grande influence. Et là, fond et forme vont probablement se rejoindre pour donner un aperçu de ce qui pourrait constituer une « doctrine Macron ». Du Maghreb au Levant et au Golfe, le président a déjà fortement insisté sur une priorité : l’antiterrorisme. Dans ce contexte, il emploie sans hésitation, comme ses collaborateurs, l’expression « extrémisme islamiste », et met l’accent sur les progrès à accomplir en matière de sécurité. Dans son approche de la région, Macron privilégie la stabilité, fondée toutefois sur des solutions politiques inclusives. Vues sous cet angle, ses positions n’ont rien d’original. Pourtant les détails sont révélateurs.

Une politique syrienne ambiguë

Dans ses récentes déclarations, il a eu tendance à employer des termes durs quand il s’agissait des attaques contre la France, affirmant qu’il fallait « éradiquer les terroristes ». Le président préfère utiliser le mot « Daesh » au lieu d’« État islamique » quand il parle des actions du groupe armé dans « l’espace irako-syrien » où l’aviation et les forces spéciales françaises interviennent, à Mossoul et à Rakka. Quand on lui demande s’il a une feuille de route pour un règlement dans ce territoire vu maintenant comme une scène politique unique, Macron répond fréquemment que la priorité est d’affaiblir les réseaux terroristes qui s’y trouvent, puis de s’occuper des aspects politiques des crises syrienne et irakienne dans une étape suivante, dans le cadre de négociations multilatérales conduisant à un « ordre politique stabilisé et inclusif ».

Si en Irak cette séquence est assez claire, en Syrie elle semble vague. En écho à la formule du ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, « Si Assad est l’ennemi du peuple syrien, [l’État islamique] est l’ennemi du monde ». Macron s’est souvent montré ambigu en ce qui concerne le sort de Bachar Al-Assad. Particulièrement dans une interview donnée à plusieurs quotidiens européens, au cours de laquelle il a déclaré : « Je n’ai pas énoncé que la destitution de Bachar Al-Assad était un préalable à tout. Car personne ne m’a présenté son successeur légitime. » Les cercles de l’opposition syrienne ont été profondément troublés par ces remarques.

Le président français a toutefois donné quelques directions claires pour la Syrie, affirmant par exemple que la France répliquerait militairement contre toute nouvelle attaque chimique dans le pays, unilatéralement s’il le faut. Pour lui, le destin d’Assad est du ressort de la justice internationale, étant donné les crimes commis par son régime, même si cela semble en contradiction avec ses remarques précédentes sur la « légitimité » d’Assad. En outre, sa déclaration jette un doute sur le message que l’on devrait déduire de sa rencontre très médiatisée avec l’opposant syrien Riad Hijab, le lendemain même de l’accueil du président russe Vladimir Poutine à Versailles.

D’autres composantes de la politique syrienne de Macron demandent des explications. Par exemple sa déclaration sur la « nécessité de rassembler toutes les parties autour d’une table, y compris des représentants du président syrien ». Ou quand il affirme que la France est déterminée à préserver un État syrien, tout en restant ambigu sur la relation entre cet État, le régime et l’entourage d’Assad. Macron, comme beaucoup d’autres dirigeants occidentaux, peut paraître obsédé par les « États faillis ». Ce qui n’est pas surprenant, vu le sort de l’Irak après 2003 et de la Libye après 2011. Pourtant l’usage de ce terme à tout propos pose un problème de nuance : en Irak l’effondrement a été provoqué par l’intervention occidentale, mais en Libye, elle était initialement destinée à empêcher un massacre de civils à Benghazi ; tandis qu’en refusant d’agir en Syrie, l’Occident a seulement accéléré son effondrement. Pourtant Macron suppose que ces trois interventions sont semblables, et qu’elles ont favorisé l’émergence de groupes terroristes. Cette analyse uniforme, qui dénonce « une forme de néoconservatisme importée en France » pourrait peser sur la future politique syrienne du président.

Dans l’entourage de Macron, deux visions de la politique étrangère s’affrontent dans la discrétion, mais avec âpreté. D’un côté le réalisme cynique qui a la faveur de certains anciens premiers ministres et ministres, et de prestigieux vétérans de la diplomatie, en désaccord avec la ligne dure anti-Assad des anciens présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande. Ceux qui soutiennent cette approche ne reconnaissent que peu d’importance aux dynamiques socio-économiques qui ont produit les révoltes arabes à partir de 2010. Au lieu de cela, leur vision est centrée sur l’État. Ils considèrent les régimes autoritaires du Proche-Orient et du Maghreb comme une partie naturelle du tissu de ces pays, et comme les seules forces capables de contenir des tendances dangereuses pour l’Europe. Plutôt que de regarder la Russie comme un acteur négatif en Syrie, ils pensent que le futur de l’Europe réside dans une collaboration avec Moscou.

L’autre approche est ancrée dans l’atlantisme et s’appuie sur certaines valeurs comme le soutien aux droits humains, à la démocratie et à la société civile, qui fait partie de la « mission » et du « message » de la France. D’un point de vue générationnel, ses partisans sont plus proches de ceux qui ont planté les graines des révolutions dans les sociétés arabes, plus enclins à suivre la voie tracée jusqu’ici par la France dans la région et défendue — parfois avec beaucoup de courage — par François Hollande.

Antiterrorisme et passé colonial

On ne devrait pas oublier le traumatisme engendré par les attentats sanglants qui ont touché la France depuis 2015. Ils ont amplifié un climat de suspicion, nourri par des forces populistes à l’encontre des populations arrivant de Syrie et d’Irak. Ce n’est donc pas une coïncidence si Macron, pendant sa campagne et peu après son élection a promis de concevoir une nouvelle structure, mais au niveau macropolitique. Il a ainsi créé le 7 juin le Centre national du contre-terrorisme, équivalent du National Counterterrorism Center, un Conseil du renseignement dirigé par un coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, équivalent français du Director of national intelligence américain, ainsi que l’embryon potentiel d’un Conseil national de sécurité à l’image du National Security Council. Dans ce nouveau cadre, tous les pontes du renseignement, les hauts fonctionnaires des ministères de la justice et de l’intérieur, ainsi que d’autres agences vont traquer en continu les mouvements radicaux, les activités djihadistes et les menaces terroristes à long terme.

Certaines personnalités de cette nouvelle hiérarchie du renseignement et de la sécurité donnent des pistes sur les centres d’intérêt de Macron. Par exemple, Bernard Emié a été nommé récemment à la tête de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), l’agence du renseignement extérieur français. Il a été ambassadeur pendant les jours sombres, mais riches en événements de 2004-2007 au Liban, l’un des quelques pays visités par le candidat Macron. Emié a supervisé le vote et l’application en 2004 de la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations unies qui appelait au retrait de la Syrie du Liban et au désarmement du Hezbollah. Il était à Beyrouth quand l’ex-premier ministre Rafik Hariri a été assassiné en février 2005, entraînant le retrait du Liban de la Syrie. Emié a ensuite servi en Turquie puis en Algérie, deux postes-clés. Dans le dernier, il a gardé un œil sur les anciennes colonies françaises en Afrique du Nord, et en particulier sur le Sahel où des forces françaises ont été déployées contre des groupes djihadistes qui menacent l’Europe.

L’Afrique, en particulier le nord du continent, est une région que Macron est très désireux de traiter rapidement. Une semaine après l’élection, son premier voyage en dehors de l’Europe a été pour le Mali, où il a rendu visite aux troupes françaises déployées dans le cadre de la seule opération antiterroriste dirigée par la France. Le symbole était clair : la France n’hésitera pas à mener, et seule, des campagnes militaires audacieuses quand il le faudra.

Quelques semaines plus tard, Macron s’est rendu au Maroc. Une rupture nette avec la tradition qui veut que les présidents français fassent souvent précéder leur déplacement dans le royaume chérifien d’une visite à son rival régional, l’Algérie. Si le choix entre ces deux poids lourds du Maghreb est une question sensible, la décision de Macron pourrait s’expliquer par l’un des temps forts de sa campagne. En visite à Alger, il a évoqué le passé colonial de la France, déclarant qu’elle avait commis pendant cette période des « crimes contre l’humanité ». L’incident a rouvert des blessures profondes dans la société française, et aurait même pu lui coûter la présidence si l’on en croit les sondages effectués à ce moment-là. Ayant pris un tel risque, il est possible que le candidat devenu président ait ensuite pensé qu’il n’avait plus à respecter un équilibre aussi pointilleux entre le Maroc et l’Algérie.

« Je peux faire A, mais au même moment je ferai B »

L’aspect sans doute le plus étonnant de cette politique étrangère française en devenir, c’est que l’on se demande de quel côté la balance va finalement pencher. Du côté des valeurs et de l’éthique en politique, ou de celui du réalisme politique, au détriment de l’exception démocratique que la France revendique d’incarner depuis sa révolution ? Pour y voir clair, les observateurs devraient se rappeler le mantra utilisé par Macron pendant sa campagne. Il a fréquemment employé l’expression « en même temps, » signifiant : « je peux faire A, mais au même moment je ferai B ». L’idée derrière cette proposition dialectique était que la complexité vous oblige souvent à faire une chose et son opposé — de mettre en œuvre une politique économique conservatrice tout en étant socialement à gauche ; d’être conscient de l’identité historique de la France tout en projetant résolument le pays dans le futur à travers une économie mondialisée basée sur le high-tech.

En politique étrangère en général, et au Proche-Orient en particulier, cet exercice d’équilibre va probablement se répéter. On peut imaginer son emploi dans le Golfe, par exemple, où dans la crise récente entre le Qatar et les États du CCG qui le critiquent la France a rapidement cherché à jouer un rôle de médiateur, et pas seulement par opportunisme. Macron a hérité de deux orientations très différentes : le penchant de Sarkozy pour le Qatar, puis celui de Hollande pour l’Arabie saoudite ; aujourd’hui le président voit là l’occasion de rétablir une politique plus impartiale dans la région.

L’exercice d’équilibre sera visible aussi sur le front israélo-palestinien où le candidat Macron avait choisi de prendre ses distances avec la décision de François Hollande, qu’il n’a finalement jamais mise en application, de reconnaître unilatéralement l’État de Palestine. Il a expliqué qu’une telle position n’était pas favorable aux négociations ni au rôle d’arbitre honnête que la France voulait jouer. Ce qui a déçu les cercles propalestiniens en France.

Le nouveau président devra également se couvrir sur d’autres questions où il devra lier idéalisme et réalisme, valeurs et intérêts. Et là, les contradictions vont sûrement fleurir et prêter le flanc à la critique, et probablement engendrer un certain flou. Il ne sera pas facile, par exemple, de garder le silence face à la dérive autoritaire et au terrible dossier, dans le domaine des droits humains du président égyptien Abdel-Fattah Al-Sissi avec qui Paris vit une sorte de lune de miel, tout en assurant aux opposants démocratiques de Recep Tayyip Erdogan que « la France sera toujours à leurs côtés ».

Macron est un personnage astucieux, brillant et ambitieux qui a répété que son but était de rendre à la France sa stature perdue. C’est apparemment ce qu’il veut dire par « gaullo-miterrandisme. » Dans plusieurs déclarations sur la politique étrangère, il a en effet affirmé que les « valeurs fondamentales de la France » étaient « au cœur de la défense des intérêts de la France ». Il sera intéressant de voir si Macron peut réconcilier valeurs et intérêts, et si oui comment. Pendant toute sa campagne, il a soutenu l’ordre libéral (économie de marché) et argumenté que sa génération avait le devoir sacré d’empêcher un certain monde de mourir.

Mais Macron sait aussi que ce monde a été profondément transformé et qu’une poignée de main virile avec Donald Trump n’empêchera pas le président des États-Unis de se retirer de plusieurs traités internationaux. Et ce n’est pas non plus en décrivant publiquement certains médias russes comme des instruments de propagande en présence de Vladimir Poutine qu’il va faire baisser l’agressivité de Moscou envers l’Occident. Autrement dit, le président français est conscient des limites de son pays, et il se rend compte qu’il aura du mal à faire entendre seul sa voix dans le tumulte du Proche-Orient.

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