En mai 2016, Ennahda entérinait une réforme majeure, déterminante tant pour son avenir en tant qu’organisation que pour l’évolution de l’islam politique dans un nouveau contexte, post-autoritaire. Pour l’essentiel, elle tenait dans la transformation d’un mouvement né à partir des années 1970 d’une résistance culturelle à la modernisation à l’occidentale voulue par Habib Bourguiba, et venu dans les années 1980 à l’action politique, en un parti exclusivement tourné vers l’exercice du pouvoir. Rached Ghannouchi, son président, avait alors revendiqué un positionnement « musulman démocrate » et « une sortie de l’islam politique ».
Le maintien d’un référentiel religieux
La réalité de la mutation est plus nuancée. Selon les termes de la motion adoptée lors du congrès, il s’agit d’une « spécialisation » d’Ennahda dans le travail politique, en aucun cas d’un renoncement au référentiel religieux. « Nous considérons toujours la pensée islamique comme une source d’inspiration et comme un ciment pour la société, dans la lignée intellectuelle des Frères musulmans », indiquait d’ailleurs, avant le Congrès, Lajmi Lourimi, chargé de la culture au sein de l’exécutif du parti. Pour faire parler ce corpus, Ennahda, tout comme le Parti de la justice et du développement (PJD) marocain, se réfère à la jurisprudence des finalités (fiqh al-maqasid), une notion combinée avec celle d’intérêt général (al-maslaha) revivifiée par Tahar Ben Achour (1879-1973), un théologien réformiste tunisien. Elle est classiquement déclinée en cinq points : la préservation de la religion, de la vie, de la raison, des biens matériels et de l’espèce. Abdelmajid Najjar, auteur des motions doctrinales d’Ennahda des congrès de 1986 et de 2016, y ajoute la justice sociale et l’environnement. Une approche qui permet une certaine élasticité pragmatique en autorisant les aggiornamentos doctrinaux successifs du parti.
L’opération était justifiée par ses théoriciens comme l’adaptation d’Ennahda aux exigences et aux possibilités d’un nouveau contexte. D’une part, le desserrement de la contrainte autoritaire permet aux différentes activités (politiques, sociales, religieuses…) de se déployer dans leur champ respectif. D’autre part, la confirmation de la place de la religion dans la Constitution réglant la question identitaire, l’objet du travail politique s’est déplacé vers la prise en charge des problèmes généraux du pays. La revivification de la culture islamique, l’action sociale et caritative relèvent, dans cette logique de spécialisation, de la libre initiative d’associations sur lesquelles le parti ne revendique théoriquement aucun contrôle. Il n’est plus autorisé d’avoir des responsabilités à la fois dans le parti et dans une association à vocation religieuse ou sociale. L’adhésion au parti est quant à elle simplifiée par la suppression de la période probatoire de trois ans, de la formation religieuse, et par la possibilité d’accéder rapidement à des fonctions de responsabilité afin d’insuffler prestement un air neuf dans les rangs de l’organisation.
Le prix des compromis
La réconciliation avec l’État, consacrée de manière spectaculaire par la visite de Béji Caïd Essebsi à la cérémonie d’ouverture du congrès, offre un moment propice à cette transformation en parti de pouvoir doté d’une nouvelle culture d’organisation. Plus fortement implanté dans le paysage politique, bien accepté sur la scène internationale et mis en ordre de marche en vue d’élections locales reportées et prévues pour décembre prochain, il devrait renouveler sa base et consolider son ancrage institutionnel.
Cette mutation se déroule sous le double regard des acteurs politiques tunisiens et des autres mouvements islamistes. L’interprétation des premiers varie de l’habileté tactique à la transformation substantielle, celle des seconds hésite entre le dépassement de l’enclavement des partis et le renoncement à l’identité islamique. Toutefois, la réponse réside moins dans un débat théorique que dans les effets produits par ces nouvelles orientations.
Il n’a pas fallu plus de dix jours après le congrès à l’occupant du palais de Carthage pour rappeler qu’il entendait rester le maître du temps politique. Le 2 juin, au-delà de ses prérogatives constitutionnelles, il rebattait les cartes et plaçait l’alliance parlementaire entre le parti qui l’a porté au pouvoir, Nidaa Tounès, et Ennahda dans le cadre plus large d’une union nationale. Il contraignait ainsi ce dernier — qui avait le vent en poupe depuis le succès de son congrès — à renégocier sa place dans le gouvernement de coalition et à faire accepter par sa base militante et son groupe parlementaire le lâchage du premier ministre Habib Essid, avec lequel il coopérait pourtant sans problème majeur.
Cette nouvelle pression extérieure sur le processus interne a accentué les tensions au sein d’Ennahda. Celles-ci se nouent moins autour de la transformation du mouvement, largement acceptée sur le principe, que de sa conduite politique. La spécialisation censée consolider l’inclusion d’Ennahda sert-elle son épanouissement et son dynamisme national ? Ou réduit-elle le parti à gérer une « chute dans le présent » des rapports de forces et des compromis, dans un tempo et des termes maitrisés par la présidence ?
Démocratie interne et réforme du parti
Même devenu majoritaire à l’Assemblée après la scission du groupe de Nidaa Tounès, Ennahda reste tributaire d’une relation déséquilibrée avec Béji Caïd Essebsi, dans une logique de cooptation qui le contraint, sinon à tout céder, du moins à marchander ses soutiens et à contenir les résistances des militants et des élus aux initiatives présidentielles. La pression d’une géopolitique de moins en moins favorable aux mouvements islamistes pèse lourd sur les termes de l’alliance. Et si Essebsi s’est porté garant d’Ennahda auprès de Donald Trump, c’est à la fois un acquis précieux pour une base militante toujours travaillée par le traumatisme des années de répression et une vulnérabilité qui oblige à maintenir un profil bas. Ennahda assiste ainsi, sans pouvoir s’y opposer ouvertement, au dévoiement du régime parlementaire qu’il a voulu inscrire dans la Constitution de 2014, au profit d’une personnalisation de l’exercice du pouvoir présidentiel, de l’affaiblissement du processus de justice transitionnelle mis en place par une loi de décembre 2013 et de la reconstitution des alliances entre le pouvoir et les milieux d’affaires.
L’accord avec Nidaa Tounès lui permet d’acheter du temps pour crédibiliser sa mutation en parti de gouvernement, mais à quel prix ? « Jusqu’où faut-il suivre Béji Caïd Essebsi ? », s’interrogent de plus en plus ouvertement certains cadres et parlementaires, et surtout les jeunes militants, les moins disposés au compromis avec les représentants de l’ancien régime revenus en position de force.
La question de la spécialisation rejoint ainsi la gestion de l’alliance avec Nidaa Tounès, et donc le débat récurrent sur la démocratie interne et la réforme du parti. Rached Ghannouchi avait mis tout son poids, lors du congrès, pour conserver le maintien de son contrôle sur la formation du bureau exécutif, afin de pouvoir manœuvrer librement dans les eaux encore dangereuses de cette transition inachevée. Quitte à concéder quelques ouvertures à l’organe délibératif (le Majliss al-choura) et la réunion d’une conférence nationale annuelle sans pouvoir de décision entre les congrès. Dans le même esprit de démocratisation, les exécutifs locaux sont désormais élus et les candidats aux responsabilités régionales peuvent mener une campagne interne. Mais les opposants à Ghannouchi lui reprochent de continuer à concentrer trop de pouvoir entre ses mains et de ne pas rééquilibrer l’alliance avec Essebsi. « Nous n’avons pas un parti qui a un président, mais un président qui a un parti », assènent même ses opposants déclarés. Derrière cette critique virulente se formule aussi la crainte de voir les bénéfices matériels de l’intégration au pouvoir réservés à une élite restreinte.
Quant aux mesures qu’appelle la spécialisation, elles marquent le pas. « Les motions du congrès ne se traduisent pas encore dans une nouvelle culture qui imprègne les militants », déplore Abdelhamid Jelassi, ancien vice-président du parti, écarté après le dernier congrès, et considéré comme l’un des principaux porteurs de la voix de la base. « La spécialisation reste encore perçue chez certains comme un renoncement à l’islam. »
Au milieu du gué
Le développement d’une nébuleuse associative autour d’Ennahda a également une dimension sociale, voire financière. Elle implique la sortie d’un certain nombre de ses adhérents qui négocient les conditions matérielles de la création de leur activité coupée des ressources partisanes. La séparation est donc un processus assez lent. Par ailleurs, la relation avec cette mouvance reste une inconnue. Les associations serviront-elles de relais de mobilisation et de sensibilisation ? Au contraire, libérées des contraintes politiques, vont-elles développer une approche des exigences religieuses moins conciliante ? Cette articulation libre est inédite dans le champ de l’islam politique.
Mais la principale inconnue du processus, c’est le contenu programmatique qu’Ennahda va donner à sa vocation de parti de gouvernement. Après avoir quitté le rivage de la question identitaire, il n’a pas terminé sa traversée. Au milieu du gué, il n’a pas les outils conceptuels suffisants pour appréhender la crise de l’État et des modèles économiques, proposer une lecture spécifique des mouvements sociaux qui agitent périodiquement l’intérieur et le sud du pays, ni peser sur le cours des réformes recommandées par les bailleurs de fonds. La rencontre avec l’exercice du pouvoir n’est pas adossée à un travail d’analyse et de conception permettant aux ministres issus d’Ennahda de défendre une approche commune et spécifique. Ils n’ont guère d’autre ressource que de s’en remettre à ce que leur fournissent leurs administrations. Faute de se distinguer par son apport à la gestion gouvernementale, le parti doit assumer la coresponsabilité de la persistance de la crise sociale ou le retard dans la mise en œuvre de la Constitution.
Ennahda peut-il devenir un parti de gouvernement défini non seulement par son identité islamique reçue en héritage, mais aussi par une spécificité programmatique ? Peut-on être à la fois crédible dans le champ sécularisé de l’exercice du pouvoir et dans celui de l’islam politique ? Cette expérience va-t-elle illustrer « l’échec de l’islam politique » ou son déploiement dans un espace élargi par la démocratisation ? Comment va-t-il naviguer entre l’écueil de la dissolution dans la gestion du pouvoir et celui du repli sur un islam normatif ? La réponse dépend à la fois de sa capacité à traduire son référentiel et son expérience en politiques publiques et de l’authenticité du pluralisme démocratique en Tunisie. Autant dire que la version d’Ennahda à venir sera autant le produit de son travail que de son environnement.
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