La e-communication du Hamas

Comment incarner l’identité palestinienne de la résistance · Alors que le Hamas vient de fêter son 29e anniversaire, sa politique de communication a trouvé son rythme de croisière, après avoir connu plusieurs étapes dans la poursuite d’un objectif qui n’a pas varié : convaincre que le Mouvement de la résistance islamique incarne la « palestinité » dans la résistance à l’occupation. Cette palestinité, bien sûr, ne saurait être qu’islamique pour être à même, au-delà de l’occupation, de résister aux acteurs de la désintégration du soi. Multiforme, elle est appelée à s’exercer sur tous les théâtres d’opérations : politique, militaire, social… et bien sûr, médiatique.

Manifestation pro-Hamas à Ramallah, 17 mars 2007.
Von Hoheit (¿ !).

Fondé fin 1987-début 1988 au sein de l’Association palestinienne des Frères musulmans, Hamas a d’abord mené sa communication à l’échelon local, à travers la distribution de tracts et de revues ronéotées, et menée principalement depuis les mosquées et les universités. Le mouvement pouvait également compter sur les réseaux associatifs locaux hérités des Frères musulmans et sur leurs relais de solidarité à travers le monde. Il s’agissait alors prioritairement d’informer les membres et les sympathisants des modes de mobilisation, de leurs objectifs et de leurs calendriers.

Dès le milieu des années 1990, alors qu’Internet se développait et dès que le problème de traitement des caractères arabes a trouvé ses premières solutions, le Hamas a pris conscience du « plus » que ce nouveau média pouvait lui apporter dans le conflit asymétrique qui l’oppose à Israël comme dans sa compétition — tout aussi asymétrique, même si d’un autre ordre — avec le Fatah et le nationalisme palestinien. Très tôt, il a ainsi encouragé, couvert ou commandité le développement d’une communication via le web. Cette opération s’est essentiellement faite depuis l’extérieur de la Palestine sous couvert du site Palestine Information Center (PIC), en ligne en 1997.

Cependant, dépourvu de toute adresse physique et dans l’anonymat le plus complet de ses auteurs, le PIC n’a jamais fait état du moindre lien organisationnel avec le Hamas. Celui-ci, pour sa part, ne l’a jamais reconnu comme sien, même une fois que les cybermenaces se sont faites moins alarmantes à l’égard des sites du mouvement. Avec plusieurs sites en arabe, en anglais, en français et dans plusieurs autres langues « islamiques », le PIC vise le public tant palestinien que non palestinien, arabophone ou pas, et les enfants, avec la revue Al-Fateh, créée en 2002. Il a ainsi jeté les bases d’une communication officieuse du Hamas qui dépassait de loin les limites du discours politique et militaire pour englober les domaines de l’histoire, de la culture, du quotidien, le tout dans une marginalité certaine du répertoire religieux. Avec son Palestinian Forum, le PIC offre parallèlement à un large public de débattre et partager. Un partage étendu à la musique et à la vidéo avec PaluTube, Aqsatube et TubeZik hérités de Palestine Gallery, désormais archivé.

Les Brigades Ezzedine al-Qassam, l’aile militaire du mouvement, avaient fondé leur site officiel dès 2001, très vraisemblablement à Gaza, même si les URL étaient alors camouflées derrière un proxy, à l’instar de sa branche étudiante, le Bloc islamique Palestine (2001).

Un statut d’acteur étatique

Le véritable développement de la présence officielle du Hamas sur le web s’est opéré quelques années plus tard depuis Gaza. Les anciens dirigeants du Parti du salut national islamique en Palestine (Hizb Al-Khalâs Al-Watanî Al-Islâmî fî Filastîn) ont joué un rôle déterminant dans cette nouvelle communication, comme ils l’ont fait dans la mise en place des structures politiques et associatives du Hamas d’aujourd’hui à Gaza. Ce parti avait été créé fin 1995 dans le cadre des premières élections présidentielle et législatives. Adoubé par le Hamas, il exprimait les positions de son courant favorable à la participation à la vie politique institutionnelle de l’« Autorité palestinienne intérimaire d’autonomie » (ou Autorité palestinienne, AP), ce que le mouvement en tant que tel refusait jusqu’alors.

Une fois que ce courant l’a emporté en son sein, c’est tout à fait officiellement que le Hamas a participé aux élections législatives de 2006. Jusque-là acteur non étatique, sa victoire électorale sur le Fatah1 a fait du Hamas un acteur étatique (ou assimilé en l’absence d’État). Après une cohabitation avec le camp des vaincus, l’association de ces derniers à un projet de coup d’État le conduisait à s’arroger en 2007 le contrôle exclusif de la bande de Gaza. Il a alors mis en place la communication de chaque ministère et institution de l’Autorité de Gaza, ensuite accompagnée des activités du conglomérat médiatique Al-Râyy contrôlé par le ministère de l’Information, avec son bihebdomadaire (2009), son agence de presse AlRay Palestinian Media Agency (2013) et sa radio (2013).

Sortir de la clandestinité

Ce nouveau statut d’acteur étatique a constitué pour le Hamas l’occasion de diversifier, fortifier et stabiliser sa communication d’acteur non-étatique. Avant les élections, il s’était doté en 2003 d’une radio, Aqsa Voice, et avait créé en 2004 la société Al-Ribat Communications and Artistic Production, jetant les bases d’un projet médiatique d’ampleur dont chaque élément avait une existence sur Internet, parallèlement à ses autres modes de diffusion. Sa première réalisation a été la création à Gaza, juste avant les élections de 2006, d’une télévision hertzienne : Mar’iyyat al-Aqsa. Une fois les élections gagnées, le Hamas lançait la télévision Al Aqsa Satellite Channel (2006), les agences de presse Shehab News Agency et PalTimes (2007), l’Asdaa Association for Production of Media Art (2007), et la radio Al-Aqsa Sport (2009).

La presse écrite, toujours numérique mais parfois avec une déclinaison « papier », fait également partie du projet médias. À la différence du domaine audiovisuel, cependant, elle est demeurée officieuse. Dès le début des années 1990, le Hamas avait ainsi pris le contrôle du mensuel Filisteen Al-Muslima. Fondé en 1980 par l’Islamic Association of Palestinian Youth in United Kingdom and Ireland (IAPY), il avait été transféré de Londres à Amman ; le nom du Hamas n’y apparaissait toutefois nulle part. Il ne sera abandonné qu’en 2013. La même politique de retrait était observée avec le lancement en 1994 à Gaza de l’hebdomadaire Al-Watan. Fermé un an plus tard, l’Autorité Fatah ne lui avait laissé la possibilité que de publier quelques numéros. Ses principaux rédacteurs, tous membres du courant participationniste du Hamas, seront les fondateurs deux ans plus tard du bihebdomadaire Al-Risala (1997), porte-parole officiel du Parti Khalas, périodique qui sera ensuite à l’origine d’une radio al-Risâla. Dix ans plus tard, le premier quotidien de la bande de Gaza était créé avec Filastin, officiellement indépendant. La Safa News Agency (2009) héritière du PalMedia Net complétait le dispositif auquel était associé le mensuel de loisir familial Al-Sa’ada (2003).

Curieusement, la communication proprement institutionnelle des instances centrales du Hamas sur le net était encore jusqu’à une date récente confiée à l’officieux PIC. Certains commandements locaux ou régionaux, certes, avaient mis en ligne leur site officiel comme celui de Cisjordanie avec Omamh (2009). Quelques structures avaient fait de même, telles la Division of Refugees Affairs (2007), l’Asra Media Office des prisonniers (2010), l’« Appareil de mobilisation des masses (2011), quand des relais associatifs palliaient l’absence de site propre à d’autres départements, comme Women for Palestine (2008). Couronnant, d’une certaine façon, ce travail, ce n’est qu’en 2015 que son département média dote le Hamas d’un site officiel exclusivement consacré à sa communication politique, conduisant alors le PIC à abandonner toute couverture de ce domaine. Pour des raisons inconnues, l’expérience d’un site propre en 2003 n’avait été qu’extrêmement brève.

En lien avec cette politique menée sur le web à travers les sites et les forums, le Hamas s’est intéressé aux réseaux sociaux dès leurs premiers développements, Facebook et YouTube d’abord, puis Twitter, Instagram, etc. Les individus, membres et sympathisants pouvaient alors être plus ou moins directement associés au partage de l’information, avec une attention particulière accordée aux images et aux vidéos.

Un autre théâtre d’opérations

En investissant pareillement le web, combinant l’officiel et l’officieux au risque de la redondance, le Hamas a construit une e-communication qui dépasse de très loin les limites de la communication interne, politique, militaire et/ou associative. Celle-ci ne concernerait que les membres et les sympathisants (y compris à l’étranger). Elle dépasse également les limites de l’information au sens « news » du terme pour traiter des questions des loisirs, du sport, de la famille, de la mode, de la femme, des enfants, de la culture, etc., visant ainsi l’ensemble des secteurs de la société palestinienne.

L’enjeu qu’implique son identité de résistance islamique l’amène à (in)former ses membres, un devoir étendu au-delà de leur cercle restreint. Les médias du Hamas ont ainsi pour objectif, entre autres, de faire en sorte que ses militants, et plus particulièrement ses combattants, bénéficient de l’appui des secteurs les plus larges de la société, sur la base du partage d’une culture commune. Il lui fallait battre en brèche la communication du Fatah et du nationalisme palestinien. À l’exception du domaine politique, les médias du Hamas « islamiste » se distinguent peu de leurs équivalents « nationalistes », tant sur la forme que sur le fond, mis à part un professionnalisme souvent plus développé. La religion y tient une place marginale. À distance d’un sectarisme étroit, ils laissent la plupart du temps de l’espace aux opinions contradictoires.

À l’instar du Hezbollah libanais — son mentor en la matière —, le Hamas a pris conscience qu’Internet constituait l’un des théâtres d’opérations dans la lutte asymétrique qu’il mène face à Israël. Soucieux d’enrichir et de perfectionner son armement balistique et d’aguerrir ses combattants, il s’est aussi montré capable de contester la supériorité médiatique israélienne à travers un usage offensif de l’information, tout particulièrement lors des épisodes de guerre. Il semble, d’ailleurs, y avoir en partie réussi, à telle enseigne qu’après avoir encouragé ou mené directement la destruction et la fermeture des sites web du Hamas et de sa mouvance, l’armée israélienne a fait de la destruction de ses infrastructures physiques (bâtiments, antennes émettrices, etc.) une priorité lors de ses diverses guerres contre la bande de Gaza. Contrairement à ses voisins jordanien et égyptien et de l’Autorité palestinienne à Ramallah, cependant, le Hamas n’a jamais cherché à développer des médias en hébreu. Son pragmatisme l’a sans doute fait douter de sa capacité à déstabiliser directement l’armée et la société de son adversaire. À travers son multilinguisme, en revanche, sa communication vise indéniablement à toucher la sensibilité des sociétés occidentales, arabes et islamiques.

Fin 2016, on compte autour de 2 000 personnes qui, directement ou indirectement, en Palestine ou non, sont impliquées dans cette communication, à laquelle ont été associés dès l’origine les plus hauts responsables du Hamas. Ce travail, mené distinctement de celui des agences de l’Autorité de Gaza, dépasse celui d’une simple communication de parti pour se rapprocher de celle d’un quasi-État, avec ses agences de presse, sa presse écrite, audiovisuelle, en ligne, ses départements en charge de la mobilisation politique, militaire, sociale, religieuse, culturelle, etc. Les associations caritatives en Palestine même et des ONG de solidarité islamique à l’échelon international y collaborent.

Cartographier la e-communication

Dessiner la géographie de cette présence du Hamas sur le web n’est pas aisé. La rédaction de la mise à jour du chapitre « Hamas » de mon Guide de Palestine-sur-Web, d’abord publié dans Maghreb-Machrek, n° 165, juillet-septembre 1999, m’a donné une nouvelle fois l’occasion de le constater2.

La lutte menée par Israël et ses alliés contre toute présence du Hamas sur la toile a contraint pendant de nombreuses années ce dernier à pratiquer une certaine discrétion, voire une certaine clandestinité, en multipliant les URL, les sites miroirs et en remplaçant au plus vite les domaines fermés ou détruits. À la différence du Mouvement du djihad islamique en Palestine dont la plupart des fournisseurs d’accès sont domiciliés en Iran, le Hamas a multiplié les serveurs répartis entre États-Unis, Europe, Malaisie, Russie, etc., et bien sûr, plus récemment, Gaza. La situation s’est quelque peu stabilisée avec les années 2000, les campagnes israéliennes visant alors principalement à entraver la diffusion de sa télévision satellitaire ou à en détruire les infrastructures.

Mais tandis que le nombre d’URL d’un même site décroissait, l’offre du Hamas s’enrichissait, empêchant ainsi tout relâchement dans la veille. La veille numérique était parallèlement rendue difficile par le très faible degré de connectivité mis en place. En dépit d’une présence attentive et systématique sur le net hamsaoui dès ses origines, il m’est ainsi arrivé de mettre plusieurs années avant d’identifier tel ou tel site alors même qu’il émanait de l’un des départements du mouvement (en l’occurrence, celui de son Appareil de mobilisation des masses). Certains sites classiques oublient parfois de mentionner l’un ou l’autre de leurs comptes sur les réseaux sociaux. Rares surtout sont les sites qui offrent une liste de « sites amis » et lorsqu’elle est proposée, elle est très réduite. Au sein des réseaux sociaux, un cloisonnement de facto apparaît entre le domaine politique, le domaine médiatique et le domaine associatif. Si les politiques s’abonnent à tel ou tel fil d’information, ils ignorent la plupart du temps les sites associatifs. Les associatifs, pour leur part, suivent quelques politiques, s’abonnent à quelques médias mais ignorent souvent la mobilisation dans d’autres réseaux que le leur.

Aucune veille automatisée n’est donc à même de cartographier la présence du Hamas sur le web. L’exemple du e-Diasporas Atlas — recherche menée en 2012 dans le cadre de la Fondation de la Maison des sciences de l’homme — montre que si la même enquête a été confiée à deux chercheurs différents pour tester la représentativité des échantillons construits, aucun des deux n’a identifié le moindre site de la mouvance du Hamas — à l’exception d’un seul.

C’est au chercheur, donc, qu’incombe l’identification des éléments du réseau hamsaoui à partir du recoupement entre les domaines « réel » et « virtuel ». Aucun organigramme complet de ses instances n’a jamais été rendu public par le Hamas, toutefois le nom de tel ou tel de ses départements ou agences apparaît dans ses communiqués, sa presse ou la presse internationale. Il faut alors en trouver l’éventuelle présence sur le web en utilisant les moteurs de recherche, une démarche pas toujours facile du fait de la multiplicité de certaines des désignations utilisées pour un même organisme. Ce type de recherche est limité dès lors que les archives du web ignorent la recherche en plein texte. Concernant le web passé, soit le chercheur a mené sa veille durant la période ciblée, soit il devra avoir recours à des répertoires (directories) conservés.

Le nombre de départements et de médias du Hamas n’étant pas infini, cette quête demeure relativement aisée. Lorsque le chercheur s’intéresse à la mouvance, en revanche, l’opération est plus délicate. Quel doit être le degré de corrélation pour en tracer les limites ?

Comment, enfin, éviter d’être suspecté d’appartenir au dispositif de « lutte contre le terrorisme » lorsqu’on cartographie la e-communication du Hamas ? En proposant une liste des sites du mouvement et d’institutions qui lui ressortiraient, le chercheur peut être vu comme participant à cette lutte en désignant des cibles dès lors que, par le syllogisme adopté par la communauté internationale, elles relèveraient avec leur mentor de la qualification de « terrorisme ». Mon objectif, bien sûr, est tout autre : aller à la source en se détournant des approches fallacieuses ou tronquées. En menant une approche systématique des médias du Hamas et de sa mouvance, il s’agit d’appréhender les principes que le mouvement souhaite incarner et partager.

1NDLR. Le Hamas a remporté ces élections législatives par 74 sièges contre 45 attribués au Fatah.

2Les nouvelles pages de mon Guide offrent quelque 750 URL actives ou non. Elles sont à même de fournir une information sur le Hamas en provenance de ses instances internes comme de son cercle associatif et médiatique sur la vingtaine d’années depuis son arrivée sur le web durant la seconde moitié des années 1990. Parmi ces URL, on trouvera plus de 400 comptes de réseaux sociaux, dont plus de 200 comptes Facebook, une grosse centaine de comptes Twitter et 75 chaînes YouTube.

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