L’affaire a commencé en mai 2016 quand les ouvriers égyptiens du chantier de la société Al-Tersana, sous-traitant égyptien du groupe français de construction navale Naval Group (ex-DCNS), ont fait part de leur mécontentement à la direction. Ils réclamaient une augmentation de leurs salaires compris entre 800 (39 euros) et 2000 (97 euros) livres, une couverture médicale, des primes de risque et le versement d’une prime pour le mois de ramadan. La réponse du directeur de l’époque, le général Abdel Hamid Esmat, a été : « Vous n’obtiendrez que 75 livres [3,75 euros] comme prime de ramadan, au même titre que les soldats. Vous ne pouvez pas tordre les bras de l’armée ». La police militaire a été envoyée sur les lieux pour interdire l’accès du chantier aux 2000 salariés civils, ingénieurs, techniciens et ouvriers, qui tous ont été suspendus.
La direction d’Al-Tersana a alors confié les travaux de construction à des conscrits de l’armée. Confrontée à leur manque de qualification et de formation ainsi qu’aux pressions du commanditaire français Naval Group, l’entreprise s’est résolue à réintégrer 60 % des anciens ouvriers civils, sans pour autant satisfaire aucune de leurs revendications. Pire, « les salariés qui ont été réintégrés à leur poste ont préalablement signé un document leur interdisant de faire grève ou de contester leurs conditions de travail », témoigne un ouvrier d’un des ateliers d’assemblage des corvettes Gowind qui préfère garder l’anonymat.
La réintégration d’une partie des salariés qualifiés à leur poste n’a pas suffi à retrouver la productivité et rattraper les retards de livraison. Naval Group a alors demandé d’accélérer le rythme de travail pour réaliser dans les temps contractuels la construction à Alexandrie des trois corvettes. « Cet arrêt du travail sur le chantier a compromis les engagements de Naval Group qui voulait livrer les trois corvettes dans les délais exigés », révèle — sous anonymat — une source militaire française, qui indique par ailleurs que l’entreprise française est sous la menace de pénalités financières.
La société Al-Tersana a réorganisé le travail selon la formule des « trois-huit » pour faire respecter les délais de livraison et a recouru à la main-d’œuvre de jeunes cadets d’écoles militaires pour un maigre salaire mensuel de 500 livres (24 euros) en moyenne. « Ils sont âgés de 17 à 18 ans », précise un ouvrier qui supervise une vingtaine d’entre eux dans les ateliers d’assemblage des Gowind.
En décembre 2016, le président égyptien Abdel Fatah Al-Sissi a remplacé le général Esmat par un de ses pairs, le général Oussama Fathi, sans que cela n’améliore les conditions de travail dans le chantier, toujours réglées « comme dans une caserne », raconte un autre ouvrier.
Discipline de travail militaire
Parallèlement, l’entreprise française Naval Group a restructuré début décembre 2016 l’ensemble de son équipe présente sur le chantier d’Alexandrie. Selon des salariés égyptiens, « Naval Group aurait reproché à l’ancienne équipe de sympathiser avec les salariés ». Les nouveaux experts français affectés au chantier restent en effet enfermés dans leurs bureaux. « Ils nous donnent les instructions par téléphone ou par l’intermédiaire d’un ingénieur égyptien », révèle un des ouvriers.
Malgré des demandes répétées, le sous-traitant de Naval Group n’a pas même fourni à ses personnels les équipements individuels nécessaires à leur protection. Le 21 mars 2017, 3 ouvriers ont été tués et 5 autres blessés sur le chantier à la suite d’une fuite de gaz.
L’armée a racheté la société Al-Tersana en 2007 lors de la vague de privatisation de la dernière décennie de l’ère Moubarak. Dans l’approche des militaires égyptiens, les ouvriers doivent se conformer à une discipline de travail drastique et se voient refuser tout droit à exprimer une quelconque demande. C’est ainsi que 26 d’entre eux sont poursuivis par la justice militaire, dont 14 pour incitation à la grève. Mais pour Atef S.1, ouvrier quinquagénaire visé par l’accusation, celle-ci est sans fondement. « Nous avons présenté pacifiquement nos revendications à la direction et nous avons en retour été traités comme des soldats de caserne ». L’un des députés d’Alexandrie, Haitham Al-Hariri a, pour sa part, réfuté la compétence d’un tribunal militaire pour juger des ouvriers qui ne sont pas des soldats. « On ne doit pas faire comparaître des ouvriers civils devant des tribunaux militaires. Organiser des manifestations ou des grèves sur leur lieu de travail n’est pas illégal. La Constitution égyptienne garantit ces droits. Nous vivons dans un État et non dans une caserne ».
Des salariés méprisés, Paris indifférent
Mais ce sont les lois de l’armée qui s’imposent in fine. Le tribunal militaire a fait reporter le prononcé du verdict au début du mois d’octobre 2016. Il a depuis fait l’objet de 19 reports consécutifs. Le dernier est arrivé à échéance le 14 novembre 2017. Le tribunal militaire a cependant autorisé le 15 novembre 2016 la remise en liberté sous caution des ouvriers sous la stricte condition qu’ils présentent leur démission. Aucune attestation de travail ni aucun document leur permettant de retrouver un autre emploi ne leur ont alors été fournis. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Atef S. est parvenu au bout de huit mois à trouver un emploi de journalier dans un restaurant. Samer Ibrahim, un de ses ex-collègues, a été contraint de divorcer en raison de son incapacité à subvenir aux dépenses de son foyer.
Pour les autres 750 à 800 autres salariés qui n’ont pas été réintégrés à leur poste, les jours ne sont pas meilleurs. Suspendus de leur travail sans aucun licenciement officiel, ils n’ont de même aucun papier pour rechercher un nouvel emploi. Des dizaines d’entre eux ont décidé de déposer une plainte devant le tribunal militaire d’Alexandrie. Leurs camarades qui ont été réintégrés ont tenté une médiation en leur faveur auprès la direction égyptienne du chantier. Ils se sont heurtés au mépris du général Oussama Fathi qui leur a rétorqué : « Laissez la justice les aider ! ».
Le 13 juillet 2017, c’est-à-dire la veille de la fête nationale française, le nouvel ambassadeur de France en Égypte Stéphane Romatet s’est rendu à Alexandrie. Le nouveau directeur d’Al-Tersana lui a alors montré fièrement l’avancement de l’assemblage des Gowind. Ce faisant, la France cautionne une façade cachant une réalité peu à son honneur : peu importent les conditions d’exécution sur place de ses contrats d’armement.
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1Son nom a été changé pour préserver son anonymat.