La France partie prenante de la guerre contre le Yémen

Malgré l’état d’effondrement du Yémen et les preuves qui s’accumulent sur son implication dans ce conflit, la France reste inflexible et poursuit ses livraisons d’armes. Selon des informations inédites de l’Observatoire des armements transmises à Orient XXI, Paris apporte un soutien de premier plan en matière de guerre tactique à Riyad et Abou Dhabi : entraînement des forces spéciales saoudiennes, fourniture de leur équipement de pointe et prévente du futur drone tactique Patroller aux Émirats arabes unis.

Chars Leclerc de l’armée émiratie.

La guerre au Yémen dure depuis plus de trois ans, mais aucune partie au conflit ne manifeste de volonté réelle d’y mettre un terme. Le nombre des victimes est gelé depuis 2016 à 10 000 morts recensés, mais les estimations d’un institut indépendant comme l’Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled) se montent plutôt à 50 000. Un chiffre qui exclut les personnes mortes de faim alors que tout porte à croire que la guerre menée par la coalition arabe est dirigée contre la population.

Les projecteurs médiatiques sur le conflit sont tournés sur Hodeïda, port majeur tenu par les houthistes par lequel transite 70 % de l’aide humanitaire, mais le champ de bataille se décompose en près de dix fronts. L’offensive menée à l’ouest depuis décembre 2017 au cours de laquelle des armements français ont été remarqués (chars Leclerc et blindés légers Panhard) a entraîné des vagues de réfugiés vers la capitale Sanaa. Cela se couple au blocus maritime qu’exercent Riyad et Abou Dhabi au moyen de frégates notamment françaises, provoquant pénuries et un surenchérissement des coûts des produits. Avec un effet prévisible et catastrophique. « À cause des combats à Hodeïda, beaucoup d’habitants ont fui la ville pour rejoindre Sanaa. Mais un grand nombre de ces réfugiés se retrouvent dans la rue, collectent des bouteilles qu’ils revendent, et se nourrissent d’ordures. À Hajah, non loin de Sanaa, des habitants en sont même réduits à manger des feuilles d’arbres », nous a confié le 16 septembre Ahmed Alramah, citoyen yéménite vivant à Sanaa. Johan Mooji, directeur de l’ONG humanitaire Care avertit : « Les réserves actuelles de nourriture au Yémen ne permettront pas à la population de tenir plus de deux ou trois mois. »

Selon l’ONG Save The Children, cinq millions d’enfants sont menacés de famine. Dans un reportage paru dans The Intercept le 21 juin, la photojournaliste Alex Potter raconte des histoires de familles brisées parce que le mari ne peut plus subvenir aux besoins de ses proches, ou celles de patients qui n’ont plus les moyens de se soigner à l’hôpital et rentrent mourir chez eux. ONG et médias n’hésitent plus à dénoncer l’emploi d’une stratégie de la famine comme arme de guerre, famine contre laquelle l’ONU avoue « perdre le combat ».

Pour couronner le tout, les Émirats arabes unis, alliés, mais aussi concurrents de l’Arabie saoudite, ont pris possession des ports stratégiques du Sud-Yémen (Aden, Mukalla, et l’île de Socotra) contre la volonté du gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi, qu’ils sont censés soutenir, et installé un réseau de prisons secrètes. À l’appui de cette stratégie colonisatrice qui recoupe les revendications du mouvement sécessionniste au sud, une milice formée par ses soins, accusée d’actes de torture et de disparitions forcées — ce qui accélère la partition du pays. Face à ce désastre, l’exécutif français, maintes fois interpellé par les ONG, reste inflexible. Tout en organisant à la va-vite une conférence humanitaire en juin 2018 qui s’est soldée par une simple réunion d’experts, elle continue à soutenir la coalition arabe à travers ses ventes d’armes et une assistance militaire.

D’excellents clients

En 2017, la France a livré pour 1,4 milliard d’euros d’armes à Riyad ; c’est plus que les montants déjà élevés des années précédentes : 1 milliard en 2016 et 900 millions d’euros d’armement en 2015. Si la transparence fait toujours défaut, de nouveaux contrats ont pu être signés cette année. Dans Le Télégramme, le journaliste Jean Guisnel fait état de la vente de patrouilleurs maritimes (Constructions mécaniques de Normandie, CMN) et de nouveaux canons Caesar (Nexter).

Du côté des Émirats, la France a vendu pour 227 millions d’euros d’armement en 2017, un montant dans la ligne de ceux enregistrés habituellement (entre 200 et 400 millions)1. En novembre 2017, Abou Dhabi a commandé 5 avions Airbus multirôles et 2 corvettes Gowind (Naval Group). Enfin, les Chantiers Couach ont conclu le 20 mars 2018 un contrat avec la société émiratie ADD Military Supplies ayant trait au transfert de technologies navales. Mais avec 1,1 milliard d’euros d’achat d’armement, constitué en grande partie d’hélicoptères Caracal, c’est le Koweït qui est devenu le premier client de la France en 2017. Au total, les pays du Proche-Orient représentent 60 % des prises de commande françaises en 2017.

La mobilisation des ONG

Malgré cette fuite en avant, il devient évident aux yeux d’un nombre croissant de parlementaires que l’arrêt des ventes d’armes à la coalition arabe s’impose. La mobilisation d’une quinzaine d’ONG — dont l’Observatoire des armements — depuis quelques mois a permis de faire bouger les lignes. Près de 100 députés soutiennent une commission d’enquête parlementaire sur le sujet, lancée par le député de La République en marche (LREM) Sébastien Nadot, qui est bloquée par Marielle de Sarnez, la présidente de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Après un débat le 18 juillet, celle-ci s’est cependant engagée à mettre en place une mission d’information sur le contrôle parlementaire des ventes d’armes.

Les ONG butent devant plusieurs verrous installés au sommet de l’exécutif, comme l’inamovible Jean-Yves Le Drian, connu pour être le « VRP » de l’industrie de l’armement et l’ami des autocrates du Golfe, et Sylvain Fort, fondateur d’une agence de communication officiant pour le royaume saoudien2. Mais ce blocage résulte de facteurs plus structurels. En matière d’armement, la France reste à bien des égards liée à la politique d’Abou Dhabi et Riyad depuis longtemps.

Saisir les opportunités les plus critiquables

Paris sait se placer auprès des pays du Golfe dans les domaines les plus sensibles, comme le renseignement, le contrôle des populations et les opérations tactiques, et saisir les opportunités les plus critiquables pour se distinguer de ses concurrents (Royaume-Uni, États-Unis, Allemagne…) comme l’insurrection de la Grande Mosquée de la Mecque en 1979. Le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) avait été dépêché pour aider les unités spéciales saoudiennes et livrer en urgence des grenades lacrymogènes à Riyad, contre l’avis des États-Unis. Un mode opératoire inchangé : en 2009, Paris lui a fourni des images satellitaires du Yémen.

Là encore, l’Arabie saoudite s’est tournée vers la France après avoir essuyé un premier refus des États-Unis. La France dépêche régulièrement les forces du Commandement des opérations spéciales (COS) en Arabie pour former les forces spéciales saoudiennes — à qui elle fournit également des équipements tactiques de pointe (lunettes de vision de nuit, jumelles tactiques, véhicules blindés Acmat Bastion Patsas etc.). Ces offres de services particuliers facilitent l’acquisition de plus gros contrats d’armement : la France a ainsi réalisé des ventes importantes dans les années 1980 après l’intervention de ses forces spéciales à la Mecque, notamment les frégates actuellement utilisées pour le blocus maritime. Et en 2011, Paris a ficelé le contrat d’armement franco-libanais Donas, un « montage » de 3 milliards d’euros qui a capoté pour des raisons tenant aux tensions entre les gouvernements libanais et saoudien autour du Hezbollah et qui a finalement bénéficié à l’armée saoudienne dans sa guerre au Yémen.

Abou Dhabi est logé à la même enseigne. Nonobstant les réticences de Washington, la France s’est déclarée encline à lui prêter main-forte en juin pour le déminage d’Hodeïda à travers l’emploi de forces spéciales. Selon l’intellectuel yéménite Farea Al-Muslimi, une telle position à ce tournant du conflit s’apparentait « au soutien de la Russie à Bachar Al-Assad » en Syrie3. Selon nos informations, en plus de l’Égypte, les Émirats arabes unis ont précommandé le drone armé tactique Patroller qui équipera dans les prochaines années l’armée française. Plus encore que celui de Riyad, la France a largement contribué à construire l’appareil de défense des Émirats, surnommés « la petite Sparte » du Proche-Orient, qui est le principal pays de la coalition engagé dans les opérations terrestres au Yémen. Une base militaire française, vitrine de l’armement français, y a été installée en 2009.

Une politique de coopération fructueuse

De fait, les ventes d’armes sont les vecteurs d’une politique de coopération plus large. Quand un pays signe un contrat d’armement, il entend fournir le système d’armes, mais aussi les services qui vont avec (formation, maintenance…) pouvant aller de 15 à 25 ans, ce qui conduit bien souvent à la signature parallèle d’accords de coopération militaire. En contrepartie des ventes d’armes, la France doit souvent transférer une partie des technologies à l’État acheteur, fabriquées sur place. Dans le cas des Émirats, cette participation française à la filière industrielle émiratie va jusqu’à l’implantation de filiales locales ou joint ventures. Airbus, Safran, Thales et Les CMN possèdent des participations dans des sociétés émiraties, Abou Dhabi étant le « centre commercial mondial de l’armement », avec 80 entreprises étrangères sur son sol et 10 000 employés. Présente au sein de la zone franche au travers de ses sociétés, la France partage ses innovations dans les domaines de la communication, du satellite de surveillance, de composants avioniques ou destinés à la marine, de lunettes de vision de nuit et de cybersurveillance4.

D’autre part, c’est un français Luc Vigneron, ex-dirigeant de Thales, qui est à la tête de l’Emirates Defense Industries Company (EDIC), principal groupe industriel émirati en matière de défense. Un groupe qui s’est manifesté pendant l’été par le rachat de l’entreprise de munitions française Manuhrin, présentée aux yeux des observateurs comme « stratégique ». Alors que trois repreneurs européens étaient sur les rangs, aucune banque française ne s’est montrée intéressée, laissant la porte ouverte à l’offre émiratie qui est « sortie du chapeau » les dernières semaines.

Ces synergies militaro-économiques, doublées de ces réseaux d’initiés, ont des effets bien concrets. Alors que la France prétend défendre son autonomie stratégique, les Émirats vont jusqu’à posséder du matériel militaire français dernier cri (satellite Airbus-Thales, système d’artillerie Atlas) ou dont l’armée française est elle-même est dépourvue : les corvettes Baynunah. Ayant acquis des capacités technologiques, Abou Dhabi revendique son indépendance en matière militaire, à l’image d’Islamabad, Riyad, Doha et dans une moindre mesure Le Caire. Des pays qui s’échangent leurs compétences et sont en mesure de construire leurs propres blindés, d’assembler du matériel militaire et de produire de multiples composants.

Les Émirats sont détenteurs d’un savoir-faire en matière de communication militaire. Selon nos recherches5, des ingénieurs saoudiens ou émiratis ont ainsi introduit une radio française vieille d’une quinzaine d’années dans un drone armé chinois dernier cri, ce qui n’avait sans doute pas été imaginé au moment de la vente. En échange, grâce à sa base industrielle avancée aux Émirats, l’exécutif français peut intervenir discrètement dans les pays du Proche-Orient. Elle a ainsi délocalisé la sulfureuse entreprise Amesys à Dubaï pour exporter des technologies de surveillance au régime d’Abdel Fattah Al-Sissi. De fait, la transparence fait défaut sur l’activité des joint-ventures françaises dans un pays qui commerce, comme la France, avec des pays placés sous embargo international.

Nouveaux marchés et sphères d’influence

L’exécutif français trouve enfin dans ses partenaires du Golfe les relais nécessaires pour peser ailleurs que sur la péninsule Arabique, et accéder à de nouvelles ressources. Paris, en perte d’influence en Afrique, entend bien rester dans les pas de Mohamed Ben Zayed, homme fort des Emirats, qui multiplie ces derniers mois les projets d’installation de bases maritimes sur le continent, points d’accès aux minerais, à l’or (tel que Lomé au Togo) ou au pétrole (tels que Kribi au Cameroun, Abidjan en Côte d’Ivoire et Lekki/Badagry au Nigeria). Selon nos informations, que ce soit à Kribi, terminal d’un futur oléoduc reliant le Niger au Cameroun, ou à Tanger, la société émiratie DP World sera amenée à collaborer avec Surtymar, une entreprise militaire privée française spécialisée dans la sécurisation des installations portuaires.

Une telle consanguinité économico-militaire avec les pays du Golfe explique pourquoi le gouvernement français joue au pyromane au Yémen, au risque d’être accusé en retour de complicité de crimes de guerre. Quand en 2016 les ONG s’alarment de la situation humanitaire et des crimes de guerre au Yémen, cela n’empêche pas les autorités françaises de prélever en urgence des obus de chars Leclerc dans les stocks de la cavalerie française pour les transférer aux Émirats6. Quand ceux-ci occupent Socotra en mai 2018 avec ces mêmes chars contre la volonté du gouvernement yéménite, des habitants de l’île descendent dans la rue pour protester. Qu’à cela ne tienne, le ministère de la défense français organise un entrainement militaire quatre mois plus tard avec Abou Dhabi.

Abou Dhabi est le partenaire de la France en Libye tandis que Riyad est le premier contributeur financier du G5 Sahel. Une telle architecture permet à la France de trouver un bailleur à ses missions sécuritaires et d’influence, qu’elle ne peut plus financer seule, et de générer de nouveaux marchés pour ses propres sociétés d’armement — les fabricants français de blindés Arquus et Nexter entendent bien tirer profit de cette nouvelle manne saoudienne. En retour, l’Arabie saoudite peut conforter sa présence dans cette zone stratégique et obtenir un quasi-blanc-seing diplomatique par rapport à son intervention au Yémen.

Malgré l’accumulation des crimes de guerre, le grand argentier saoudien parait lui aussi intouchable. Il se paie le luxe de ridiculiser le Canada sur un sujet aussi grave que les droits humains et dans le même temps de diversifier ses soutiens extérieurs : développement des relations avec le Pakistan et la Chine, laissez-passer consenti à une société militaire privée russe Wagner présente au Yémen. Un peu plus tôt dans l’été, Riyad pointait l’insécurité des marchandises dans le détroit de Bab el-Mandeb, une façon de sortir de l’enlisement au Yémen en tentant de « globaliser » le conflit autour de « la menace iranienne ».

Il sera bien difficile de sortir de ce cercle vicieux, du fait de « l’exception française » : le monopole du pouvoir aux mains du président de la République en matière de politique étrangère et de défense. Un problème auquel aucune force politique ne s’est jusque là sérieusement attaqué.

2Thomas Cantaloube et Edwy Plenel,« Ventes d’armes et pétrole : une servilité coupable de la France avec l’Arabie saoudite », Mediapart, 15 septembre 2018 (réservé aux abonnés).

3Visite de Farea-Al-Muslimi à Paris, 23-24 août 2018.

4Florence Gaub, Zoe Stanley-Lockman, « Defence industries in Arab states : players and strategies », Chaillot Paper n° 141, mars 2017 ; p. 55.

5Observatoire des armements, « Robots tueurs : le futur… c’est maintenant ! », Damoclès, n° 151, janvier 2017.

6Reportage de Vincent Roux sur LCI, février 2016.

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