En pleine nuit, un véhicule s’arrête sur la route désertique qui relie la ville algérienne de Tindouf aux camps de réfugiés sahraouis. Le 4X4 passe une barrière, son chauffeur salue cordialement les douaniers, et sort de la voiture pour fumer une cigarette sous les étoiles. L’escorte algérienne qui l’accompagnait fait demi-tour et les voyageurs attendent que la relève soit assurée par les Sahraouis. Ce poste de contrôle marque l’entrée en territoire algérien administrée par la République sahraouie. « L’Algérie nous laisse gérer nous-même ce morceau de territoire », s’exclame Saleh, un jeune Sahraoui. « A-t-on déjà vu une amitié si forte entre deux pays ? » Pour lui, il n’y a pas lieu de s’inquiéter d’éventuels changements de régime en Algérie. « La position algérienne est une question de principe. Ils nous aident parce qu’ils ont, eux aussi, vécu la colonisation », explique-t-il.
L’Algérie accueille les réfugiés sahraouis depuis 1975. Cette année-là, le Maroc et la Mauritanie ont profité du retrait de l’Espagne pour envahir le Sahara occidental. Vingt-cinq mille personnes ont été tuées sous les bombes au napalm et au phosphore.
Le Front Polisario, représentant officiel du peuple sahraoui, a lutté pour reconquérir le Sahara occidental. En 1979, un cessez-le-feu a été signé avec la Mauritanie. Mais ce n’est qu’en 1991 qu’un accord a été trouvé avec le Maroc. Il prévoyait l’organisation d’un référendum pour l’autodétermination des Sahraouis. Aujourd’hui, 27 ans plus tard, les Sahraouis attendent toujours de voter. Le territoire du Sahara occidental est divisé par un mur de sable. L’ouest constitue le « Sahara marocain ». L’est est qualifié de « territoires libérés ».
C’est la République sahraouie, reconnue par 84 États, qui administre cette partie du pays, depuis les camps de réfugiés, à Tindouf.
Un rêve d’indépendance
173 600 personnes vivent dans cet amas de tentes, de maisons en pierres d’adobe et béton. Il y règne un calme surprenant. Quelques bêlements, un moteur au loin, des chuchotements dans les habitations. Les Sahraouis passent la journée à l’ombre. Les jeunes vont à l’école, puis aident leurs parents dans les tâches ménagères. Ils tuent le temps en se rendant visite l’un à l’autre.
À la tombée du jour, Saleh pose une natte devant chez lui pour profiter de la fraicheur et faire du thé. Ses cousines ne tardent pas à le rejoindre. « La journée, nous cuisinons, nous nettoyons, nous restons avec nos familles. J’aimerais avoir un travail, être infirmière. Je voudrais faire du shopping, ce genre de choses, comme les filles en Europe », explique Mina, âgée de 25 ans. « Mon rêve, c’est de voir notre drapeau flotter dans le ciel d’un Sahara libre. Je veux me marier, avoir des fils et des filles au Sahara libre », renchérit Leila. Dans un éclat de rire, les jeunes filles, drapées de mehlfa à fleurs roses, se mettent à rêver. « Lorsqu’il sera indépendant, le Sahara occidental sera l’État le plus important du Maghreb parce que c’est un pays plein de ressources et qu’il y a très peu de pollution », assure Mina, les yeux brillants. Ce territoire est riche en phosphate. Le Maroc y a également massivement investi dans l’agriculture et de nombreux bateaux de pêche étrangers se servent allègrement dans les eaux poissonneuses. La vente de ces ressources à des entreprises étrangères frustre les Sahraouis.
Quand se pose la question de savoir comment obtenir l’indépendance, les regards s’assombrissent. « Ce sont nos hommes qui vont la remporter, à leur manière, par la guerre. Bien sûr, si les hommes vont se battre, nous irons aussi », assure Nassara. « Nous attendons pacifiquement depuis tant d’années et jusqu’à présent cela ne nous a rien apporté », ajoute Mina. Leila n’est pas d’accord. « Un jour viendra où nous résoudrons ce conflit par la paix », affirme-t-elle.
En décembre 2018, le Maroc, l’Algérie, la Mauritanie et le Front Polisario devraient participer à une table ronde sur la question du Sahara, à Genève. Ce sera la première rencontre entre autorités marocaines et sahraouies depuis 2012. Mais il n’y a pas là de quoi rassurer Mina. « Ma mère est née ici. Ma grand-mère est ici au cimetière. Je suis née ici et il n’y a jamais rien eu de nouveau », explique la jeune fille.
Saleh n’attend pas grand-chose non plus de cette table ronde. Mais les nouveaux acteurs le rendent tout de même optimiste. « Lorsqu’António Guterres a été désigné comme secrétaire général des Nations unies, nous étions confiants parce qu’il a déjà travaillé sur le conflit du Sahara occidental, même si c’est davantage sur l’aide humanitaire. Il a visité les camps. Il sait ce qui se passe ici », explique-t-il. « Et puis, c’est lui qui a désigné Horst Köhler comme émissaire de l’ONU pour le Sahara occidental », ajoute-t-il. L’ancien président allemand, qui a lui-même passé une partie de sa vie en tant que réfugié, a conquis sa confiance. « Köhler nous a dit qu’il est un fils de la guerre. Un fils du refuge. Il a dit qu’il connaissait notre situation et qu’il ne nous laisserait pas tomber », dit encore Saleh. « En plus, il a un plan. Il a décidé d’inclure de nouveaux acteurs dans la résolution du conflit et a multiplié les rencontres en ce sens ».
En finir avec la Minurso
La question du mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso) met les protagonistes sous pression. Les États-Unis rechignent à continuer de financer cette force de l’ONU, arguant qu’elle ne fait pas son travail. En avril et en octobre 2018, son mandat n’a donc été renouvelé que pour six mois. C’est notamment cela qui a permis à la communauté internationale de sortir petit à petit de l’immobilisme. « Parfois dans mes prières, je demande à Allah de tout faire pour que Trump reste au pouvoir aux États-Unis », confie un jeune Sahraoui.
Nombreux sont ceux qui souhaitent le départ de la Minurso. Ils considèrent que la mission de maintien de la paix coûte trop cher, qu’elle a échoué à organiser un référendum, et déplorent qu’elle n’ait pas d’un mandat de protection des droits humains. Plusieurs ONG ont dénoncé les violations des droits des Sahraouis au Maroc.
Au marché, de jeunes recrues des forces de l’ordre débattent du sujet. « On peut accepter la Minurso si les manifestations des Sahraouis dans les territoires occupés par le Maroc sont protégées. Mais si les femmes continuent d’être frappées et que chaque jour, il y a des violences, on préfère qu’ils partent », explique un gendarme de 28 ans. « On est en contact avec les jeunes des territoires occupés. On voit les photos et on s’indigne que personne ne parle d’eux », ajoute son ami, militaire. La majorité des réfugiés ont une partie de leur famille qui vit de l’autre côté du mur. « Eux, ils souffrent chaque jour. Ils n’ont pas le droit de s’exprimer, d’avoir un drapeau », affirme Mohamed, chargé des forces spéciales de gendarmerie.
Pour de nombreux jeunes, peu importe que le départ de la force de maintien de la paix signifie la reprise des hostilités. « Les Nations unies devraient comprendre que même si on ne le veut pas, c’est la guerre qui sera la solution », explique Mohamed. « Ce qui se perd par la force se récupère par la force », ajoutent ses camarades.
Reprendre les armes ?
Dans les camps de réfugiés, les inscriptions à l’armée sont en hausse. La majorité des jeunes pensent que la guerre est la meilleure solution pour obtenir l’indépendance du Sahara occidental et attirer l’attention du monde sur leur situation. Une grande partie de la population les comprend. Ils n’en peuvent plus d’attendre et se sentent sous-représentés dans les instances dirigeantes. De plus en plus d’emplois importants sont accordés aux jeunes, mais il s’agit rarement de postes assortis d’un pouvoir décisionnel. Cela crée une rupture.
« Notre gouvernement écoute plus la communauté internationale que notre propre peuple. On se sent abandonnés », lance un jeune dans la rue. « Nous voulons une solution politique, pas seulement du pain et de l’eau », ajoute-t-il.
À chaque congrès du Front Polisario, les jeunes réclament haut et fort la reprise des armes. « Ils refusent tout ! Même dans leur humeur ils sont agressifs », s’exclame Abda Ckej, membre du secrétariat national du Front Polisario. Le vieil homme se sent dépassé. « Les personnes qui ont fondé le Front Polisario sont maintenant une minorité. La majorité est composée de jeunes qui n’ont pas connu la guerre et qui ne connaissent pas la réalité », explique-t-il. « Ils nous mettent une grande pression. Ils nous demandent des armes, une formation militaire. On essaie de leur dire non et de les calmer, mais combien de temps tiendrons-nous encore ? Les procédés de paix ne donnent rien », ajoute Abda Ckej.
« On accepte de mourir pour notre cause », affirme Mohamed, le jeune chargé des forces spéciales de la gendarmerie. S’il meurt en combattant pour l’indépendance du Sahara occidental, il sera honoré et considéré comme un martyr. « De toute façon, les gens comme nous, avec aucune ressource, ils sont déjà morts », ajoute-t-il.
Rejoindre les forces de l’ordre, c’est aussi une manière de tromper l’ennui ou de répondre à des besoins économiques. Dans les camps, l’armée est l’un des seuls secteurs qui recrute.
S’expatrier pour exister
De nombreux Sahraouis font leurs études à l’étranger. Si leurs résultats sont satisfaisants, ils peuvent facilement obtenir des bourses pour étudier à Cuba, en Espagne ou en Algérie. Mais une fois de retour dans les camps, il leur est très difficile de trouver un emploi payé qui réponde à leurs qualifications.
Salama, un ami de Saleh, fait partie des nombreux jeunes qui ont décidé de s’expatrier. Il passe ses vacances dans les camps de réfugiés pour rendre visite à sa mère. Pendant que la famille s’active pour honorer les règles de l’hospitalité sahraouie, le jeune homme se confie : « Je reçois des critiques parce que je pars à l’étranger. Il y a des gens qui pensent qu’il faut rester ici et faire pression », explique-t-il. Salama se sert de quelques dattes et d’un verre de lait de chamelle avant de préciser : « Mais la majorité d’entre nous pense qu’il vaut mieux partir parce que l’aide humanitaire ne suffit pas. C’est grâce aux gens qui partent en Espagne qu’on a de quoi vivre. Ils permettent à leur famille d’avoir des choses très essentielles ».
La majorité des habitants des camps a déjà voyagé hors de l’Afrique. Nombre d’entre eux ont étudié à l’extérieur. Des programmes d’échanges sont aussi organisés pour les plus jeunes. D’après le ministre de la jeunesse et des sports, Ahmed Lehbib, c’est entre autres grâce à cela que peu de jeunes Sahraouis sont cooptés par les groupes terroristes qui sévissent dans la région. « Les djihadistes disent que les Occidentaux tuent les musulmans. Mais nos jeunes connaissent le monde occidental. Ils ne sont pas dupes », explique-t-il. « Nous promouvons aussi la compréhension des droits humains et des droits de la femme. Ces valeurs s’opposent à celles des groupes terroristes », ajoute le ministre.
La sécurité du Sahel se détériore d’année en année. Les jeunes Sahraouis présentent bien des avantages en tant que recrues pour les groupes qui sévissent dans la région : ils sont inoccupés, pauvres et connaissent le Sahara. Mais jusqu’à présent, peu d’entre eux ont rejoint les terroristes. Ils sont déjà mobilisés pour une cause : la leur.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.