La mort d’Idriss Déby, une affaire tchadienne, pas un complot russe

Le président Idriss Déby Itno a été tué le 19 avril 2021 dans des circonstances mal élucidées. L’ambassadeur américain en Libye évoque une possible implication russe et un officier de renseignement français confie que « le Tchad n’est qu’une étape [pour les Russes qui] aimeraient prendre pied en République démocratique du Congo ». Qu’en est-il vraiment ?

Des combattants du Front pour le changement et la concorde au Tchad (FACT) capturés avec leurs armes et véhicules au quartier général de l’armée tchadienne à N’Djamena, le 9 mai 2021
Djimet Wiche/AFP

Les événements de la mi-avril qui ont plongé le Tchad dans une crise politique et sécuritaire aiguë comportent bel et bien une facette russe. Il convient toutefois de ne pas l’exagérer. Présenter le gouvernement russe comme un conspirateur multipliant les manœuvres, ainsi que le font des parlementaires et des diplomates français — la plupart du temps sous couvert d’anonymat — revient à nier les raisons principales qui ont abouti à cette situation, et qui demeurent en grande partie propres au Tchad. Insister sur une complicité du Kremlin permet en outre d’occulter les complaisances des pays occidentaux, à commencer par la France, et de taire la contribution des Émirats arabes unis.

Le système Déby : une autocratie fragile

La crise à N’Djamena, encore mouvante et incertaine, est d’abord une crise tchado-tchadienne dont les ingrédients couvaient depuis des années. Depuis l’indépendance obtenue en 1960, jamais le pouvoir ne s’est transmis de manière pacifique. Les groupes rebelles qui ont pris le maquis se comptent par dizaines. Et tous les successeurs du premier président, François Tombalbaye, ont saisi le pouvoir par la force. En décembre 1990, bénéficiant d’un éphémère alignement en sa faveur du président français François Mitterrand et de son homologue libyen Mouammar Kadhafi, Idriss Déby Itno a renversé Hissène Habré, qu’il avait servi pendant des années, après avoir lancé une offensive éclair depuis le Soudan. Recyclant la même stratégie, nombre de ses opposants ont tenté, ces trois dernières décennies, de mettre fin au règne de Déby en lançant des rébellions depuis les pays voisins (la Libye et le Soudan). La France, quant à elle, a, au nom de la stabilité, presque toujours prêté main-forte aux dictatures de N’Djamena, comme si cette nation était de manière inhérente incompatible avec toute forme de pluralisme politique et de transition pacifique.

« Jamais Déby ne lâchera le pouvoir. Le seul moyen de le lui prendre, c’est en lui faisant la guerre », expliquait le chef d’un groupe rebelle en exil peu avant le décès de l’autocrate. Un autre dissident, lui aussi à l’étranger, indiquait pour sa part avoir longtemps espéré le changement par la voie des urnes, avant de se raviser : « Déby ne comprend que la force. C’est la seule façon de lui faire quitter le pouvoir ».

C’est aussi ce que pensait Mahamat Mahdi Ali, le chef du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), le mouvement qui a lancé l’offensive le 11 avril depuis le sud libyen et qui a précipité la mort de Déby. Lui aussi a décidé qu’il n’arriverait à rien sans les armes en février 2008, quand son mentor en politique, l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh, un homme de gauche comme lui, a disparu après avoir été arrêté par les forces de sécurité à N’Djamena. Il a probablement été exécuté dans les geôles du régime. Quand le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) est passé à l’action le 11 avril, jour de l’élection présidentielle à laquelle Déby se présentait, plusieurs autres mouvements rebelles basés en Centrafrique, en Libye et au Soudan attendaient leur heure.

Mais pour l’autocrate, la menace la plus sérieuse qui pesait sur son règne — et qui pèse toujours sur celui de son fils, Mahamat Idriss Déby, qui lui a succédé à l’issue d’un coup d’État le 20 avril — venait de l’intérieur. De son armée. Et de son propre clan.

Voilà des années que l’armée tchadienne est coupée en deux. D’un côté, il y a l’armée régulière : soldats mal payés, peu formés et mal équipés. De l’autre, il y a la Direction générale de services de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE), considérée comme une véritable garde prétorienne, et dont les hommes, pour la plupart issus de la communauté de Déby (les Zaghawa) bénéficient d’une meilleure rémunération, d’un meilleur équipement et d’une meilleure formation. Jusqu’au 19 avril, la DGSSIE était commandée par Mahamat Idriss Déby. Cette iniquité suscite de tenaces frustrations au sein des forces armées, jusqu’au rang des généraux. Certains d’entre eux se sont d’ailleurs publiquement opposés à la prise du pouvoir de Déby fils.

Parmi les Zaghawa eux-mêmes, il existe une âpre remise en question du système Déby. « Aujourd’hui, le régime est très fragilisé, il y a de nombreuses divisions au sein du pouvoir », confie un chef rebelle jouissant de solides contacts à N’Djamena. Au fil des ans, Déby s’était fait de nombreux ennemis parmi les siens, notamment à partir de 2009, lorsqu’il a conclu la paix avec le Soudan, un choix stratégique qui nécessitait d’abandonner les rebelles zaghawa du Darfour soutenus jusqu’alors par N’Djamena. Un autre sujet de crispations est lié à la dernière épouse du président, Hinda Déby Itno, une Arabe originaire du Ouaddaï qui a installé nombre de ses proches à des postes importants.

On comprend ainsi pourquoi la plus grande crainte de Déby, ces derniers temps, n’était pas une insurrection lancée depuis un pays voisin, mais bien une trahison interne. Selon plusieurs sources tchadiennes et françaises, il n’a d’ailleurs pas immédiatement perçu la menace que représentait le FACT au début de son offensive, et a négligé sa force de frappe.

Le FACT, une rébellion née en terre libyenne

Bien qu’officiellement créé dans la ville de Tanoua au nord du Tchad en mars 2016, le FACT a passé toute son existence en Libye. Immédiatement après sa création, issue d’une scission au sein de l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), un mouvement rebelle dirigé par Mahamat Nouri et dont Mahamat Mahdi Ali était le bras droit, le front connaît à son tour un éclatement : les dissidents créent un nouveau mouvement, le Conseil de commandement militaire pour le salut de la république (CCMSR). Ce dernier tente une incursion en août 2018 vers Kouri Bougoudi, dans le nord riche en or du Tchad. Une fois l’attaque repoussée par l’armée tchadienne, le groupe connaît un lent affaiblissement. Des éléments du CCMSR se réconcilieront avec Déby en mars 2021 tandis que d’autres intégreront le FACT.

Au moment de sa création, le FACT est basé au sud de Waddan, dans le district de Joufrah, au centre de la Libye. Il bénéficie de son étroite proximité politique avec Misrata, citadelle révolutionnaire alors représentée militairement par sa « Troisième Force » dans Joufrah et dans le Fezzan (sud-ouest libyen). Les rebelles tchadiens lui vendent leurs services. Quelques-uns aident notamment Misrata à faire barrage à l’organisation de l’État islamique (OEI) au sud de Syrte durant la campagne anti-terroriste de 2016. À la même époque, les avions du maréchal Khalifa Haftar, ennemi de Misrata, frappent les campements du FACT. Les rebelles tchadiens collaborent même avec la Brigade de défense de Benghazi, un groupe radical qui sera plus tard soupçonné du massacre de Brak Al-Shatti, où plus d’une centaine de soldats pro-Haftar sans armes ont été exécutés en mai 2017. Lorsque, le mois suivant, la Troisième Force de Misrata quitte le Fezzan et Joufrah, le FACT se retrouve sans son parrain.

À cette époque, il semblait évident que tout groupe armé tchadien était forcément dans le camp des révolutionnaires et islamistes libyens. Mais le FACT, composé d’environ 1 000 combattants souvent éparpillés en petites grappes, et s’adonnant parfois à des activités criminelles pour survivre a opté pour une posture différente en tissant graduellement, entre 2016 et 2018, une sorte de pacte de non-agression avec le maréchal Haftar. Après s’être affirmé dans Joufrah, ce dernier cherchait justement à accroître ses réseaux dans le Fezzan.

Créé en 2016 par des Oulad Souleymane (une tribu arabe libyenne) près de la côte, à l’est de Syrte, le 128e Bataillon entre vite dans la coalition de Haftar. Pour grossir ses rangs, l’unité libyenne incorpore non seulement des Mahamid du Fezzan et des centaines de mercenaires soudanais originaires du Darfour, mais aussi quelques éléments du FACT. Leur rémunération se fait souvent en nature, sous la forme de véhicules offerts ou de citernes de carburant de contrebande qui sont ensuite revendues plus au sud, notamment au Niger.

L’offensive sur Tripoli redistribue les cartes

Tout s’accélère fin 2018. Les brigades liées à Haftar et positionnées à Joufrah et à Benghazi préparent une manœuvre importante vers le sud-ouest visant à « prendre » le Fezzan. Une partie du FACT s’active également : elle accompagnera l’armada disparate du commandeur.

Après l’annonce que Sebha, plus grande ville du Fezzan, est désormais sous l’autorité de Haftar, le 128e Bataillon et d’autres brigades libyennes ainsi que des centaines de supplétifs darfouris foncent en direction de la ville de Mourzouq un peu plus au sud. « L’opération de Mourzouq, en février 2019, c’était de la violence ethnique : Oulad Souleymane et Zouaï [tribus arabes] contre Toubous », se souvient un citadin de Sebha, selon lequel « des membres du FACT, eux-mêmes des Toubous pour la plupart, étaient aux côtés des brigades de Haftar ». Mais il semble également que des officiers de l’armée tchadienne étaient là. La présence simultanée de combattants anti-Déby du FACT et de quelques agents fidèles à l’autocrate peut paraître surréaliste, mais « à ce moment, le FACT n’était pas perçu comme un problème, car beaucoup pensaient que Haftar allait l’emporter et prendre le contrôle du pays », ajoute le même témoin sud-libyen.

Début mars 2019, les principales brigades liées à Haftar quittent subitement le sud libyen pour se positionner dans le nord et se concentrer sur l’imminente marche vers la capitale Tripoli — une décision qui déplaît à Déby. Durant l’attaque sur la capitale libyenne, des combattants du FACT sont présents dans les faubourgs sud. Ils auraient participé aux combats et plusieurs y auraient péri. Dans les premiers mois, certains membres du FACT sont stationnés dans la ville de Gharyan, la base arrière de Haftar, là où les milices de Tripoli découvriront plus tard, abandonnés, des missiles antichars de l’armée française. Le camp de Tripoli, notamment le général Oussama Jouaili, emploie aussi quelques centaines de mercenaires tchadiens, mais pas les membres du FACT.

En 2019-2020, plusieurs États étrangers ont fourni ressources militaires et bienveillance diplomatique au maréchal dans l’espoir qu’il prenne Tripoli par la force, en vain. Trop peu de jeunes Libyens acceptaient de risquer leur vie sur la ligne de front pour Haftar, ce qui l’obligeait à employer des milliers de mercenaires étrangers. L’affiliation du FACT à la grande caravane Haftar a permis au groupe d’être au contact d’une opération qui fut certes un échec, mais fut généreuse en matériel de guerre.

Le groupe Wagner entre en scène

Près d’un an avant l’arrivée début septembre 2019 des mercenaires russes sur le front tripolitain, le groupe Wagner jouait déjà un rôle dans la logistique, la protection et la formation au sein de la coalition de Haftar, dont l’équipement provenait avant tout d’un parrain crucial : Abou Dhabi.

Selon Mahamat Mahdi Ali, les Russes de Wagner n’étaient pas particulièrement enthousiastes lorsqu’ils ont dû cohabiter avec ses hommes dans le centre libyen. « Au début, ils nous considéraient comme des ennemis. Ils me voyaient, moi, comme un suppôt de la France, étant donné que j’y avais vécu. Et ils pensaient qu’on était les mêmes que les Tchadiens qu’ils avaient combattus en République centrafricaine. Au fil du temps, ils ont fini par nous tolérer. Mais moi aussi, je m’en méfiais beaucoup. » Les deux groupes avaient une mission commune : combattre auprès de l’Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar. « Les Russes nous ont formés à l’utilisation de certaines armes », admet Mahamat Mahdi Ali, selon qui la coopération n’est pas allée au-delà.

Après l’intervention massive de la Turquie en janvier 2020, augmentée de milliers de mercenaires syriens, les Russes se retirent de la Tripolitaine le 22 mai. Privée de ce soutien indispensable, la coalition de Haftar est expulsée de force le mois suivant. La fin de la guerre pour Tripoli s’accompagne d’une démobilisation vers le sud des Tchadiens.

Selon certains témoignages, la proximité opérationnelle entre Wagner et le FACT se serait resserrée à partir de l’été 2020. Les Russes ne contrôlaient pas pour autant le groupe tchadien. Il se peut cependant qu’en apportant une aide technique au FACT, Moscou ait perçu une occasion de contribuer indirectement au désordre à N’Djamena, à un moment où cela pouvait servir ses intérêts en Centrafrique. Moscou a mis un pied dans cette autre ancienne colonie française il y a trois ans à la faveur d’un accord de coopération militaire conclu avec le président Faustin-Archange Touadéra. Ce dernier est persuadé que l’un de ses prédécesseurs, François Bozizé, qui avait pris la tête de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) a bénéficié du soutien de N’Djamena jusqu’à la mort de Déby.

Le désordre et la fragmentation servent la stratégie de la Russie dans l’ancien « pré carré » français en Afrique. Cela étant dit, il est impossible aujourd’hui d’imputer l’origine de la crise tchadienne à la malveillance russe. En outre, la France ne peut se dire surprise des effets secondaires émanant du lien indémêlable et grandissant entre Wagner et le camp Haftar, puisqu’elle l’a indirectement encouragé (de même qu’elle a involontairement envoyé Touadéra dans les bras des Russes en 2017, en votant, au Conseil de sécurité de l’ONU, l’envoi de « coopérants » russes à Bangui). Enfin, son alignement stratégique, voire sacro-saint, sur Abou Dhabi concernant la Libye et certains autres dossiers, rend Paris aveugle aux composantes problématiques de la coalition de Haftar.

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