Peu importe au fond qui a attaqué le 14 septembre deux sites pétroliers majeurs en Arabie saoudite : les houthistes seuls ? Conseillés ou pilotés par les Iraniens ? Les Iraniens seuls ? Chacun considère, à haute voix ou in petto, que la République islamique est la première responsable. Celle-ci, par une note formelle adressée à l’ambassade de Suisse à Téhéran, représentant les intérêts américains, a certes rejeté l’accusation, mais fait aussi savoir aux États-Unis que toute frappe en réplique serait suivie d’une riposte de large portée. La séquence a dissuadé Saoudiens et Américains d’intervenir. Donald Trump ne viendra pas soutenir son ami le prince héritier Mohamed Ben Salman dans une action militaire. Et donc personne ne bougera.
Dans l’impasse
Voilà donc Américains et Saoudiens prisonniers de leurs contradictions. Donald Trump aimerait voir les Iraniens à genoux, mais ne veut pas d’une guerre dans le golfe Arabo-Persique. À peine 13 % des Américains y sont favorables. Cela ferait de nouveaux morts, augmenterait le prix de l’essence à la pompe et détruirait ses chances d’être réélu en 2020. Il se trouve empêtré dans son choix de sortir de l’accord nucléaire de Vienne conclu en 2015 et d’appliquer à l’Iran une politique de « pression maximale ». Celle-ci est devenue une fin en soi, faute d’avoir clarifié à Washington le but ultime recherché : « regime change » ou changement de comportement de la République islamique ? Meilleur encadrement ou démantèlement des programmes nucléaire et balistique ? L’échec des sanctions à faire plier le régime — désormais patent — mais l’impossibilité d’imaginer autre chose ont mis les Américains dans une impasse.
Quant aux Saoudiens, le désastre de leur guerre contre les houthistes au Yémen se retourne à présent contre eux, et plus précisément contre le prince héritier Mohamed Ben Salman, qui l’a imprudemment lancée en 2015. Les voilà menacés sur leur propre sol, sans que leurs extraordinaires dépenses militaires ni la présence américaine dans la région ne semblent les protéger. La sécurité de la population se trouve mise en cause, ainsi que sa prospérité, puisqu’elle dépend de la capacité du pays à produire et à exporter paisiblement son pétrole, donc de la paix dans la région. Et cette prospérité conditionne à son tour l’avenir de la dynastie des Saoud, plus fragile à cet égard que la République islamique qui tient depuis quarante ans le pays sous sa coupe, malgré sanctions, guerre, restrictions et mécontentement de la majorité des Iraniens.
Les dilemmes de Téhéran
Le régime iranien avait-il anticipé ce qu’il voit comme un brillant succès ? La complexité de l’opération, la précision des frappes sur les installations d’Abqaiq et de Khourais ont laissé les experts pantois, et remis au travail les états-majors de la région et au-delà. La question se pose d’ailleurs de complicités internes ayant guidé au moins certains engins dans leur trajectoire finale sur leur cible. Les houthistes, en revendiquant les frappes, ont fait une allusion à une aide venue de l’intérieur. Encore de quoi inquiéter les Saoudiens.
Mais la satisfaction des dirigeants iraniens ne devrait pas leur faire oublier les dilemmes dont ils sont, eux aussi, prisonniers. La « résistance maximale » qu’ils opposent à la « pression maximale » des Américains tend à devenir, de même, un but en soi. S’enfermer dans cette posture, comme le font les radicaux du régime, revient à laisser l’initiative à l’adversaire, qu’il s’agisse de la guerre ou de la paix, et plonge indéfiniment l’économie du pays dans le marasme. Aujourd’hui, chacun exige de l’autre l’impossible : aux Américains, les Iraniens demandent la levée immédiate de toutes leurs sanctions ; les Américains demandent en retour aux Iraniens de démontrer qu’ils renoncent pour toujours à l’arme nucléaire et à ses vecteurs, ainsi qu’à leur influence dans la région. Et donc les Iraniens refusent le contact avec Trump et ses séides, considérant que ce serait déjà se soumettre.
Changement de donne et opportunités
Les frappes en Arabie saoudite viennent toutefois de modifier la donne. Pour quelques semaines peut-être, guère plus, avant que ne s’estompe la marque que ces évènements ont imprimée dans les esprits, le gouvernement iranien dispose de la faculté de faire un pas vers l’adversaire sans donner à l’extérieur — et encore moins à l’intérieur — le sentiment qu’il est en train de plier. Cette opportunité précieuse, éphémère, est à saisir. Les dirigeants de Téhéran y songent d’ailleurs peut-être, si c’est comme on peut le penser l’Iran qui a soufflé aux houthistes l’idée de déclarer une trêve dans leurs attaques contre le territoire saoudien. Il faudra voir aussi à quoi ressemble le projet de sécurité et de coopération dans la région que le président Hassan Rohani devrait proposer bientôt à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations unies à New York.
On n’en est pas encore à une rencontre Trump-Rohani. La première étape devrait rechercher les quelques concessions réciproques que les deux parties pourraient avancer : levée au moins partielle de sanctions sur le pétrole, en échange d’un retour à la stricte application de l’accord nucléaire de Vienne pour l’Iran, et encore d’un geste supplémentaire à trouver, suffisamment indolore pour être accepté par les durs du régime, mais suffisamment visible pour permettre à Trump de le présenter comme un brillant succès. La mise en veille d’un paquet de centrifugeuses pourrait peut-être faire l’affaire. Les Français, qui ont déjà beaucoup parlé aux deux parties, auraient là un rôle à jouer. Nul doute que les conversations vont aller bon train à New York dans les jours qui viennent.
Si une dynamique de réduction des tensions devait ensuite s’enclencher — elle ne pourrait ignorer le Yémen —, il deviendrait possible d’imaginer dans les prochains mois une rencontre de format et de niveau à définir, qui permettrait d’aller plus loin. Trump pourrait en tirer profit pour sa campagne présidentielle, mais le gouvernement iranien également, si elle avait lieu avant les élections législatives annoncées pour février 2020. Dans la période qui s’ouvre, l’affaiblissement probable de deux des adversaires les plus déterminés d’un rapprochement irano-américain : Benyamin Nétanyahou en Israël et Mohamed Ben Salman en Arabie saoudite, jouerait en ce sens. De même qu’un timide glissement de la guerre civile syrienne vers une amorce de solution politique. Pour une fois, les cartes sont dans la main des dirigeants de Téhéran. Sauront-ils mettre de côté leurs querelles de factions pour prendre l’initiative ? Rien n’est moins sûr, mais il n’est pas interdit d’espérer.
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