Journal de bord de Gaza 7

« La plus grande joie d’un enfant, c’est de faire manger sa famille »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

L'image montre des enfants qui se rassemblent autour d'une grande marmite. Un enfant, tenant une louche, verse une soupe dans un bol. D'autres enfants, attentifs, attendent leur tour pour recevoir leur repas. L'atmosphère semble conviviale, et l'environnement est extérieur, probablement dans une aire où des repas sont servis. Les enfants portent des vêtements variés, et certains semblent impatients et enthousiastes.
Rafah, le 5 mars 2024. Des enfants palestiniens reçoivent des rations de nourriture cuisinée dans le cadre d’une initiative de jeunes volontaires, alors que la faim est généralisée dans la bande.
MOHAMMED ABED / AFP

Dimanche 17 mars 2024.

C’est la plus grande joie de ma vie. Il y a deux jours j’ai reçu un appel de nos anciens voisins de Gaza ville, la famille de Chahine. Ils habitaient dans la même tour que nous. Leur appartement, au dernier étage, a été complètement détruit. La famille compte quatre enfants, deux garçons et deux filles. Ils font partie des quelque 400 000 personnes qui n’ont pas fui vers le sud, qui ont choisi de rester à Gaza ville, où la situation est encore pire qu’ici. La benjamine s’appelle Ghada, elle a sept ou huit ans. Je l’appelais Doudou, elle était ma chouchoute, elle me faisait des câlins, des bisous, je l’adorais, je l’adore toujours. Son père me l’a passée au téléphone. J’avais les larmes aux yeux. Elle m’a dit combien je lui manquais et elle m’a demandé : « Est-ce que tu peux venir pendant le ramadan, on va faire des iftar [repas de rupture du jeûne] ensemble ». Je lui ai demandé si elle voulait du chocolat, comme avant. Elle m’a répondu : « Non, ‘ammo1, je préfère que tu nous apporte des légumes et de la viande, ou du poulet, parce qu’on n’en a pas vu à Gaza depuis cinq mois ». Cette réponse m’a brisé le cœur. J’ai insisté mais elle m’a dit : « Tu sais, on vit une famine ici. Et je ne veux pas que mon père aille dans ces ronds-points de la mort [où l’armée israélienne a plusieurs fois tiré sur des civils qui attendaient les camions transportant de l’aide], je préfère qu’il reste avec moi ».

J’ai pensé toute la journée à cette petite Doudou qui rêvait de légumes et de poulet, des choses banales en temps normal, mais qui ne l’étaient pas non plus plus pour nous, plus au sud. J’ai mis dans un petit sac quelques tomates, quelques concombres, un peu d’oignon et de pommes de terre, deux kilos en tout peut-être. Et comme on n’a pas de poulet à Rafah, j’ai ajouté de la viande hachée en boîte, ce qu’on appelle « Bolobeef »2 ici. Je suis allé au terminal de Rafah, à la frontière égyptienne, d’où partent les camions d’aide humanitaire. J’ai demandé s’il y en avait un qui allait à Gaza ville, et si le conducteur pouvait ajouter mon petit sac à sa cargaison. Et justement quelqu’un qui était à côté de moi m’a dit que son frère était chauffeur et qu’il partait pour Gaza ce jour-là. À ma surprise, il connaissait notre ancien quartier, et il me connaissait comme étant le journaliste qui a des contacts en France. Il m’avait vu à la télé raconter comment j’étais sorti de Gaza ville. Il a dit : « Je vais demander à mon frère de prendre le sac, mais je ne te promets rien, car c’est interdit de transporter autre chose que la cargaison du camion ». Je lui ai donné le numéro de téléphone de mon ami.

Son frère est allé sur place. Il a remis le sac à Chahine. Le lendemain j’ai reçu un SMS de mon ami :

Doudou a sauté de joie. Elle a dit : « c’est le plus beau cadeau de ma vie. Enfin on va manger de la viande, enfin on va faire une salade, on va manger des légumes ; et c’est grâce à moi, parce que ‘ammo Rami m’aime et qu’il m’a envoyé ce cadeau ».

J’ai relu ce message trente-six fois, les larmes aux yeux. J’ai pensé : on en est arrivé au point que la plus grande joie d’un enfant, c’est quelques tomates et une boîte de conserve. Elle ne voulait pas de jouet ni de chocolat, elle voulait faire manger sa famille. J’ai essayé de joindre Chahine et sa famille, pour entendre encore la voix de Doudou, mais les communications ne passaient pas. Mais j’étais content d’avoir pu faire quelque chose, d’avoir pu faire entrer la joie dans le cœur de ma petite Doudou. Mais combien y a-t-il de Doudou à Gaza ? Combien d’enfants qui rêvent de quelques tomates ?

Il y a 400 000 personnes au nord de la bande de Gaza. Nous sommes une société jeune. Un tiers ou peut-être la moitié d’entre eux sont des enfants. Je sais que ce petit cadeau ne les a pas rassasiés, mais il a pu leur donner un peu de joie. Et j’enrage devant les millions dépensés pour les « corridors humanitaires maritimes » qui vont prendre beaucoup de temps, ou les parachutages, alors que la solution est très simple : faire pression sur les Israéliens pour augmenter le nombre de camions qui rentrent. Dire qu’il n’y a pas de sécurité, ou que le Hamas va détourner l’aide, ce sont des prétextes. Et si c’était vrai, les mêmes choses se produiraient avec l’aide qui arrivera par la mer. Le lieu de débarquement de la cargaison transportée par la barge de l’ONG espagnole, c’est juste un terminal de plus3. Et une fois débarquée, l’aide sera traitée comme celle qui passe par les terminaux terrestres. Donc ce n’est qu’un prétexte. Arrêtez cette hypocrisie de « l’aide humanitaire » ! Si les Israéliens veulent que rien ne passe par eux, c’est pour couper tout lien avec Gaza.

Cette aide maritime, ce n’est pas une idée américaine, c’est une idée israélienne, que les Israéliens avaient négociée avec le président chypriote et présentée à Biden dès l’automne dernier. Biden veut faire croire qu’il est le sauveur de la bande de Gaza, il veut faire croire qu’il « fait pression sur les Israéliens », mais c’est faux. Il a juste obéi aux ordres des Israéliens. Ils sont en train de séparer la bande de Gaza non seulement d’Israël mais du reste des Palestiniens et de l’Autorité palestinienne. Ils veulent créer un gouvernement à leur botte, un gouvernement de Vichy, pour prendre une comparaison avec l’histoire de France.

Ils veulent faire croire que la question ce n’est pas l’occupation ni la conquête de la terre, et que les gens qui sont là sont seulement de pauvres indigènes à qui il faut donner à manger. Ils ont réussi à réduire la question politique à une simple question humanitaire.

L’essentiel, ce n’est pas ce qu’a fait le Hamas le 7 octobre, ni les prisonniers, mais le fait qu’Israël veut profiter de la situation pour faire ce qu’il n’a pas pu faire depuis 1948 : faire fuir l’ensemble de la population palestinienne. Tous les jours il y a des gens qui partent de Gaza, en payant des sommes exorbitantes à une agence de voyages égyptienne, pour fuir la machine de mort, les boucheries, les massacres qui se produisent sur toute la bande de Gaza, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.

Les Israéliens ont toujours des buts tactiques, et des buts stratégiques. Je crois que ce corridor maritime est aussi un moyen stratégique : les Israéliens veulent expulser toute la population de Gaza, mais en disant qu’ils sont partis volontairement. Cela peut ressembler à une théorie du complot, mais si vous voulez vivre dans cette région, vous devez croire aux théories du complot.

1« mon oncle », terme affectueux et respectueux pour une personne plus âgée

2NDLR. Déformation de bully beef, l’équivalent du corned-beef.

3NDLR. Référence à l’ONG espagnole Open Arms qui a remorqué une barge chargée de 200 tonnes de vivres pour Gaza-ville.

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