Histoire

La Qarafa, cité des morts et des vivants au cœur du Caire

Aux origines de la métropole égyptienne · L’importance et la sacralité de la mort en Égypte remontent à l’Antiquité. Elle est le commencement d’une autre vie, éternelle, selon la croyance des anciens Égyptiens qui firent de leurs cimetières les seuils de cette vie future. Avec l’avènement de l’islam en Égypte, cette idée n’a rien perdu de son importance : les musulmans accordent à la mort une place tout aussi considérable. Ceci explique le soin qu’ils ont mis à choisir les lieux de leurs sépultures et à déterminer le statut de leurs morts.

La Qarafa.

En Égypte, les musulmans ont choisi le mont Mokattam et ses versants pour enterrer leurs morts, pour différentes raisons. Sur le plan spirituel, les historiens indiquent qu’Al-Moukaoukis, chef des coptes, voulut acheter ce mont à Amr Ibn Al-As, qui gouvernait alors l’Égypte, pour la somme de 70 000 dinars, car les écrits coptes affirmaient qu’on y trouvait des boutures de l’arbre du paradis. Les musulmans préférèrent cependant le conserver pour y enterrer leurs propres morts. Par ailleurs, ce mont est un lieu sec où les corps ne s’altèrent que lentement. On raconte à ce propos que Saladin fit accrocher de la viande au Caire, où l’on constata que sa couleur s’altérait après une journée et une nuit, puis fit de même au lieu où se dresse aujourd’hui la citadelle qui porte son nom. Là, l’altération survint au bout de deux jours et deux nuits. Il ordonna donc qu’une citadelle fût construite à cet emplacement.

La ville d’Al-Fustat a été le premier lieu occupé par les musulmans sur la terre d’Égypte, et ils en ont réservé le sommet, situé à l’est, aux sépultures. Le lieu prit ensuite le nom d’« Al-Qarafa », car il était initialement dédié à une branche de la tribu yéménite des Maafir appellée Banou Qarafa, ainsi que le note Yaqout Al-Hamaoui dans son Dictionnaire des pays, Mujam al-buldan.

Un tropisme soufi

La tribu des Maafir1 commença par s’installer dans le périmètre qui entoure la mosquée Amr Ibn Al-As. Haiouil Ibn Nachira Al-Maafiri appartenait au groupe formé par Amr Ibn Al-As pour dessiner le plan d’Al-Fustat et y répartir les tribus. Leur quartier fut nommé « quartier d’Al-Maafir Ibn Yaafour Ibn Marra Ibn Adad ». Ils furent cependant chassés de cette zone par les moustiques qui y affluent en période de crue, et s’installèrent à l’est d’Al-Fustat, à proximité du mont sacré connu sous le nom de Mokattam. Ce lieu convenait à leur ancien mode de vie yéménite, antérieur à leur venue en Égypte.

Il se peut qu’ils aient préféré l’isolement et la retraite au mélange avec la nouvelle société égyptienne, ce qui suggère un tropisme soufi. On en trouve confirmation dans leur histoire avec le calife Al-Mamoun. On raconte en effet qu’une année il leur réclama de l’argent, le prince d’Égypte lui ayant rapporté que cette tribu ignorait tout des comptes et des mesures, qu’ils étaient sots et que leurs ancêtres vivaient isolés du monde. Al-Mamoun envoya donc un émissaire auprès de leurs notables quand il arriva en Égypte. Il lui dit : « Je veux un prêt de mille dinars. » À l’arrivée de l’émissaire, ils lui répondirent : « Nous n’avons pas une telle somme. Nous ne pouvons lui avancer que ce que nous avons. » Ils réunirent pourtant plusieurs milliers de dinars. Quand l’émissaire revint avec tout cet argent et fit à Al-Mamoun le récit de ce qui lui était arrivé auprès de la tribu, ce dernier en fut bien surpris. Il leur rendit leur argent avec remerciements et compliments, et conclut : « Par Dieu, je n’avais d’autre intention que de voir s’ils étaient idiots à ce point ! »

Il semble aussi que cette tribu aux nombreuses branches a réservé à chacune d’entre elles un emplacement particulier, et les sources concordent sur le fait qu’Amir Al-Maafiri fut enterré à proximité de la branche des Banou Qarafa. Comme il était le premier musulman à mourir en cette période d’installation, les gens prirent l’habitude de dire de quiconque mourait après lui : « il est enterré auprès d’Amir, qui est près des Banou Qarafa. » C’est ainsi que le nom de Qarafa devint celui de la nécropole. Au moment de l’incendie d’Al-Fustat2 et de la crise du règne d’Al-Moustansir, les aides allouées à la région par ses protecteurs se faisant de plus en plus rares, ce site tomba en ruines. Ses habitants l’abandonnèrent, il devint désert et dédié aux seules sépultures. Les Banou Qarafa ne laissèrent derrière eux que leur nom sur le plan. Al-Ayni écrit Maghani Al-Akhiar : « Le lieu fut nommé Qarafa car les Banou Qarafa s’y installèrent lors de la conquête de l’Égypte. »

Quant à Ibn Khallikan, il dit : « Il y a deux cimetières de Qarafa : le grand se trouve à Al-Fustat et le petit, au Caire, abrite la tombe de l’imam Al-Chafii, que Dieu soit satisfait de lui. » Al-Zubaydi dit enfin Taj Al-Arous : « Al-Qarafa est un district d’Al-Fustat, au Caire, qui fut occupé par les Banou Ghouchn Ibn Seif Ibn Ouail de la tribu des Maafir dont les Qarafa sont une branche. Cette dernière s’y est installée et lui a donné son nom. C’est aujourd’hui le cimetière du Caire. Il est doté de batiments majestueux, de vastes espaces, un marché s’y tient et on y trouve les sanctuaires des pieux ancêtres, les tombes de grands personnages comme Ibn Touloun ou Al-Madhiraii, symboles de grandeur et de magnificence. » Il ajoute : « La plupart des Maafir vivent en Égypte, ils y ont un lieu bien connu, lié à Al-Qarafa, qui est le nom de leur mère. Ils ont donné leur nom à ce lieu. »

« Belle demeure pour ce monde et pour l’autre »

Le vaste site dont le cimetière de la Grande Qarafa prit ensuite la place n’était cependant pas qu’une nécropole musulmane. Il s’agissait également d’un lieu de résidence et d’un repère pour les vivants. Elle fut habitée par un grand nombre de princes, de dignitaires, ou de gens modestes, qu’ils soient soufis ou simplement en quête de pureté, de sérénité et de cette sagesse dont nous instruit la mort. Ils y ont construit des mosquées, des écoles, des palais, des bains, des marchés, des quartiers et des rues, qui en firent une ville à part entière, ainsi décrite par les voyageurs arabes et non arabes.

Ali Ibn Moussa Ibn Mohamed Ibn Said, dans son ouvrage (Al-Moughrib Fi Houla l-Maghrib) (Les Merveilles parmi les parures du Maghreb), écrit : « J’ai passé plusieurs nuits à la Qarafa, qui se trouve à l’est d’Al-Fustat. Les maisons des dignitaires d’Al-Fustat et du Caire s’y trouvent, ainsi que des tombeaux que surmontent des constructions soignées. Sous une coupole richement ornée se trouve le tombeau de l’imam Al-Chafii. Il y a aussi une grande mosquée. Autour des nombreuses tombes sont prévus des waqfs3 pour les gens modestes. Une grande école est dédiée au chafiisme, où des chants se font toujours entendre, surtout les nuits de pleine lune. C’est le plus grand quartier du Caire et son principal lieu de promenade. À ce propos, on lit :

La Qarafa tient deux contraires ensemble,
Belle demeure pour ce monde et pour l’autre.
Que de nuits passées là, accompagnés
D’un air dont jaillit presque une cascade.
Illuminant la Terre, la pleine lune
Dont un ruisseau paraissait s’échapper,
Semblait sourire à des visages frères
Quand sa face, complète, irradiait4. »

Al-Maqrizi écrit : « On s’accorde à dire qu’il n’y a sur terre aucun cimetière plus étonnant, plus éblouissant, plus grand, ni de dômes, constructions ou habitations plus propres, ni de tombes plus superbes [que celui de la Qarafa]. Tout y est camphre et safran, et tous les livres le révèrent. Lorsque tu le surplombes, tu vois apparaitre une ville blanche que domine le haut mont Mokattam comme une muraille qui se tiendrait derrière elle » (Al-Khitat).

Une historiographie à nulle autre pareille

On s’étonnera de remarquer qu’aucune nécropole n’a suscité autant d’écrits et d’ouvrages que les nécropoles d’Égypte. L’école historique égyptienne a développé comme nulle autre un genre historiographique important consacré à ces villes, dont on décrit la topographie. Il ne s’agit pas seulement des deux Qarafa, ni des seules nécropoles, mais aussi des tombes dispersées dans les différentes capitales égyptiennes, d’Al-Fustat au Caire, que de nombreux compagnons et descendants du Prophète ont honoré en s’y faisant enterrer, tout comme des savants religieux, juristes ou martyrs.

Les historiens ont donc entamé un travail de corroboration de ces données, dans des travaux appelés « plans des nécropoles » ou Ziyarat (visites), mais la plupart de ces ouvrages ne nous sont hélas pas parvenus et nos connaissances à leur sujet nous proviennent uniquement d’autres sources.

L’historien égyptien Youssef Raghab a élaboré une liste des titres de ces ouvrages pendant plus de quarante ans, où il examine les registres ayant trait au sujet, et les classe chronologiquement5. Néanmoins, les informations auxquelles il a eu accès demeurent insuffisantes, puisque nous ne disposons pas de ces registres complets, et qu’il cite dans la plupart des cas le nom des auteurs mais pas celui de leurs œuvres.

On distingue trois méthodes différentes dans ces ouvrages. La première et la plus fréquente est la méthode sérielle. Elle se distingue par une enquête suivie sur le terrain, qui consiste pour l’historien à diviser la Qarafa en secteurs, puis à étudier chacun de ces secteurs à fond, en citant tombe après tombe.

La seconde est nommée méthode catégorielle. Elle s’appuie sur la distinction des sépultures en fonction de catégories, sans tenir compte de l’emplacement. L’historien choisit par exemple les compagnons du Prophète, consigne leurs tombes indépendamment du lieu, puis passe à sa famille, puis ses successeurs, les pieux ancêtres, les grands maîtres mystiques et les soufis, les juristes, les savants religieux, les gouvernants et les princes. Le livre d’Ibn Al-Jabbas, Muhadhib al-talibin ila qubûr al-salihin — « Guide des sépultures des hommes pieux à l’usage des disciples » — est considéré comme l’exemple parfait de cette méthode.

La troisième méthode, enfin, est chronologique. Elle ne diffère pas beaucoup de la précédente, qui se concentrait sur les catégories sans considération de lieu. Celle-ci ne tient pas plus compte des emplacements, elle choisit en revanche comme critère l’année du décès, sur le modèle du système des annales. Hélas, aucun texte appliquant cette méthode ne nous est parvenu. C’est Ibn Al-Nasikh, dans son Misbah Al-Dayaj — « La Lanterne dans les ténèbres » — qui indique son existence.

Les historiens inconnus des Ziyarat

Les historiens des Ziyarat n’ont pas bénéficié de la même reconnaissance ni de la même notoriété que les savants d’autres disciplines, ce qui a eu une influence négative sur la diffusion de leurs ouvrages. Il est donc difficile de les qualifier d’historiens de second ordre sans risquer de me tromper. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, ils ne s’intéressent pas à l’histoire ni à aucune discipline savante. Ainsi, on ne trouve trace d’aucun ouvrage ou registre chez ces auteurs dans un autre champ de connaissance que celui des Ziyarat. Ensuite, chaque auteur semble avoir composé son ouvrage dans un but déterminé ; ainsi, Ibn Al-Nasikh a composé son ouvrage pour se rapprocher du vizir de son époque, Ibn Hanna, corriger les erreurs de son prédécesseur Mouaffaq Eddine Ibn Othman et compléter son ouvrage. Al-Sakhaoui a écrit le sien pour expurger celui de son maitre Ibn Al-Zayyat des erreurs du copiste et y faire des ajouts.

Enfin, ces ouvrages ne sont jamais cités par les ouvrages de traduction et d’histoire ni par les bibliographies. On ignore ainsi tout d’Ibn Othman, hormis la date approximative de son décès. De même, Youssef Raghab a estimé la date du décès d’Ibn Al-Nasikh à 1297 (696 de l’hégire) en se fondant sur les faits les plus récents mentionnés dans son livre. Quant à Ibn Al-Ziyyat, dont l’ouvrage n’a fait l’objet d’aucune traduction connue, personne ne le cite hormis Omar Rida Kahhala dans son Dictionnaire des auteurs, Mujam al-muallifin. Al-Sakhaoui est très régulièrement confondu avec son homonyme Al-Hafiz Chamseddine Al-Sakhaoui, mort en 1497 (902 de l’hégire)6. Ibn Al-Jabbas fils, mort en 1336 (736 de l’hégire), ne se voit consacrer que trois lignes dans le Al-Aalam d’Al-Zirikli, fondées sur les indications de la quatrième de couverture de l’exemplaire de son ouvrage conservé à Rabat. On passera sur les auteurs dont les œuvres ne nous sont pas parvenues et sur lesquels nous n’avons pas le moindre renseignement, comme Ibn Saad, Ibn Al-Taouir, Al-Musabbihi et d’autres encore.

En plus des auteurs de Ziyarat déjà mentionnés, qu’on dispose ou non de leurs œuvres, il y a des topographes spécialistes des Ziyarat qui n’ont jamais composé d’ouvrage sur le sujet, mais avaient une connaissance pratique suffisante des sites mortuaires pour indiquer les différentes tombes des deux capitales, de la Petite Qarafa comme de la Grande et des versants du mont Mokattam. Ils sont eux-mêmes cités dans les livres de Ziyarat, lorsque les historiens visitent leurs tombes. Ibn Al-Zayyat et Al-Sakhaoui en mentionnent bon nombre.

1NDLR.Tribu yéménite ancienne mentionnée dès le VIIe siècle av. J.C. Ils ont reçu le nom de « Mikhlaf Maafir » au Yémen, et sont nombreux en Égypte. Les rois de la dynastie des Amirides d’Al-Andalous appartiennent à cette tribu, qui dirige de nos jours l’ensemble des provinces formant la région appellée Al-Hajariya, au sud-ouest de la ville de Taëz.

2En 1168 (564 de l’hégire), à la fin de l’ère fatimide, sous le règne d’Al-Adid, les croisés mirent le feu à Al-Fustat à leur arrivée en bateau par le Nil, firent de nombreux prisonniers et pillèrent la ville sous l’autorité du roi Amalric. Ce dernier donna l’ordre à son ministre de réduire des hommes en esclavage et de mettre le feu à la ville.

À la suite de cet incendie, la ville d’Al-Fustat devint une ville-fantôme, vidée de ses habitants pendant plusieurs siècles, et perdit son importance financière, économique et industrielle. Il n’en resta que la mosquée Amr Ibn Al-As qui fut miraculeusement sauvée de l’incendie.

3NDLR. En droit musulman, désigne en principe un bien ou un ensemble de biens (généralement immobiliers) instaurés en fondation pieuse ou charitable. Ces biens ne peuvent en aucun cas être vendus ou aliénés.

4Ibn Said Al-Maghribi, Al-Mughrib Fi Huliy Al-Maghrib, I, p. 10-11.

5« Essai d’inventaire chronologique des guides à l’usage des pèlerins », Revue des études islamiques, XLI/2 (1973), p. 259-280.

6L’exemple le plus célèbre de cette confusion se trouve chez Carl Broeckelmann, qui attribue l’ouvrage Tuhfat al-Ahbab à Al-Hafiz Chamseddine Al-Sakhaoui. Fuat Sezgin a publié le livre aux Presses de l’université de Francfort sous cette même fausse attribution.

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