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Entretien avec Ali Guenoun

La reconnaissance du fait amazigh, un défi pour tous les Algériens

Depuis plusieurs semaines, le pouvoir algérien a lancé une offensive contre la place du drapeau amazigh dans les manifestations. Quelle est la place des Kabyles dans ce hirak qui secoue l’Algérie ? Ont-ils des revendications propres ? Nous avons interrogé l’historien Ali Guenoun.

Le 26 juin, une centaine de personnes se sont réunies à Alger, au siège du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD)1. Venues de partis politiques progressistes, d’associations et de la société civile, elles ont établi un « pacte » pour mettre fin au statu quo et exiger la libération de détenus politiques ainsi qu’une transition vers de nouvelles élections. Que cette réunion se soit tenue au siège de l’un des plus anciens partis kabyles signifie-t-il que ceux-ci vont chercher à s’imposer et faire valoir leurs propres revendications ?

Par ailleurs, les apparitions de plus en plus fréquentes de l’anay aqbayli, le drapeau berbère, frappé des symboles amazighs2, dans les manifestations du vendredi ont fait l’objet d’interventions musclées des forces de police et d’arrestations de manifestants.

Il est donc patent que la remise en cause du général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, considéré comme le véritable leader de l’issaba, le gang, par l’ensemble des protestataires qui participe au Hirak (mouvement) s’accompagne maintenant pour certains Kabyles d’une exigence de reconnaissance de l’identité berbère. Jusqu’où et sous quelle forme celle-ci peut-elle espérer être admise tant par les gouvernants que par les autres composantes de la société algérienne ?

Une place éminente dans le mouvement d’indépendance

Jean Michel Morel. — On considère en Algérie que les Kabyles représentent 13 % de la population, soit un peu plus de 3 millions de personnes, auxquels il faut rajouter la diaspora de 2 millions et demi de personnes. Cette forte minorité s’est manifestée à plusieurs reprises depuis 1949. Pouvez-vous revenir sur les grandes étapes qui, depuis cette date, ont marqué les rapports des Kabyles aux autres forces politiques et aux militaires ?

Ali Guenoun. — En fait, on ignore le nombre exact de Kabyles en Algérie. Le dernier recensement qui a pris en considération les différences linguistiques remonte à 1966. Il ne faisait apparaître que les kabylophones. Les Kabyles arabisés des villes de l’intérieur n’étaient pas pris en compte.

Dès les années 1920, les ouvriers kabyles qui se sont frottés aux syndicalistes de la Confédération générale du travail (CGT) et aux militants du Parti communiste français (PCF) dans les chantiers et usines ont été sensibilisés sur le sort de leur pays et la nécessité d’une lutte anticoloniale. L’Étoile nord-africaine (ENA)3 est dominée par des militants originaires de Kabylie, même s’ils ont porté à la tête de leur mouvement un chef originaire de Tlemcen.

Ces militants ont énormément contribué à la propagation de l’idée nationale chez les immigrés algériens, mais aussi en Algérie et particulièrement en Kabylie et à Alger, grâce à leurs incessantes pérégrinations entre la France et l’Algérie. Ils seront les fers de lance du combat libérateur du Parti du peuple algérien (PPA)4, puis du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA/MTLD)5. Grâce à l’émigration interne (commerçants, instituteurs, fonctionnaires, ouvriers…), les Kabyles ont pu implanter plusieurs sections du PPA à travers le pays. Ils feront le même travail pour le compte du Front de libération nationale (FLN).

« Diviseurs de la nation »

Les Kabyles étaient nombreux dans d’autres formations politiques dans lesquelles ils ont occupé des postes de direction. Après 1945, de jeunes « intellectuels » kabyles investissent le PPA et deviennent des cadres. Ils demandent un débat sur trois points essentiels :
➞ l’orientation « réformiste » qui posait comme préalable au passage à l’action armée contre le colonialisme la réunion de conditions internes et externes ;
➞ la question démocratique à l’intérieur du parti ;
➞ la remise en cause de la définition de la nation qu’ils voulaient plurielle.

Ces militants ont été taxés de berbéristes et marginalisés, exclus du parti. Ce débat tué dans l’œuf resurgira après l’indépendance du pays. Le même discours mettant en cause les « diviseurs de la nation » sera réactivé après 1962 par les tenants du pouvoir et de l’idéologie arabo-islamiste, et même si les acteurs de 1949 avaient tous rejoint très tôt le FLN, certains ont été éliminés physiquement.

La Kabylie constituera une wilaya à part entière pendant la guerre de libération. Des Kabyles deviennent vite des leaders du FLN à l’intérieur et à l’extérieur du pays. En 1956, ils commandaient trois wilayas sur six en plus de la fédération du FLN en France.

La Kabylie termine la guerre affaiblie par la pression de l’armée coloniale et les dissensions internes. Certains de ses chefs fondent le Front des forces socialistes (FFS)6 qui regroupait les vaincus de la crise de 1962 et prennent les armes d’une manière improvisée contre le président Ahmed Ben Bella. Vite réduite à la Kabylie, cette révolte se soldera par plus de 400 morts et une campagne anti-kabyle des plus virulentes. Pour autant, des ministres kabyles ont siégé dans les gouvernements de Ben Bella et de Houari Boumediene. D’autres joueront des rôles prépondérants dans l’armée et particulièrement dans la police politique. Face à la négation officielle de la diversité culturelle par le pouvoir algérien, la question amazighe connaîtra un cheminement souterrain. Ce travail aboutira aux événements d’avril 1980.

Le printemps berbère

J. M. M. — En 1980, le « Printemps berbère » témoigne que la question de l’identité culturelle et de la reconnaissance de la langue amazighe est de plus en plus importante et ne concerne pas qu’un petit groupe d’intellectuels ou d’artistes. Dans un premier temps, le gouvernement intensifie la répression. Mais en 1988, le président Chadli Bendjedid met fin au système du parti unique et engage le pays dans le multipartisme, autorisant une expression politique diversifiée. Peut-on considérer que le « Printemps berbère » et ses suites, comme les affrontements de Tizi-Ouzou et d’Alger au milieu des années 1980, ont permis une avancée du pluralisme politique ?

A. G. — Avril 1980 est un tournant important dans l’histoire de la Kabylie et de l’Algérie. On n’a plus peur de se revendiquer amazigh. Il s’agit des plus importantes manifestations populaires pacifiques de l’Algérie indépendante. Même si les revendications culturelles étaient importantes, les questions démocratiques et des libertés étaient centrales. Les gens ne se sont pas soulevés pour demander du pain ou des postes de travail. Ils voulaient un changement profond dans la gestion du pays. Une nouvelle génération de militants politiques émerge et pose publiquement des questions jusque-là taboues dans une société dominée par le discours nationaliste et des décideurs qui tiraient leur légitimité d’une révolution sacralisée à l’excès pour justifier leur contrôle sur la société tout entière. Elle a réussi en dépit du discours officiel qui l’accusait de séparatisme.

Avril 1980 a donné naissance à une multitude d’associations, dont la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), mais aussi à un débat sur les thèmes de l’identité, des libertés individuelles, de la représentation syndicale, de la citoyenneté…

J. M. M. — C’est dans les années 2000 que se crée le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK) qui prône l’autodétermination de la région. Cette revendication exprime-t-elle une nouvelle phase dans la reconnaissance de l’identité berbère ? Ouvre-t-elle la voie à la revendication d’un fédéralisme algérien ?

A. G. — L’idée de fédéralisme n’est pas nouvelle. Elle a déjà été avancée ailleurs qu’en Kabylie. Elle a existé avant 1954 dans un mouvement national pourtant jacobin et par d’anciens révolutionnaires comme le colonel Salah Boubnider. Plusieurs acteurs envisagent sérieusement cette option jusque-là taboue. Mais, dans l’esprit de certains, parler de régions, c’est parler de régionalisme.

J. M. M. — Bien que le Hirak soit parti de Kherrata, une petite ville de Kabylie, il semblerait que le FFS et le RCD n’aient pas été très dynamiques. Cette « discrétion » — si elle est vérifiée — indique-t-elle une perte d’influence de ces partis traditionnels au profit de partis plus radicaux comme les autonomistes du Rassemblement pour la Kabylie ?

Quand les militaires commandent aux politiques

A. G. — L’émergence de ce mouvement populaire a surpris toute la classe politique. Même s’il n’est pas né ex nihilo (rappelons les multiples manifestations de rue interdites des chômeurs, des médecins, des enseignants, des retraités de l’armée…), les responsables politiques et les observateurs ne s’attendaient pas à un tel soulèvement massif et pacifique des Algériens appelant à un changement de régime.

Les partis d’opposition ont perdu de leur audience depuis belle lurette. La parenthèse du Congrès de la Soummam7 de 1956 sur la séparation du civil et du militaire s’est vite refermée une année après au profit des hommes en armes. Ceux-ci ont, depuis, réduit les institutions à une simple figuration. Le pluralisme, sous toutes ses formes, est présenté comme facteur de division de la nation. On a cultivé une culture du mépris des responsables politiques perçus comme nuisibles à la cohésion de la société et à son épanouissement. En 1962, la prise du pouvoir par les militaires a favorisé la dépolitisation de la société. Ceux qui ont dirigé le pays depuis l’indépendance ont géré la société par la corruption, la prédation et la violence. Ils ont encouragé le truquage des élections pour empêcher les Algériens de choisir leurs propres représentants. Ils ont réussi à les convaincre qu’une grande partie des membres de la classe politique sont des profiteurs, des corrompus et des clients du pouvoir en place.

En Kabylie, où est fait le même constat, la décrédibilisation d’une partie de l’élite politique s’explique par sa participation aux mascarades électorales afin de bénéficier de largesses du pouvoir, par le soutien d’anciens acteurs du mouvement amazigh aux candidatures d’Abdelaziz Bouteflika, par l’adhésion aux partis de la coalition présidentielle : Rassemblement national démocratique (RND), FLN, Mouvement populaire algérien (MPA)…, ainsi que par des positions ambiguës et parfois opposées au « Mouvement citoyen » né du « Printemps noir » de 2001 — au cours duquel 126 personnes ont été tuées par les gendarmes.

L’apparition de forces politiques plus radicales qui ont trouvé, un moment, un soutien populaire s’explique par plusieurs éléments : la défection des partis berbéristes, la gestion régionaliste par le pouvoir du « Printemps noir » et le manque de solidarité active des autres régions du pays durant ces événements. Cette révolte de la jeunesse contre le système a été présentée à dessein comme une « dissidence ethnique » anti-arabe. En réalité, cette idée d’autonomie est apparue sur la scène publique en juin 1998, au moment des événements qui ont suivi l’assassinat du chanteur populaire Lounès Matoub. Son promoteur, l’universitaire Salem Chaker l’a élargi au moment des événements de 2001. Sans prôner « la sécession et l’indépendance de cette région », il a suggéré, en s’inspirant des exemples catalan et basque, des prérogatives plus élargies dans les domaines de la culture et de l’éducation, de la gestion économique, administrative, judiciaire et de la sécurité. Le MAK est né durant ces moments de crise. De revendications autonomistes il s’achemine vers des revendications indépendantistes en militant pour « la concrétisation du droit du peuple kabyle à édifier “un État démocratique, social et laïc en faisant valoir son droit à l’autodétermination”. »

Les limites des mouvements autonomistes

L’adhésion massive et très active de la population de Kabylie au mouvement populaire d’aujourd’hui a montré les limites de l’enracinement des mouvements autonomistes et indépendantistes. Contrairement aux forces politiques regroupées autour de personnalités perçues comme recyclées par le pouvoir pour mener le dialogue avec ce même pouvoir afin d’aboutir à une élection présidentielle, des partis et personnalités politiques, dont les berbéristes, se retrouvent, malgré leurs divergences, autour du Pacte de l’alternance démocratique. Ils exigent une période de transition qui doit déboucher sur une assemblée constituante garante d’une rupture avec le système. Ils n’acceptent pas d’élection présidentielle qui conforterait le pouvoir actuel, mais proposent une alternative démocratique. Ils demandent des garanties sur les libertés fondamentales, une justice indépendante, l’égalité en droit des femmes et des hommes.

Ces revendications recoupent celles émises par ces acteurs depuis longtemps. La constituante, par exemple, a été une revendication du FFS depuis ses origines. Depuis plusieurs mois, ces partis se sont opposés aux différents mandats de Bouteflika. Leurs partisans ont connu des arrestations et n’ont pas été épargnés par les persécutions. Il faut reconnaître que la tâche s’annonce rude, d’autant plus que les questions de la séparation du politique et du religieux, la lutte contre le patriarcat, l’émancipation des femmes sont clivantes.

J. M. M. — Qu’est-ce qui explique le paradoxe que, tout étant minorés, de nombreux Kabyles détiennent des postes importants dans l’armée, les services de sécurité dont on connaît le rôle souvent décisif, dans l’administration et que certains aient accédé à des situations sociales et économiques enviables (et, sans doute, enviées) ?

A. G. — Je pense que la reconnaissance du fait amazigh est la question fondamentale posée à tous les Algériens. Pour moi le point important, c’est celui du vivre ensemble dans la diversité. Ce n’est pas un sujet exclusivement kabyle. Il n’y a pas que les Kabyles qui sont dans cette situation. Les femmes aussi sont toujours perçues comme mineures.

Une nation en construction

Le pouvoir a réussi là où le colonialisme a échoué : diviser les Algériens. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe dans d’autres régions du pays et plus particulièrement dans le sud. Aujourd’hui, il y a de plus en plus d’arabophones qui reconnaissent le bien-fondé de la question linguistique. La réaction de rejet des manifestants à travers plusieurs régions du pays, hormis quelques énergumènes qui ont trouvé dans les réseaux sociaux un terrain de prédilection pour leur discours anti-kabyle, à l’interdiction par les militaires de l’utilisation du drapeau amazigh dans les manifestations est édifiante. Par son initiative, Ahmed Gaïd Salah, le chef de l’état-major de l’armée, voulait donner à son institution un rôle de sauveur de l’unité nationale « mise en danger » par des « séparatistes kabyles ». À son corps défendant il en a fait un drapeau. Cette réaction de manifestants qui ne voulaient pas se laisser berner par des manœuvres de division n’existait pas avant.

L’Algérie est une nation en construction. Elle ne s’est pas totalement émancipée de la gestion régionaliste née de la guerre de libération. Rappelons-nous les chefs du FLN qui considéraient la wilaya 3 (la Kabylie) comme monopoliste alors que, malgré ses difficultés, elle n’a pas hésité à financer d’autres wilayas du FLN-ALN. Je pense que les gens politisent ces questions identitaires pour avoir de plus grandes parts du gâteau.

J. M. M. — Pensez-vous qu’en dépit de ses dénégations quant à son influence dans les événements récents, la France s’efforce d’y jouer un rôle — et singulièrement dans la « question kabyle » ?

A. G. — Ce qui intéresse la France ce n’est pas la Kabylie, mais la défense de ses intérêts.

1Créé en 1989. De centre gauche, il se définit comme un parti laïc et, bien qu’il soit issu du mouvement culturel berbère, il veut représenter «  tous les Algériens  ».

2Les Berbères se désignent eux-mêmes par le terme imazighen au pluriel, amazigh au singulier : «  homme noble  » ou «  homme libre  ». Tamazight est le nom de la langue berbère, mais on écrit aussi «  langue amazighe  »  ; tamazgha désigne le territoire auquel ils appartiennent.

3Association fondée en France en 1926 par des travailleurs immigrés, devenue par la suite un parti politique. Elle sera dissoute en 1937 par le gouvernement du Front populaire.

4Fondé en 1937 par Messali Hadj après l’interdiction de l’ENA, le PPA se positionne en faveur de l’émancipation de l’Algérie.

5Fondé en 1946 à la suite de la dissolution du PPA, dirigé par Messali Hadj.

6Sa création en 1963 l’a entraîné dans une épreuve de force avec le gouvernement d’Ahmed Ben Bella, la Constitution n’autorisant que le Front de libération nationale (FNL). Le FFS se définit comme un parti de gauche et laïc. Il est présent en Kabylie, dans les milieux berbérophones et dans les grandes villes d’Algérie.

7Ce congrès clandestin du FLN s’est tenu dans le village d’Ifri, pendant la guerre d’Algérie. Il a permis de structurer la révolution en lui donnant une assise nationale et révolutionnaire et en lui assurant une présence au plan international, et la prééminence des politiques sur les militaires

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