La timide renaissance du vieux Bagdad

La capitale irakienne vit une timide renaissance, visible dans la rue Al-Moutanabbi et ses environs. Toutefois, le renouveau de ce lieu emblématique masque une dégradation graduelle du patrimoine architectural de la vieille ville qui risque de disparaître si rien n’est fait pour le préserver durablement.

L’une des nombreuses petites librairies de la rue Al-Moutanabbi à Bagdad.
© Leon Maccarron

On imagine souvent Bagdad comme une ville où le divorce communautaire est consommé et où les murs ont achevé de séparer les habitants, mais ce n’est pas le cas : on peut même dire que la tendance s’inverse, en témoigne la raréfaction progressive des checkpoints. La normalité repointe le bout de son nez depuis les épisodes sanglants de la guerre civile et du terrorisme. Symbolisant ce renouveau, la rue Al-Moutanabbi a retrouvé son panache après des années de rénovations suite à un attentat qui l’avait défigurée en 2005. Depuis, elle accueille chaque semaine des milliers de visiteurs, pour la plupart irakiens.

Bagdad fut élevée au rang de capitale internationale des sciences et de la culture par le grand souverain Haroun Al-Rashid à la fin du VIIIe siècle. Sa rue Al-Moutanabbi, du nom d’un grand poète qui incarna l’apogée des arts du califat abbasside au Xe siècle, en est devenue l’emblème. « Les Irakiens y retrouvent l’aspect authentique et vibrant de la ville. Cette artère ressemble beaucoup au Bagdad des années 1960 et 1970, qui était alors un pôle culturel éminent attirant les intellectuels de tout le monde arabe », explique Bedour, jeune étudiante en graphisme et cinéma originaire de Nasriyeh, dans le sud du pays, qui fréquente régulièrement le quartier.

Le cœur battant de la culture

Les sciences sont effectivement à l’honneur dans ce quartier. Dans certaines rues piétonnes, des vendeurs de livres étalent des centaines d’ouvrages sous les yeux des passants qui déambulent en lorgnant les couvertures. Sous les shanasheel, balcons en bois sculpté traditionnels, essais de la gauche marxiste arabe des années 1970, polars britanniques, ouvrages sur l’islam et livres scolaires s’amoncellent. « Tant qu’il y a des livres, il y a de l’espoir », philosophe Saad, parfaitement anglophone, rencontré devant son étal. Nostalgique, il garde à l’esprit le souvenir de l’époque où son pays ne faisait qu’un, avant que l’invasion américaine de 2003 et le chaos qui s’ensuivit ne viennent saper la dignité et la souveraineté des Irakiens. « Je ne regrette pas le Baas, mais il faut voir où nous en sommes aujourd’hui... », souffle-t-il résigné. Il ne manque pas une occasion de cultiver son anglais avec les quelques visiteurs étrangers qui s’aventurent jusqu’à son étal où l’on peut trouver, entre autres, des ouvrages des écrivains voyageurs et aventuriers britanniques Wilfred Thesiger, Gertrude Bell et Lawrence d’Arabie.

En s’enfonçant dans la ruelle, on tombe sur le Shahbandar, café mythique fondé en 1917 où tous les intellectuels arabes, fins connaisseurs de Karl Marx, Gilles Deleuze, Friedrich Nietzche, Michel Aflak ou Jean-Paul Sartre sont venus un jour ou l’autre refaire le monde. « C’est une sorte d’académie de Platon où ont émergé bien des vocations », explique un professeur d’université, habitué du lieu. « Si aujourd’hui la pensée politique en Irak s’est réduite avec le retour de la religion et le repli communautaire, le café Shahbandar demeure un espace de rencontres culturelles et d’émulsion intellectuelle de la pensée laïque et progressiste malgré l’obscurantisme ambiant », ajoute-t-il.

Un attentat dévastateur

Aujourd’hui foisonnante, la rue Al-Moutanabbi revient de loin. Le 5 mars 2007, un camion bourré d’explosifs ravage les lieux, faisant trois cents morts et anéantissant la vitrine culturelle de la capitale irakienne. Mohammad Al-Khashali, le propriétaire, y perd ses cinq fils, morts dans les décombres de l’établissement familial. Meurtri mais pas abattu, il reste déterminé à rouvrir son café, qui reprend du service deux ans après le drame. Bagdad est alors en pleine recrudescence de violence. Malgré un plan de reconstruction ambitieux de plusieurs millions de dollars financé par le gouvernement irakien et une campagne internationale de soutien rendant hommage aux lettres arabes, le quartier peina longtemps à se remettre de cet attentat qui visait le symbole de l’identité irakienne fondée sur la coexistence et les arts. Aujourd’hui, l’objectif est partiellement atteint.

Dans les étroites ruelles adjacentes, de petites librairies vendent les ouvrages de la nouvelle vague d’auteurs et promoteurs irakiens de la littérature contemporaine. Jeune et téméraire, cette génération rencontre enfin le succès, à l’image de Baraa Al-Bayati, première femme à avoir ouvert une librairie et une maison d’édition aux abords de la rue. Parmi les figures de ce renouveau, on peut citer Ahmad Al-Saadawi, dont le roman Frankenstein à Bagdad, paru en 2014 et traduit notamment en français (voir la critique sur Orient XXI) a connu un succès international retentissant.

Au bout de la rue Al-Moutanabbi, sur une petite place de la rive gauche du Tigre, les Irakiens se pressent pour faire des photos de famille et des selfies entre amis devant la statue du poète qui donne son nom à la rue.

En ce vendredi de fin novembre, un attroupement se forme. Des membres d’une organisation de défense des droits de la femme haranguent la foule, appelant à la fin des meurtres de jeunes filles. « Les crimes d’honneur, c’est du même acabit que les exécutions de Daesh », reprennent en cœur les femmes portant des banderoles colorées où s’affichent leurs revendications. « La rue Al-Moutanabbi, c’est aussi ça : un espace où l’on peut manifester et scander des messages subversifs que n’apprécient pas tous les Irakiens », remarque Abou Ali, un guide menant un groupe de journalistes étrangères présentes sur les lieux.

Des joutes lyriques

Adossé à la rue Al-Moutanabbi, Qoushlah constitue une autre attraction culturelle majeure du quartier. Achevée en 1881, cette ancienne caserne destinée au repos des soldats ottomans a connu de nombreuses vicissitudes, accueillant d’abord le premier musée de Bagdad, puis divers ministères irakiens. Avec son jardin entouré de bâtiments voûtés, c’est aujourd’hui un espace d’expression artistique par excellence.

Autour de l’horloge du jardin qui fait face au Tigre, des poètes adeptes de la joute lyrique font vibrer la foule. Reprenant des classiques ou improvisant des satires, ils s’affrontent sous le regard enjoué des auditeurs. Plus loin, sous un pavillon, des musiciens jouent des morceaux de musique traditionnelle arabe devant un public tout aussi captivé. Seule incongruité dans ce jardin : des activistes de l’organisation Hashed al-shaabi perchés sur une estrade mènent une opération de propagande glorifiant la lutte des milices chiites contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Devant, quelques spectateurs écoutent docilement le discours des cheikhs avant de visiter la tente des martyrs où une maquette grossière reconstitue des scènes de combat contre les djihadistes.

Sous les arcades du grand bâtiment en forme de U, dans une vaste salle, un musée met à l’honneur le patrimoine artisanal et artistique irakien. Des artistes y exposent leurs œuvres, art naïf ou contemporain, mais arborant toujours une « patte » irakienne. Des photos d’archives retracent les grands moments de rayonnement de la ville, au-dessus d’artisans sculptant la pierre devant les visiteurs. De grandes fresques redonnent vie au passé dans une campagne verdoyante, comme cette image des marais du sud. Les Irakiens sont très attachés à l’image d’Épinal d’un Irak paradisiaque, ancien Éden et berceau de civilisation.

Un projet très ambitieux

À deux pas du Qoushlah s’élèvent quatre murs majestueux sans toits, portes ni fenêtres ; ce sont les ruines de l’ancien bâtiment du gouvernorat de Bagdad. Dans l’enceinte, un petit terrain vague. « Il sert d’espace pour des événements culturels mais reste fermé en temps normal pour éviter les dégradations », explique Bedour. Le 16 novembre 2018, l’association Ihea (Le Renouveau) y inaugurait son projet de rénovation du vieux Bagdad. Contrastant avec l’enceinte poussiéreuse du bâtiment, des banderoles flamboyantes et sophistiquées sont exposées sur les murs décrépits entourant une estrade devant laquelle un public curieux prend place. Les initiateurs du projet présentent alors leur ambition : rénover complètement le centre-ville pour que Bagdad retrouve sa place de capitale de rang international. Et il y a urgence, selon l’initiateur du projet.

« Malgré la rénovation réussie de la rue Al-Moutanabbi, on ne peut pas parler de centre-ville. Les quartiers anciens sont peu à peu grignotés par un marché de gros qui acquiert les vieilles bâtisses pour y stocker les marchandises. Ces maisons qui font partie du patrimoine culturel irakien sont de plus en plus menacées », se lamente Taghlib Al-Waily. Cet architecte urbaniste a entamé un ambitieux projet d’études en 2012 pour identifier les problèmes de la capitale. Aujourd’hui, Ihea entend à la fois rénover le vieux Bagdad en préservant son patrimoine, ouvrir un espace de cohésion sociale qui fait cruellement défaut aujourd’hui et créer de nouveaux emplois, dans la construction d’abord, puis dans le tertiaire une fois le projet abouti.

« Pendant cinq ans, j’ai étudié les grands projets de développement urbain comme ceux de La Défense à Paris, Canary Wharf à Londres ou encore Solidere à Beyrouth. J’en ai tiré des conclusions tout en prenant en compte la singularité de Bagdad. L’initiative Ihea est le début de la phase suivante », poursuit Taghlib Al-Waily. Très ambitieux, le projet, qui reconfigurerait totalement la capitale, peine à se concrétiser. Selon lui, il nécessite 5 à 6 milliards de dollars d’investissement (4 à 5 milliards d’euros), une somme quasi impossible à débloquer alors que d’autres villes comme Mossoul, terriblement sinistrée, peinent à trouver quelques millions de dollars pour restaurer les services de base.

Déplacer le marché de gros

« Nous avons le soutien de Barham Salih, le président irakien, du conseil du gouvernorat de Bagdad et du ministère de la culture. Mais sans bailleurs de fonds internationaux, rien ne verra le jour. L’Unesco et la Banque mondiale n’investiront pas sans une implication forte des services publics », martèle Taghlib Al-Waily qui espère qu’un partenariat public-privé et l’implication des institutions internationales permettront dans un proche avenir d’enclencher ce projet. « Si l’on ne déplace pas le marché de gros du centre-ville, Al-Qoushlah et la rue Al-Moutanabbi ne seront plus que des vitrines entourées de ruines. Sa relocalisation en périphérie permettrait de décongestionner le centre qui souffre de pollution et d’embouteillages monstres », renchérit-il. Convaincu du cercle vertueux que son projet pourrait enclencher, l’architecte espère que la communauté internationale réalisera l’importance d’aider le pays à tourner la page des catastrophes qui l’affligent depuis des décennies et de lui redonner un peu de la splendeur et de l’attrait dus à son histoire.

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