
Les chiffres du recensement 2024, publiés en mai 2025 par l’Institut national de la statistique tunisien (INS), témoignent d’une progression nette du vieillissement, avec 16,9 % de la population âgée de plus de 60 ans, soit une hausse de 5,5 points depuis le précédent recensement, en 20141. Mais le pays est peu préparé à cette nouvelle donne démographique tant sur les plans économique que sanitaire et social.
En fondant ses travaux sur les données du recensement, un plan gouvernemental de développement stratégique 2026-2030, supervisé par le ministère de l’économie et le ministère de l’intérieur, sur la base des recommandations du Conseil national des régions et des districts2, doit proposer une révision du système des retraites, une amélioration de la couverture santé, et une réduction des inégalités régionales. La nouvelle donne démographique implique en effet une réévaluation du système de santé et de l’aide sociale dans un pays en pleine crise économique.
Un économiste qui a souhaité garder l’anonymat, évoque, pessimiste :
Cela n’a pas été la priorité ces quinze dernières années avec la situation politico-économique. Je crains que ce ne soit pas plus prioritaire dans les années à venir, à cause de la situation actuelle.
Dans le sillon de la dérive autoritaire du président Kaïs Saïed depuis le 25 juillet 2021, de moins en moins de chercheurs ou d’experts s’expriment en leur nom sur les problèmes socio-économiques qui touchent le pays.
Bouleversement des relations intrafamiliales
Avec une inflation à 5,3 % (relativement en baisse), un taux de chômage qui stagne à 15,7 % et une croissance en berne, de 1,4 % en 2025, le pays peine à se redresser depuis la pandémie de Covid-19. Les autorités misent sur la reprise du tourisme à l’été 2025, avec une hausse de 18 % par rapport à 2024 et plus de 5,3 millions de visiteurs. Elles comptent aussi sur les recettes en devises des Tunisiens résidant à l’étranger (TRE). Celles-ci avoisinent 1,9 milliard de dollars (1,6 milliard d’euros) à la fin juillet et servent surtout à équilibrer le remboursement de la dette extérieure. Le déficit du budget est, lui, estimé à 2,95 milliards d’euros. La Tunisie, qui a refusé un accord avec le Fonds monétaire international (FMI), se tourne vers des emprunts internes depuis plusieurs années. Cette méthode fait pression sur le secteur bancaire, favorise la création de monnaie avec un risque d’inflation et ralentit aussi l’investissement. Le pays est donc toujours financièrement vulnérable.
Dans ce contexte, le vieillissement démographique pose de nombreux défis, « notamment dans les dynamiques sociales et la gestion des personnes âgées », explique l’économiste, qui souligne :
L’ancrage social fait que les personnes âgées sont prises en charge par la famille et non par des infrastructures d’aide ou des établissements de type EHPAD3. Ce modèle risque de changer avec la progression du vieillissement.
Comme le soulignent Adel Bousnina et Chaima Souli dans leurs recherches publiées en 2024 sur le vieillissement de la population tunisienne, confier un proche âgé à une structure extérieure reste « tabou »4. L’étude prévoit, dans les prochaines années, un élargissement du cercle familial chargé de la prise en charge du parent âgé. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, on pourrait ainsi voir coexister quatre générations, incluant les grands-parents et les arrière-grands-parents. « Ceci modifiera profondément les relations intrafamiliales et posera beaucoup de problèmes à la famille et à la société », conclut l’étude.
Actuellement, le pays ne dispose que de très peu de maisons de retraite. Quant aux établissements médicalisés, l’équivalent de l’EHPAD, il n’en existe que deux, localisés dans des hôtels. Selon Lilia Labidi, anthropologue et ministre des affaires de la femme en 2011 :
La société a souvent tendance à voir les personnes âgées seulement sous l’angle de la maladie et de la dépendance, il faut aussi changer les mentalités pour pouvoir créer des structures adéquates. Il n’existe pas de clubs de troisième âge, d’activités ou de loisirs réellement consacrés à cette catégorie de la population.
Elle évoque aussi, autre sujet tabou, le suicide chez les personnes âgées, lié à la solitude, « surtout dans les régions enclavées où l’isolement est encore plus dur à gérer ».
Gériatrie, une spécialité médicale à créer
Pour le moment, peu de ministères ont communiqué sur leurs projections par rapport au vieillissement de la population. Le ministère de la femme, de l’enfance, de la famille et des personnes âgées, a toutefois annoncé un projet de loi « vieillesse ». De son côté, le ministère de la santé a annoncé, fin août, la création d’une spécialité en gériatrie. Un premier pas important, selon Sonia Hammami Ouali, présidente de la Société tunisienne de gériatrie :
La gériatrie a été longtemps ignorée. Elle n’était pas reconnue comme une spécialité à part entière. Les médecins suivaient juste une formation complémentaire, sanctionnée par une simple attestation de compétences.
La gériatre souligne aussi le manque de services hospitaliers spécifiques dédiés à la gériatrie dans le pays. « Les patients fragiles nécessitent un accompagnement, des aides au transfert, des salles de bains accessibles, des dispositifs d’hygiène adaptés. » Les personnes âgées ne bénéficient pas non plus d’un carnet de vaccination spécifique. Elle ajoute :
Il y a eu une prise de conscience au sein du ministère de la santé car les chiffres sont alarmants. Au-delà des chiffres actuels, l’indice de vieillissement, c’est-à-dire le rapport entre le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus et le nombre des jeunes de moins de 15 ans, est passé de 47 % à 76 % en quelques années.
Elle espère que cette nouvelle spécialité va permettre le développement d’unités dédiées au sein des infrastructures hospitalières et des services de gériatrie pour que les médecins résidents puissent y réaliser des stages. De même que la création d’un hôpital de jour dédié aux personnes âgées pourrait être envisagée. La nouvelle formation en gériatrie s’étalera sur cinq ans, « pour prendre en compte l’aspect multidisciplinaire : c’est-à-dire psychologique et humain en plus du médical ».
Mais ces investissements nécessitent des fonds.
Quel financement ?
Le changement social et culturel impulsé par le vieillissement est corrélé à la question économique. Même si la part des actifs (15-59 ans) représente encore 60 % de la population, le financement des retraites va se poser avec l’augmentation de la part des personnes âgées. Chaima Souli, consultante dans le secteur public en France, explique :
Le taux de fécondité a également diminué depuis les années 2000 (1,6 et 1, 7 en 2023), donc la part des jeunes actifs risque d’être faible dans les années à venir, ce qui signifie aussi moins d’actifs qui cotisent.
Elle a travaillé sur la question du vieillissement en France et en Tunisie et est coautrice de l’étude sur le vieillissement de la population tunisienne cité plus haut :
Ce que l’on voit, c’est qu’il y a une tension dans le système des retraites, depuis des années, à laquelle viennent s’ajouter les déficits structurels de la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS) et de la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (CNRPS)5. Les défis vont donc se poser très rapidement pour adapter les politiques publiques visant à répondre à cette pression financière.
Le risque est l’appauvrissement des personnes âgées si les finances publiques ne peuvent pas supporter l’augmentation des coûts liés à cette nouvelle donne démographique. L’économiste qui a préféré rester anonyme relève :
Plus il y a de retraités, moins il y a d’actifs et plus la charge sur les actifs est élevée. Il n’y a pas beaucoup de solutions. Si on n’est pas plus riche en tant qu’État, on doit augmenter les taux de cotisation ou baisser les taux de couverture ou alors creuser le déficit budgétaire.
Le risque est de voir la population des seniors se paupériser.
Migration et retraites
La question de la migration est, elle aussi, directement liée à celle des retraites : plus les départs du pays s’accélèrent, moins nombreux sont les jeunes actifs pour cotiser. Même si le concept de « migration circulaire » avec des équivalences au niveau de la Sécurité sociale en Tunisie et en France permet à certains actifs de cotiser ou d’épargner pour leur retraite depuis l’étranger, l’absence de données disponible sur ce que cela représente financièrement pour la Tunisie empêche de considérer ce dispositif dans une projection sur les années à venir.
Il n’existe pas de chiffres officiels sur le nombre d’actifs qui partent chaque année. En revanche, les jeunes médecins sont 6 000 à avoir quitté la Tunisie entre 2021 et 2025, dont 1 600 en 2024. Quant aux ingénieurs, sur les 90 000 inscrits à l’Ordre des ingénieurs tunisiens, 39 000 ont émigré. Ces données témoignent de la tendance. Selon un sondage du réseau de recherche Arab Barometer mené en août 2024, près d’un Tunisien sur deux envisagerait de quitter le pays (46 % de la population, 71 % des jeunes entre 18 et 29 ans et 36 % des plus âgés) légalement ou de façon irrégulière. Quatre-vingt-neuf pour cent des sondés citent comme motivation des raisons économiques. La Tunisie occupe d’ailleurs la première position parmi les pays arabes et nord-africains cités dans l’étude sur la volonté d’immigrer.
Mustapha Kaaniche, expert en migration, explique :
La migration des compétences soulève un enjeu particulier : elle engendre déjà des déséquilibres dans certains métiers nécessitant des qualifications élevées et stratégiques. Cela montre que le vieillissement, la migration et l’emploi sont intimement liés et doivent être pensés ensemble. Il ne s’agit donc pas seulement de chercher à retenir les Tunisiens qui partent, mais de créer les conditions pour rationaliser cette mobilité.
La Tunisie n’a pas non plus de politique d’ouverture sur le plan de l’embauche des étrangers pour combler le manque d’actifs ou les secteurs en tension, comme dans le cas du BTP et de l’agriculture. La migration subsaharienne, qui servait de main-d’œuvre informelle dans plusieurs domaines, fait l’objet d’une campagne sécuritaire depuis deux ans et les contrôles sur le travail non régulé de cette population se sont accentués. L’embauche d’un étranger, quelle que soit sa nationalité, est aussi soumise au principe de préférence nationale, avec des procédures souvent compliquées. Malgré ce mécanisme, compréhensible dans un pays où le taux de chômage des jeunes est élevé, le manque de main-d’œuvre dans certains secteurs se fait sentir. Mustapha Kaaniche déplore le manque d’une « véritable stratégie migratoire nationale », qui soit intégrée à la politique de l’emploi et qui prenne en compte les évolutions démographiques du pays :
La migration ne doit plus être pensée uniquement comme une question conjoncturelle ou sécuritaire, mais comme un levier structurant pour l’équilibre économique, social et démographique du pays.
Un équilibre biaisé par le manque de données
Sur le plan social, la Tunisie a mis en place avec la Banque mondiale le programme Amen social depuis 2019 qui opère du transfert monétaire pour les ménages en situation de vulnérabilité. Dans cette stratégie, le programme national d’aide aux familles nécessiteuses (PNAFN), qui existe depuis les années 1980, est focalisé sur les personnes âgées et les personnes en situation de handicap. Il couvre 30 % des ménages en Tunisie avec une aide mensuelle de 180 dinars par mois (environ 53 euros) et une assistance médicale avec un carnet de soins à tarifs réduits (AMGII). Le programme Amen social vient remettre à jour la base de données du PNAFN pour mieux cibler les bénéficiaires. Selon les chiffres de la Banque mondiale, en 2023, 330 000 ménages recevaient ces transferts monétaires mensuels. Mais, nous explique un économiste et statisticien basé en Tunisie, spécialiste des questions de développement, d’éducation et de politiques familiales :
Faute de plus de données publiques de la part du ministère des affaires sociales, nous ne savons pas ce que représente la part des personnes âgées ni les prévisions de leurs besoins pour les années à venir.
Un jeu d’équilibre biaisé à cause du manque de données et qui semble assez fragile, selon une actuaire et consultante qui a souhaité garder l’anonymat : « La proportion entre le nombre d’actifs et de retraités est déjà inquiétante puisqu’elle est déséquilibrée. Il y a aussi la question du délitement des infrastructures de santé publique. »
Les maladies non transmissibles constituent 87,7 % du fardeau sanitaire en Tunisie et causent 86 % des décès, dont 49 % pour les maladies cardiovasculaires, 12 % pour les cancers, 5 % pour le diabète et 5 % pour les maladies respiratoires chroniques.
Selon les données de l’Institut national de la statistique, l’espérance de vie d’un Tunisien à la naissance sera de 82 ans en 2030 et la part de personnes âgées représentera 18 % de la population. Les projections montrent aussi que l’État devra financer en moyenne vingt années de retraite pour les personnes âgées non dépendantes et en bonne santé. « Pour le moment, nous n’avons pas encore atteint de seuil critique, » tempère le démographe Mohamed Ali Ben Zina, avant de conclure : « Mais il faut prendre des mesures urgemment. »
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Les plus de 60 ans représentaient 5,5 % de la population en 1966, 11,4 % en 2014. Les données de 2024 confirment une tendance.
2NDLR. Le Conseil national des régions et des districts (CNRD) est la chambre haute du Parlement de la Tunisie. Il a été créé après la promulgation de la Constitution du 16 août 2022. Il partage le pouvoir législatif avec l’Assemblée des représentants du peuple.
3Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
4Adel Bousnina et Chaima Souli, « Le vieillissement de la population tunisienne : caractéristiques et perceptions », Revue tunisienne de sciences sociales, 2024, 1 (150/151), pages 39-72.
5NDLR. Ces déficits cumulés devraient attendre 755 millions d’euros d’ici la fin 2025.