La Tunisie livrée à ses faux amis du FMI

Une nouvelle fois, la Tunisie s’endette à l’extérieur. Ce ne serait pas inquiétant si cet argent servait à investir et à développer la production. Hélas, les dépenses courantes en engloutissent l’essentiel, on sacrifie l’avenir pour satisfaire des clientèles intéressées d’abord par un statu quo politique et social.

Ministère des finances, Tunis.
Damian Entwistle, 10 janvier 2010.

Pour la seconde fois en à peine trois ans, la Tunisie vient de s’endetter encore un peu plus auprès du Fonds monétaire international (FMI). Le 20 mai, le conseil d’administration lui a accordé le bénéfice du « mécanisme élargi de crédit » (MEC) qui succède à l’accord de confirmation (AC) venu à échéance en décembre 2015 après, déjà, une prolongation de sept mois. Le MEC est, par rapport à l’AC, plus long (48 mois au lieu de 24), plus élevé (près de 3 milliards de dollars au lieu de 1,3) et accompagné de la même liste ou presque de recommandations. Il y aura deux décaissements par an qui seront l’occasion de vérifier la progression des réformes promises par le gouvernement d’Habib Essid qui s’est bien gardé de les révéler à son opinion.

À cette occasion, l’adjoint de Christine Lagarde, Mitsuhiro Furusawa, a dressé un tableau plutôt déprimant de la situation économique de la République tunisienne cinq ans après la révolution et cinq mois après l’achèvement du MEC qui visiblement n’a guère amélioré les choses : « de grandes difficultés demeurent : l’activité économique est faible, l’emploi est bas, les tensions sociales persistent, la structure des dépenses publiques s’est détériorée, et les déséquilibres extérieurs sont prononcés… »1. On pourrait ajouter les 2 600 entreprises qui ont quitté le pays entre 2011 et 2015, la désindustrialisation en marche et la paupérisation d’une grande partie de la population. Selon l’Organisation de défense des consommateurs, 60 % des salariés n’ont plus un sou dès le 8 du mois2.

Spirale de l’endettement

Le terrorisme et l’instabilité régionale, malgré leur gravité, ne sauraient à eux seuls expliquer un résultat aussi décourageant, d’autant que les crédits du FMI ont été accompagnés de ceux — tout aussi généreux — du groupe de la Banque mondiale, de l’Union européenne, des États-Unis, du Japon, sans parler de très nombreuses et substantielles autres aides bilatérales. La contrepartie, moins glorieuse, est un endettement croissant du pays et d’abord de l’État. En 2016, la dette extérieure, remboursable en devises, atteint environ 30 milliards de dollars, soit 70 % du PIB (contre 48 % en 2010), il faut rembourser 5 milliards de dinars (2,17 milliards d’euros) et l’année prochaine l’ardoise montera à 8 milliards de dinars (3,4 milliards d’euros). La Tunisie se rapproche à grands pas d’une dangereuse impasse financière où les nouveaux emprunts serviront, pour l’essentiel, à rembourser les anciens. Le recours au FMI a cessé d’être exceptionnel, comme il le fut en 1964 et en 1986, pour devenir chronique dans l’indifférence générale.

Comment en est-on arrivé là ? Le premier ministre des finances de la troïka (2012-2013) dominée par Ennahda, Hassine Dimassi, en a avoué les raisons il y a déjà quatre ans dans sa lettre de démission : « Alors qu’il était plus approprié de concrétiser les attentes de la révolution à travers une attention soutenue aux catégories modestes, en renforçant leur pouvoir d’achat, en créant le maximum possible d’emplois productifs, en développant les régions intérieures délaissées et en revitalisant l’économie tout en préservant les équilibres des finances publiques, les dérapages se sont multipliés, visant essentiellement à séduire en prévision des prochaines élections »3.

Depuis, les gouvernements ont changé, mais pas la politique économique et financière, pratiquement absente du débat public. Les ressources apportées par l’extérieur n’ont pas servi à investir ni à moderniser l’économie mais à gonfler une fonction publique déjà pléthorique. L’investissement public, qui aurait dû être fortement augmenté et aller en priorité aux régions défavorisées de l’ouest tunisien d’où est partie la révolte de décembre 2010, s’est effondré. Les traitements des fonctionnaires absorbent trois fois plus de crédits que l’investissement public réduit à la portion congrue. Il est clair que ce déséquilibre n’est pas soutenable et que l’endettement est gaspillé et ne génère pas les revenus indispensables à son remboursement.

Éviter les solutions venues d’ailleurs

La Tunisie a déjà connu pareil défi au XIXe siècle et il s’est mal terminé. Le souverain Mohammed El-Sadik Bey avait contracté deux emprunts importants auprès de banques étrangères pour moderniser son armée et entreprendre des grands travaux. Il a sans doute été trop optimiste : la charge annuelle de la dette dépassait la totalité des recettes fiscales du Trésor beylical. Le 1er juillet 1867, il mettait fin aux paiements des intérêts et au remboursement du principal emprunt, faute de ressources. Après l’échec d’une tentative de consolidation des deux emprunts la commission financière internationale fut mise en place en 1869. Elle devait réorganiser les finances tunisiennes par l’adoption de toutes les mesures propres à assurer le recouvrement des impôts et l’application des revenus aux charges de l’État ; en un mot à appliquer au régime financier du pays toutes les réformes nécessaires, notamment en ce qui concerne le contrôle et la comptabilité à administrer les caisses du Trésor. La régence passait ainsi sous contrôle européen avant d’être réduite à l’état de protectorat de la IIIe République4.

Les temps ont changé et la mainmise des grandes puissances s’est faite moins voyante, pourtant il reste peu de temps à la Tunisie si elle veut éviter de devoir appliquer à ses problèmes des solutions décidées ailleurs et prouver que la transition n’est pas seulement politique, mais aussi économique et sociale. Face à un pouvoir qui n’affiche pas un grand projet apte à mobiliser le peuple, au moins trois grands débats politico-économiques jusqu’à aujourd’hui soigneusement contournés par la classe politique sont indispensables pour éclairer l’opinion.

Débats politico-économiques indispensables

D’abord, les recettes proposées par le FMI et acceptées par le gouvernement et la Banque centrale sont-elles adaptées à la situation du pays ? On a le sentiment que la partie tunisienne arrive aux négociations à Washington sans propositions alternatives et se préoccupe surtout de l’importance du chèque, quitte à accepter, sans trop les discuter, les recommandations qui l’accompagnent et qui sont à peu près les mêmes sous toutes les latitudes. Durant l’AC (2013-2015), elles ont été ignorées ou adoptées avec retard sur le papier sans être réellement appliquées et on les retrouve presque intégralement dans le MEC (2016-2020). Auront-elles plus de succès ?

Ensuite, tout se passe comme si la préférence à Tunis allait à l’endettement extérieur plutôt qu’à l’investissement étranger dans l’industrie et la production en général. Il a pourtant l’avantage de créer des emplois, des recettes pour le Trésor public et surtout de ne pas devoir être remboursé comme doit l’être un emprunt et le risque est supporté par l’investisseur. Est-il plus dangereux pour l’indépendance nationale que l’endettement ? Sur cette question centrale, la majorité, la gauche et les nationalistes devraient faire connaître leur position, étant entendu que dans les conditions du pays, il est impossible de refuser les deux, sinon sur les estrades de meetings électoraux.

Enfin, quelles sont les entreprises que l’État et les banques qui lui appartiennent doivent aider en priorité ? Jusqu’ici, les rentiers ont été privilégiés par rapport aux innovateurs, comme le montre le scandale des prêts non remboursés que le système financier traîne depuis des décennies et trois régimes, d’Habib Bourguiba à l’actuel président, Béji Caïd Essebsi, en passant par Zine El Abidine Ben Ali, qui se sont révélés incapables de leur faire rendre gorge. Ils accaparent plus de 16 % des ressources bancaires et sont dus pour une grande part par les propriétaires des grands hôtels de tourisme de la région côtière cramponnés à leur « ni-ni » : ils ne veulent ni rembourser, ni payer les intérêts, ni laisser vendre leurs biens. Ce scandale sera-t-il toléré plus longtemps par la Banque centrale de Tunisie, désormais indépendante du gouvernement grâce à la pression du FMI ? S’attaquer enfin à ce dossier serait prouver son indépendance également vis-à-vis de ceux qu’on appelait sous le protectorat français, « les prépondérants ». Cela libérerait aussi des ressources importantes pour aider les très nombreux jeunes Tunisiens talentueux et entreprenants désireux de changer une économie qui sent « la naphtaline »5 et qui a sans doute plus besoin d’eux que du FMI pour repartir de l’avant.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.