« Comment voulez-vous que je m’en sorte ? Les gens n’arrivent plus à payer leur facture, ils ne sont pas près de voyager et de faire du tourisme ». Burhan, 47 ans, est commerçant dans la petite ville de Mardin, située dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde, tout près de la frontière syrienne. L’homme se montre particulièrement prolixe quand il s’agit d’évoquer ses conditions de vie. « Tout le monde est très affecté. Nous sommes obligés de faire des choix, y compris pour la nourriture. Et plus les mois passent, plus notre situation est difficile », explique-t-il.
Haut lieu touristique, cette petite ville taillée à flanc de colline est particulièrement touchée par la crise. Un rapide coup d’œil à l’envolée des prix des produits de première nécessité permet de se faire une idée des difficultés de la population : plus 54 % pour le pain, plus 80 % pour l’huile, 120 % pour l’électricité et 25 % pour le gaz naturel, selon des données officielles publiées en janvier. La majorité de la population s’est vu contrainte de réduire drastiquement ses dépenses non essentielles.
Une économie en crise
Les foyers les plus modestes sont évidemment les plus durement touchés. Et si l’augmentation spectaculaire du salaire minimum décrétée en début d’année par le président turc a été plutôt bien accueillie — il est passé de 2 825 à 4 250 livres turques (environ 250 euros) —, cette mesure n’a pas suffi à améliorer significativement les conditions de vie d’une population à bout de souffle.
La crise affecte tous les secteurs de la société : à Diyarbakir, à une cinquantaine de kilomètres de Mardin, une jeune femme explique avoir été contrainte de repousser sine die son mariage, faute de pouvoir le financer. Le gérant d’un commerce vestimentaire explique, pour sa part, avoir divisé son chiffre d’affaires par deux depuis 2018, et avoir très peur de l’avenir.
Si les régions du sud-est, considérées comme les plus pauvres, sont touchées de plein fouet, l’ensemble du territoire turc fait face à une situation périlleuse. Mehmet, la trentaine, a dû se résigner à quitter Ankara après la perte de son emploi : « Je n’étais plus en mesure de payer mon loyer, j’ai été contraint de retourner vivre chez mes parents. Depuis, impossible de trouver un nouveau travail », raconte-t-il, désabusé.
Faute de perspectives et étranglée par la crise économique libanaise, Jana D., 25 ans, a quitté son pays il y a un an afin de s’installer à Istanbul. Pour elle, comme pour les milliers de Libanais qui ont émigré en Turquie, l’histoire se répète : « La situation se dégrade très rapidement. Je n’arrive pas à trouver de logement, beaucoup de gens ont les pires difficultés à payer leur loyer ou à se nourrir. Évidemment, ça reste mieux qu’au Liban, puisque nous avons de l’électricité, de l’essence ou des transports publics, mais je ne suis pas optimiste pour le futur », s’inquiète-t-elle. Et il y a de quoi : dans la mégapole stambouliote, les statistiques officielles de l’Agence de développement indiquent que, désormais, plus de 62 % des familles consacrent la majorité de leurs dépenses aux produits de première nécessité.
Un « capitalisme autoritaire »
Comment la situation a-t-elle pu se dégrader aussi rapidement ? « Si l’on devait donner un point de départ, cela pourrait être l’augmentation des taxes sur l’acier et l’aluminium turc décrétée par Donald Trump en 2018, qui entendait protester contre la détention du pasteur évangélique Brunson en Turquie. Dans les faits, cela a entraîné une forte dépréciation de la livre turque. Nous sommes alors dans un contexte qui n’est pas neutre, peu après la présidentialisation du régime », enchaîne Deniz Unal, économiste au Centre d’études prospectives et d’information internationales (Cepii).
En effet, depuis la tentative de coup d’État en 2016, la Turquie est entrée dans un régime d’exception : une période marquée par une restriction des libertés, mais également par une mise sous tutelle des autorités de régulation autonomes. Cet état de fait sera entériné en 2017 par un référendum permettant de modifier la Constitution et à la présidentialisation du régime politique. Dans un climat de renforcement de l’autoritarisme à l’intérieur et de troubles à l’international, l’économie turque entame alors sa descente aux enfers. « Comme dans les autres domaines, une mauvaise gestion due à la désinstitutionalisation a affecté la gouvernance économique et le pays s’est enlisé la crise », poursuit Deniz Unal, qui n’hésite pas à parler, comme plusieurs spécialistes, de « national-capitalisme autoritaire » pour décrire la politique économique du président Erdoğan.
Dès lors, la gouvernance économique s’est écartée d’un cadre rationnel pour suivre les ordres du président turc, devenu « économiste en chef » du pays. À titre d’exemple, depuis 2018, la Banque centrale de la République de Turquie (BCRT) obéit directement à ses seules directives. Suivant la volonté présidentielle, le maintien du taux d’intérêt directeur de la BCRT largement en dessous de l’inflation afin de favoriser la croissance grâce aux crédits accordés par les banques publiques a creusé les déficits courants et publics financés par la dette. Le cercle vicieux « inflation-dépréciation-endettement » dont le pays était sorti au début des années 2000 est de retour, et aucune des démarches entreprises depuis n’est venu l’enrayer. Conséquence, les investisseurs étrangers sont de plus en plus réticents à l’idée de venir s’installer en Turquie, tandis que la dépréciation continue de favoriser la dollarisation de l’économie.
Les réfugiés syriens « boucs émissaires »
À un plus d’un an des élections législatives et présidentielle — prévues en juin 2023 —, la situation vire au casse-tête pour le président turc, dont la base électorale est très sensible à la santé économique du pays. Dans un tel contexte, les tensions sont allées crescendo. Les quelque 3,6 millions de réfugiés syriens sont les premiers à avoir fait les frais du climat d’ultranationalisme en cours. En août 2021, à Ankara, plusieurs centaines d’hommes armés de bâtons ont saccagé des commerces tenus par des réfugiés, jugés responsables de la crise par les assaillants. Le 16 novembre dernier à Izmir, trois travailleurs syriens étaient brûlés vifs par un ancien paramilitaire alors qu’ils dormaient sur leur lieu de travail.
Loin d’appeler au calme, le pouvoir s’est lancé dans un plan de retour « volontaire » des réfugiés. Une dynamique qui inquiète la plateforme d’ONG belges CNCD-11.11.11 : « La chute de la livre turque, l’inflation, la paupérisation et la concurrence pour l’emploi créent une atmosphère hostile aux réfugiés syriens », a ainsi alerté sa directrice, Els Hertogen. Le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdoğan est aussi sous la pression constante de certains partis d’opposition — particulièrement le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste) et l’Iyi parti (Bon parti, nationaliste laïque) —, qui lui reprochent d’avoir laissé trop de réfugiés s’installer dans le pays. Doublé sur sa droite comme sa gauche, Recep Tayyip Erdoğan semble désireux de faire évoluer sa politique en la matière afin de ne pas voir sa base électorale s’éroder un peu plus.
Sur une pente glissante, et alors que tous les sondages d’opinion le montrent en grande difficulté, le président Erdogan semble mettre toutes ses forces dans la bataille afin d’inverser la tendance avant les prochaines élections. À l’intérieur du pays pour commencer, où il semble bien décidé à faire le vide autour de lui. Le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, d’obédience kurde), devenu troisième force politique du pays en 2018 avec 6 millions de voix, est toujours sous le coup d’un bannissement pur et simple de la vie politique. Le 17 mars 2021, un acte d’accusation de 609 pages demandant l’interdiction du parti était remis à la Cour constitutionnelle turque par le procureur général de la Cour de cassation. En cause, les liens présumés entre le HDP et le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), labellisé « organisation terroriste » par la Turquie, l’Union européenne et les États-Unis.
En coulisses, le parti, déjà affaibli par l’emprisonnement d’au moins 5 000 de ses membres, craint que la procédure ne débouche sur son interdiction quelques semaines avant les prochaines élections, afin qu’il ne puisse pas se réorganiser à temps. Et c’est bien un enjeu majeur pour Erdoğan : l’AKP étant la seconde force politique dans de nombreuses villes à majorité kurde et les électeurs du HDP, dans leur immense majorité, n’ayant l’intention de voter pour aucun autre parti, celui du président turc raflerait ces régions.
Les sympathisants du HDP ont bien compris l’enjeu : le 21 mars 2022, à l’occasion du Nouvel An kurde, Newroz, près d’un million de personnes se sont rassemblées à Diyarbakir. Cette fête traditionnelle a viré à la démonstration de soutien au HDP, où les grandes figures du parti n’ont pas manqué de fustiger le caractère autoritaire du président turc autant que son naufrage économique. Pour la première fois depuis des années, les forces de l’ordre ont attaqué des participants aussi bien dans la manifestation qu’à l’extérieur, preuve des crispations croissantes au sommet de l’État.
Mais c’est à l’international que la riposte du président est la plus spectaculaire. Il cherche simultanément à améliorer ses relations avec Israël, l’Égypte, ou encore les Émirats arabes unis. Il est à noter que le chef de l’État turc a réalisé sa première visite officielle depuis dix ans à Abou Dhabi, un voyage de deux jours marqué par la signature de treize accords de coopération et mémorandums d’entente (MoU). Toujours dans l’optique d’attirer les capitaux des pays du Golfe, la Turquie a décidé de « clore et de transférer » en Arabie saoudite le dossier de l’assassinat de Jamal Khashoggi, le journaliste et opposant saoudien tué et démembré à l’intérieur du consulat saoudien d’Istanbul en 2018. Ce revirement s’accompagne en outre d’une volonté de rapprochement avec l’Union européenne, après des années de froid. Cette activité diplomatique trahit un besoin de financement urgent : dilapidées, les réserves de change sont désormais en négatif.
Médiation entre l’Ukraine et la Russie
L’offensive russe va-t-elle encore un peu plus fragiliser le raïs turc en difficulté ? Pas si sûr. Dépendant à la fois des deux pays belligérants — notamment en gaz et en blé —, Recep Tayyip Erdoğan semble voir en cette guerre une réelle opportunité politique et entend bien se positionner comme un médiateur de choix. « Erdoğan essaie de se positionner entre les deux camps de manière relativement équilibrée. Cette position peut contribuer à le placer au centre du jeu géopolitique. Et s’il arrive à gagner la bienveillance des Occidentaux afin d’obtenir des liquidités, il pourrait revenir en force sur le plan domestique », explique Deniz Unal. Et si ce n’était pas le cas, le chef d’État peut disposer, à la faveur de la déstabilisation mondiale que provoque l’invasion russe, d’un nouveau levier afin de promulguer des mesures d’exception supplémentaires. La partie ne fait que commencer.
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