La Turquie désorientée

« Zéro problème avec les voisins », c’est la doctrine que le ministre des affaires étrangères turc Ahmet Davutoğlu espérait mettre en œuvre quand il fut nommé à ce poste en 2009. Cinq ans plus tard, devenu chef du gouvernement, il est confronté à un environnement de guerres et de conflits, de l’Irak à la Syrie. Découvrant ainsi à son tour que, dans l’Orient « compliqué », on ne peut agir avec des idées simples.

Kobané bombardée.
Euronews (copie d’écran), 3 octobre 2014.

C’est à un dilemme difficile qu’est confrontée la Turquie depuis que l’organisation de l’État islamique (OEI) a engagé son offensive contre Kobané, un village à majorité kurde situé en Syrie, non loin de la frontière turque. Le président Recep Tayyip Erdoğan, tout en multipliant les appels à une intervention terrestre, reste l’arme au pied. L’armée empêche même les Kurdes de Turquie de porter secours aux combattants au-delà de la frontière, provoquant de violentes manifestations d’hostilité. En réalité, le gouvernement souhaite une intervention pour en finir à la fois avec le régime de Bachar Al-Assad et l’OEI, mais craint de renforcer les combattants kurdes, affiliés pour la plupart au Parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Pour l’État turc, l’apprentissage d’une politique régionale s’avère bien douloureux.

Aussi surprenant que cela puisse paraître en Occident, les Turcs sont en train de découvrir cet Orient que l’on dit « compliqué » et dont leur pays fait partie. Ils le découvrent en tâtonnant, avec des expérimentations hasardeuses, et parfois à leurs dépens. La politique étrangère de cette dernière décennie est souvent qualifiée de « néo-ottomaniste ». En réalité, il s’agit actuellement de la troisième tentative de devenir une puissance régionale, les deux autres s’étant soldées par un échec.

Deux occasions de leadership manquées

La première période où la Turquie s’est ouverte vers son flanc coïncide avec la chute des régimes soviétiques. Après 1990, nous avons été témoins d’une volonté politique — quelque peu naïve à vrai dire — de s’ériger en frère aîné vis-à-vis des Républiques « turcophones » d’Asie centrale nouvellement établies. Cette hiérarchie dans les relations avait été mal accueillie par ces mêmes États qui ont renvoyé la Turquie à son statut de simple « partenaire » face à une Russie toujours omniprésente.

La deuxième tentative de désaxer la politique étrangère turque, solidement ancrée à l’Occident depuis 1945, voire avant — dès les Tanzimat des années 18301—, est due à la montée de l’islam politique pendant la deuxième moitié des années 1990, où le mouvement islamiste Millî Görüş (« Vision nationale »)2 a tenté, en vain, de concentrer la politique étrangère du pays dans le monde « musulman » face à un Occident érigé en infidèle. La résistance — surtout interne — a partiellement empêché ce revirement de courte durée3.

Entre l’Europe et le Proche-Orient

Nous sommes donc dans cette troisième période, où la politique étrangère turque oscille entre un Occident dont elle a un besoin vital (la Turquie est membre de l’Otan, membre fondateur du Conseil de l’Europe, candidate à l’Union européenne, ses membres sont ses premiers partenaires économiques, etc.) et le Proche-Orient, d’abord et avant tout perçu comme « musulman », sans forcément considérer son morcellement identitaire et religieux interne.

Le premier ministre actuel, Ahmet Davutoğlu, est un universitaire qui s’est fait d’abord connaître comme conseiller principal du premier ministre de l’époque et président actuel Erdoğan avant de devenir son ministre des affaires étrangères. Sa thèse, qualifiée de néo-ottomaniste est exposée dans son livre, Stratejik Derinlik. Türkiye’nin Uluslararası Konumu (Profondeur stratégique), dans lequel il expose une idée simple : dans la région post-ottomane, des Balkans au Proche-Orient, la Turquie a non seulement un devoir d’intervenir en tant que leader mais de surcroît un « droit naturel » de le faire en tant qu’ancienne puissance impériale. Cette idée évacue simplement la réalité historique : la Turquie est seulement l’un des pays issus de l’empire ottoman, comme tous les autres, ni plus ni moins, même si l’historiographie officielle a réhabilité et anachroniquement « turquisé » le passé ottoman, et ce, uniquement après les années 1950.

Ainsi, au début de l’ère AKP, nous avons été témoins d’une impulsion des réformes « européennes »4 qui ont été autant d’instrumentalisation des libertés prévues par ces réformes, soutenues par des libéraux de gauche face à l’autocratisme militariste (y compris par l’auteur de ces lignes). Néanmoins, surtout après 2007, une fois que l’AKP au pouvoir n’a plus eu besoin de la justification européenne, sa politique s’est de plus en plus sunnisée, à l’intérieur comme à l’extérieur. Ainsi, à partir de 2011, les observateurs ont constaté un revirement à 180 degrés dans sa politique syrienne. Après avoir noué une alliance avec la Syrie du régime baasiste entre les mains de la famille Assad alaouite, le pouvoir a retourné sa veste en soutenant l’opposition sunnite. Cette dernière, surfant sur la vague des printemps arabes, a d’abord uni l’opposition à la fois socialiste, libérale et religieuse. Mais seule la partie idéologisée de cette opposition, à savoir le mouvement djihadiste, a su tirer profit du soutien politique (si ce n’est logistique) de la Turquie.

Un dilemme kafkaïen

Par conséquent, la Turquie est face à un dilemme kafkaïen insoluble. Si elle soutient activement la coalition occidentalo-arabe face à l’organisation de l’État islamique (OEI), elle assure le maintien du régime Assad avec lequel elle a coupé les ponts depuis longtemps. D’autant plus que parmi les près de deux millions de réfugiés syriens actuellement en Turquie5, il y a forcément des cellules dormantes de l’OEI, ce qui expliquerait la réticence de la Turquie à intégrer la coalition et peut-être aussi la libération des 49 otages turcs de Mossoul, rendus, apparemment, contre la libération des 180 militants djihadistes.

Mais il y a un autre facteur, propre au contexte turc. Pour la première fois depuis le début de la « question d’Orient », les Kurdes de la région, du moins ceux d’Irak et de Syrie, peuvent nourrir l’espoir d’un État kurde indépendant. Or, depuis près de cinq ans, la Turquie est en négociation avec ses propres Kurdes et voit d’un mauvais œil le renforcement des éléments armés kurdes à ses frontières. Ironie du sort, au moment où ces lignes sont écrites, les Kurdes de Kobané se battent contre l’OEI et protègent paradoxalement la frontière turco-syrienne. C’est ainsi que le parti des Kurdes en Turquie, le Parti démocratique du peuple (HDP), s’est opposé le 2 octobre 2014 à la motion parlementaire autorisant le gouvernement à envoyer l’armée en Syrie, craignant que plus que de combattre l’OEI, l’armée turque veuille créer une zone tampon, empêchant ainsi les Kurdes d’y établir une administration autonome, voire indépendante.

Orient compliqué, avons-nous dit, et la Turquie, au jour le jour, le découvre, quitte à se contredire, à défaut de le comprendre. C’est ainsi que de l’aphorisme de « zéro problème avec les voisins » cher à Ahmet Davutoğlu, nous sommes passés à « zéro voisin sans problèmes ».

1La période des Tanzimat (« réorganisation » ou « réforme ») commence en 1839 par le « firman de réforme » qui met à plat le système ottoman de l’organisation sociétale (système des « nations » religieuses), inspiré vaguement par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Dans les domaines militaire, financier, social et politique, l’État ottoman s’oriente nettement vers l’Occident dans cette période. On considère généralement que la période s’interrompt en 1876 avec l’avènement du sultan Abdulhamid.

2Millî Görüş est un mouvement politique créé dans la deuxième moitié des années 1960 par la figure historique de l’islam politique en Turquie, Necmettin Erbakan. Tout au long de son histoire, il a été représenté par plusieurs partis politiques qui tous ont été dissous soit par décision judiciaire, soit par les régimes militaires, accusés de faire la propagande islamiste. Mais à partir de 1973 le mouvement a pu faire partie du système politique malgré les pressions militaires, étant tour à tour membre de coalitions gouvernementales ou de l’opposition.

Après la fermeture du Parti de la Vertu en 2001, les « jeunes » islamistes du mouvement ont décidé de faire scission et ont fondé l’AKP (Parti pour la justice et le développement), au pouvoir depuis 2002. L’idéologie de Millî Görüs, outre son islamisme, est caractérisée par un étatisme économique, par son anti-occidentalisme et par son développementaliste industriel.

3En 1997, alors que le Parti de la prospérité, issu du mouvement Millî Görüş faisait partie d’une coalition gouvernementale et que son leader Necmettin Erbakan, — qui concentrait toutes ses relations avec les pays islamiques, notamment avec la Lybie et l’Égypte — était premier ministre, les militaires ont forcé le gouvernement à démissionner. Suite à ce « coup d’État post-moderne », une chasse aux islamistes a commencé dans toutes les administrations turques.

4Entre 2002 et 2007, plusieurs paquets de réformes ont pu être votés, en vue d’harmoniser la législation de la Turquie avec celle de l’Union européenne, surtout en matière de libertés religieuses.

5Ici, il faut certainement souligner le fait que la Turquie a ouvert ses frontières à ces populations opprimées à la fois par le régime baasiste et par les djihadistes. Imaginons un seul instant près de deux millions de réfugiés déversés dans un pays occidental…

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