La violence contre les femmes en débat en Tunisie

Course d’obstacles pour un projet de loi · En Tunisie, le projet de loi organique relatif à l’élimination de la violence contre les femmes est toujours en examen auprès de la commission des droits et libertés de l’Assemblée des représentants du peuple. Malgré ses insuffisances, il est considéré comme un acquis majeur pour les droits des femmes par ses défenseures, même si des tabous sont encore à lever dans la société.

Réunion de travail au siège de l’ATFD. De g. à dr. : Hafida Chékir (2e), Monia Ben Jemia (4e), Khadija Chérif (5e).
© Giulia Bertoluzzi, février 2017.

Depuis le 8 mars dernier, un projet de loi organique « relatif à l’élimination de la violence contre les femmes », adopté par le conseil des ministres le 13 juillet 2016 est en cours de révision par la commission des droits et libertés au Parlement tunisien. Après des mois d’attente, la société civile tunisienne, regroupée autour de la Ligue des droits de l’homme et de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) est toujours mobilisée pour réclamer l’accélération de la procédure d’adoption, qui traîne.

Les violences à l’encontre des femmes en Tunisie sont un phénomène répandu. Dans le cadre d’une enquête du Centre d’études, de recherches, de documentation et d’information sur la Femme (Credif) publiée en mars 20161, 53,3 % des femmes interrogées ont déclaré avoir subi au moins un type de violence (psychologique, physique ou sexuelle) entre 2011 et 2015. Les victimes ont difficilement recours aux services judiciaires, de santé et de soutien selon le rapport 2016 d’Amnesty International, qui a constaté que « les services sociaux et de santé destinés aux victimes de violences sexuelles et liées au genre étaient limités et insuffisants. Les victimes de viol étaient confrontées à des difficultés particulières pour accéder aux services de prévention des grossesses et à une prise en charge psychologique, entre autres soins de santé nécessaires. Par ailleurs, en raison du manque de mécanismes de protection, notamment de foyers d’accueil pour les femmes et les filles victimes de violences, celles-ci étaient exposées à de nouvelles agressions »2.

"Article de la honte"

Le tristement célèbre « article de la honte », l’article 227 bis du Code pénal qui permettait à un violeur d’échapper à toute poursuite pénale en épousant sa victime et dont les associations de défense des droits des femmes ont longtemps demandé l’abrogation, a été révoqué dans le courant du mois de mars. La révision du texte est intervenue suite à un énième cas d’abus qui a beaucoup choqué les Tunisiens : en décembre 2016 à Kef, un juge avait décidé qu’une enfant de 13 ans serait mariée à un homme de 20 ans qui l’avait mise enceinte3.

Pour Khadija Cherif, figure historique de la société civile tunisienne, ancienne vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme — pressentie au poste de ministre des affaires de la femme en 2015 puis « recalée » pour cause de féminisme4, le projet de loi n ° 60/2016 constituerait un acquis majeur dans la lutte contre les violences faites aux femmes. En tant que loi-cadre, elle est intégrale, c’est-à-dire qu’elle comprend les trois volets de prévention, de protection des victimes et de pénalisation du coupable, et souligne l’importance de la diffusion des principes des droits humains et d’égalité entre les sexes. Une action de prévention doit être établie, les programmes scolaires seront rendus conformes aux principes de la loi et les médias auront l’interdiction de véhiculer des stéréotypes de genre, considérés comme des facteurs augmentant le nombre de violences et les discriminations à l’encontre des femmes. Les professionnels entrant directement en contact avec les victimes — comme les magistrats et les policiers — recevront une formation spécifique.

Du point de vue d’Halima Jouini, membre du comité directeur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la loi entérine des notions essentielles « en liant la question des violences contre les femmes à celle du respect des droits humains universels » et en se référant aussi à la violence économique5, « un concept fondamental pour comprendre la situation des femmes en milieu rural notamment », qui vivent dans une forte précarité et sont plus souvent victimes d’abus6.

Bras de fer entre conservateurs et progressistes

« Le parcours de cette loi a été fortement affecté par l’instabilité politique et la succession rapide de six gouvernements en six ans », explique Monia Ben Jemia, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et membre du groupe d’experts qui a travaillé sur le premier projet de loi durant le gouvernement de Mehdi Jomaa (2014-2015). À l’époque, la secrétaire d’État chargée des affaires de la femme, Neïla Chaabane, avait lancé un projet de loi très ambitieux qui situait l’origine de la violence de genre dans la discrimination et visait par conséquent à supprimer toutes les dispositions discriminatoires dans la législation.

« En 2014, le débat était très riche et plusieurs ministères, dont celui de la justice, de l’éducation, des affaires de la femme, des affaires économiques et de la santé, y participaient », se souvient Monia Ben Jemia. La même année, le gouvernement avait levé ses réserves à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw), formulées en 19857, au grand dam des associations féministes du pays, concernant l’égalité devant la loi, le droit matrimonial et d’héritage et le droit maternel à transmettre la nationalité (jusqu’ici la filiation est exclusivement patrilinéaire).

Les temps paraissaient alors propices à l’adoption d’une loi-cadre, mais Neïla Chaabane, qui faisait partie du gouvernement de Mehdi Jomaa en tant qu’« indépendante » a été forcée d’abandonner après les élections législatives et présidentielle de 2014 et l’arrivée au pouvoir de Béji Caïd Essebsi. « L’ampleur du travail était très vaste et le projet avait tout de suite rencontré beaucoup d’obstacles », commente Khadija Chérif. La réticence, avant tout politique, venait des partis les plus conservateurs comme Ennahda, première force politique du pays entre 2011 et 2014, et Nidaa Tounès, le parti fondé par l’actuel président.

Peu de temps après, le projet de loi a été révisé et réécrit, puis déposé au gouvernement en mai 2016 par Samira Merai, ministre de la femme, de la famille et de l’enfance succédant à Neïla Chaabane. La nouvelle ministre — peu suspecte de féminisme — a supprimé les volets de la loi susceptibles de déranger les islamistes, comme les réformes du Code du statut personnel (CSP) prévues dans la première version8.

À regret, les associations de la société civile appelées à donner leur avis ont fini par accepter ce projet de loi : « Nous voulions que la loi passe et nous comprenons que certaines dispositions étaient trop ambitieuses, les conservateurs et les islamistes ne l’auraient jamais accepté telle qu’elle était », explique Monia Ben Jemia pour qui « certaines priorités ne peuvent plus attendre ; la création de refuges pour les femmes victimes de violences en fait partie. »

Des tabous encore à lever

Au cours de la dernière révision, toutes les réformes aux dispositions discriminatoires, en particulier celles présentes dans le CSP, ont été enlevées.

Promulgué par Habib Bourguiba le 13 août 1956, devenu le jour national de la femme en Tunisie, le CSP a été en son temps un texte précurseur, qui a entre autres interdit la polygamie et la possibilité pour l’époux de divorcer selon son bon vouloir. Mais aujourd’hui, de nombreux juristes dénoncent son anachronisme, et la contradiction entre certaines dispositions du Code pénal, ainsi que la reconnaissance de la parité entre les genres consacrée par la Constitution du 26 janvier 2014 et la convention Cedaw.

Pour ce qui est du viol conjugal par exemple, le CSP entre en totale contradiction avec les récentes avancées législatives sur la question. Il stipule en effet que les rapports sexuels dans le cadre du mariage sont un devoir, et qu’une fois payée la dot de son épouse, l’époux peut consommer le mariage. Le sort des femmes victimes de viol conjugal qui portent plainte repose donc largement sur l’interprétation qu’en fait chaque tribunal. De même, la procédure d’héritage définie par le Code joue en défaveur des femmes, qui se voient économiquement dépossédées par rapport aux hommes et privées du rôle de tutorat vis-à-vis des enfants.

« Malgré les lacunes du projet de loi, il est très important pour nous qu’elle soit votée », conclut Khadija Chérif avant d’ajouter, « beaucoup d’hommes pensent encore que c’est normal d’éduquer sa femme par la violence. Donc, pour eux, reconnaître que la violence est un abus signifie mettre en péril l’institution de la famille ».

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