Le « cavalier seul » des Kurdes de Syrie

En proclamant l’autonomie des régions kurdes de Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD) et ses alliés cherchent à incarner une « troisième voie » entre le régime et l’opposition. Un choix risqué mais qui leur offre un chemin vers l’autonomie.

Garçon kurde dans une marche pour l’unité dans le Kurdistan syrien.
PYD/Facebook.

Le 12 novembre 2013, les Kurdes de Syrie annonçaient la création d’une administration autonome de transition dans les trois zones d’Afrin au nord-ouest d’Alep, de Kobané entre la frontière turque au nord et l’Euphrate qui la borde à l’ouest et de la Djezireh, zone la plus vaste et la plus peuplée, qui se situe à l’extrême nord-est du pays. Dans l’attente d’élections prévues dans le courant de l’année 2014, chaque entité possède une assemblée législative locale de transition dirigée par un président et un gouvernement régional provisoire, composé de vingt-deux membres (appelés « ministres ») qui gèrent, avec un conseil ministériel, les affaires courantes de la vie politique, sociale, juridique et économique.

Ces trois gouvernements régionaux ont chacun à leur tête un premier ministre kurde et deux vice-premiers ministres souvent issus des autres communautés confessionnelles ou ethniques, kurdes, arabes, chrétiens, tchétchènes. D’après les membres de ces nouvelles instances administratives, l’ensemble du processus transitoire a été conçu comme moderne, pluraliste et « démocratique » même s’ils ont tous été choisis par une coalition politique dominée par le Parti de l’union démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat, PYD), aile syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK). Nombre de ministres sont issus de petits partis politiques (Parti communiste, Parti de gauche, Parti libéral, Parti vert) qui ont accepté de travailler avec le PYD. La place faite aux femmes est importante tant au sein des gouvernements régionaux (quatre pour le canton de Djezireh) qu’au sein des conseils ministériels.

L’ombre du PKK

Pourtant, les diplomaties occidentales restent plus que réticentes face à cette autonomie du Rojava – nom kurde donné au Kurdistan. Le spectre omniprésent du PKK, considéré comme une organisation terroriste, et l’éviction du jeu syrien des partis kurdes du Conseil national kurde (CNK)1 inquiètent. Plus encore, le fait que le régime de Damas conserve toujours une présence militaire à Qamichli et à Hassakeh laisse planer des soupçons sur des liens entre Damas et le PKK.

La passation du contrôle des zones kurdes entre l’armée syrienne et les miliciens kurdes, en juillet 2012, s’est réalisée sans heurts selon un scénario bien préparé. Depuis, les affrontements entre eux demeurent rares et les points de convergence sont nombreux : lutte contre les combattants islamistes, ennemi commun turc, désaccord avec l’opposition armée (Armée syrienne libre, ASL). La position de la Turquie dans cette convergence stratégique d’intérêts est centrale. Elle soutient la rébellion syrienne et cherche à contenir l’influence du PKK sur sa frontière sud. Elle a ainsi longtemps refusé de discuter avec le PYD, préférant traiter avec le CNK comme unique représentant des Kurdes de Syrie, jouant, pour se faire, de ses relations avec le PDK et son président Massoud Barzani. Elle a enfin largement fermé les yeux sur l’afflux de combattants islamistes qui transitaient par son territoire, espérant ainsi créer une force pour contrer le PYD en Syrie. L’échec de cette politique, puisque le PYD s’est grandement renforcé, a obligé la Turquie à ouvrir des canaux de discussion. Avec le PKK d’abord (début des négociations autour d’un processus de paix), puis avec le PYD l’été dernier.

Les manœuvres diplomatiques dans lesquelles s’engage la Turquie apparaissent délicates : sans changer sa politique officielle de soutien au CNK, elle mène en parallèle une politique qui consiste, via le Parti pour la paix et la démocratie (Barış ve Demokrasi Partisi, BDP, qui milite pour la question kurde en Turquie) et ses services secrets, à renouer avec le PYD. La nouvelle stratégie d’Ankara ne serait-elle pas de jouer sur la division des Kurdes pour affaiblir à la fois le courant barzaniste et l’influence du PKK ? Les bonnes relations du PKK avec l’Iran2, qui se sont améliorées depuis l’été 2012, place également le PYD sur la même ligne que Damas.

Mais face à la politique régionale d’Ankara, la convergence d’intérêts entre PYD, Damas et Téhéran apparait comme circonstancielle. Sur le terrain kurde syrien, le PYD n’a pas d’autre choix, s’il veut contrer l’axe Turquie-partis kurdes pro-Barzani du CNK, que cette alliance. Les formations kurdes réunies autour du PYD, dans leur stratégie autonomiste, ont besoin de la neutralité bienveillante de Damas pour entamer un processus politique autonome. Pour le président Bachar Al-Assad, les contreparties du retour du PKK3 en Syrie sont nombreuses : déplacement de ses troupes vers des zones plus stratégiques, neutralisation de la contestation civile au Kurdistan syrien (en 2004, d’importantes manifestations ont été organisées, le régime les a écrasées), défense de la frontière contre la Turquie, affaiblissement de l’ASL et communautarisation du conflit.

Autonomie unilatérale

Après une année et demie de gestion transitoire, les Kurdes de l’intérieur de la Syrie ont unilatéralement proclamé leur autonomie quelques mois avant la conférence de Genève 2. Coïncidence du calendrier ou stratégie délibérée pour contrer leurs rivaux du CNK ? La fracture entre le PYD et le CNK est apparue béante quand le CNK décida, fin octobre 2013, de rejoindre le Conseil national syrien (CNS). Depuis près de deux ans pourtant, la coalition soutenue par la France et la Turquie refusait tout compromis sur la question kurde, rejetant systématiquement tout rapprochement avec le CNK. Cantonné dans son exil irakien car bloqué sur le terrain syrien par la présence hégémonique du PYD et de ses alliés, le CNK avait cherché à négocier avec le PYD un partage des pouvoirs dans le Rojava. Les accords d’Erbil, établis entre PYD et CNK au cours de l’été 2012 sous l’égide de Massoud Barzani, président du gouvernement régional kurde d’Irak (GRK), prévoyaient un partage d’influence dans les zones kurdes, notamment par le biais de forces de sécurité communes. Ces tentatives échouèrent et le CNK négocia directement à Istanbul son adhésion au sein du CNS qui reconnaissait, pour la première fois, l’idée du fédéralisme dans une future Constitution syrienne et le particularisme kurde au sein des frontières nationales.

Le PYD opta dans ces conditions pour l’autonomie unilatérale. L’opposition syrienne extérieure reproche aux partis kurdes de l’intérieur de faire le jeu de Damas et de torpiller la révolution. À l’inverse, le PYD et ses alliés accusent le CNK d’avoir franchi la ligne rouge en se rapprochant du CNS et de la Turquie, ennemie du PKK, et ainsi d’œuvrer contre les intérêts et la cause kurdes.

La géopolitique régionale a pris le dessus dans cette querelle « intra-kurde », tout comme c’est le cas à l’échelle du conflit syrien. La décision d’autonomie a été mal accueillie par les principaux acteurs politiques de l’opposition syrienne à l’extérieur (CNS, CNK), tout comme par les puissances voisines (Turquie, GRK) qui les parrainent. Cela s’est traduit par des tensions directes entre le PYD et des représentants du GRK, tensions qui se sont cristallisées sur la frontière qui sépare le Rojava du Kurdistan d’Irak. L’ouverture de la frontière début 2013, suivie par la construction d’un pont mobile au point de passage de Simalka a été soumise à la condition que le PYD accepterait de mettre en place les accords d’Erbil I qui stipulaient l’intégration des partis politiques du CNK à la gestion du Rojava et le partage de l’exercice du pouvoir. La gestion même du point de passage devait être mixte. Véritable bouffée d’air pour les Kurdes de l’intérieur de la Syrie, cette frontière a notamment permis d’acheminer de l’aide humanitaire en 2013, de rétablir des échanges commerciaux et de faciliter les circulations des personnes. Mais devant les réticences du PYD à accepter le compromis, la frontière a été fermée en représailles entre octobre et décembre 2013. Elle a été rouverte en janvier dernier après une nouvelle réunion de crise à Erbil4 entre PYD et CNK qui portaient essentiellement sur ce différend et sur Genève 2. La période de fermeture a été durement ressentie par les habitants du Rojava. Déjà pénalisées par un quasi embargo de la Turquie qui a commencé à ériger un mur entre Qamishli et Nusaïbin, les deux villes voisines à cheval sur la frontière syro-turque, les régions kurdes ont dû faire face, côté syrien, aux attaques menées par les combattants djihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL).

Après trois ans de conflit, le Kurdistan demeure un territoire enclavé mais où la situation sécuritaire et économique locale est suffisamment bonne pour permettre de s’engager sur une voie autonomiste. Les frontières sont surveillées par une milice entraînée par des combattants aguerris du PKK. Le pétrole extrait de quelques puits en fonctionnement à Rumeilan est raffiné sur place, ce qui permet aux véhicules de circuler à un prix modique. Les produits de base et de consommation courante ne manquent pas, même s’ils restent chers. La coalition menée par le PYD bénéficie d’un certain prestige lié à ces victoires en 2013 – à Sarikaniye, à Tall Tamer, à Tall Kotcher – sur les mouvements islamistes et à la mise en place de structures administratives civiles.

Pourtant, les Kurdes de Syrie ont une marge de manœuvre réduite. Ils souffrent d’un manque de reconnaissance internationale, enfermés dans des alliances de circonstance. Réussiront-ils pour autant la transition vers un gouvernement régional élu ? Y aura-t-il un réel passage entre des instances régionales désignées et des instances choisies démocratiquement ? En attendant, le transfert des pouvoirs vers les gouvernements régionaux a commencé. Une constitution régionale pluraliste a été adoptée et sert de feuille de route. Elle prône le respect des minorités, le fédéralisme au sein des frontières de la Syrie et les principes de base de la démocratie. Est-ce un écran de fumée qui, comme le pensent certains détracteurs, dissimulerait en réalité les agissements d’un parti unique ? Est-ce un plan de séduction destiné à la communauté internationale ? Quoiqu’il en soit, le « cavalier seul » des Kurdes de Syrie demeure un processus singulier que les puissances étrangères impliquées de près ou de loin dans le conflit syrien ne pourront plus longtemps feindre d’ignorer.

1Coalition d’une douzaine de parti d’importance inégale. Installée dans le Kurdistan irakien, elle forme une force d’opposition au régime syrien et ses membres sont proches des deux partis historiques des Kurdes d’Irak : le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani et l’Union patriotique kurde (UPK) de Jalal Talabani.

2Dès le début du conflit, Téhéran et Damas ont cherché à utiliser la carte kurde. La compétition entre le PDK et le PKK est l’occasion pour Téhéran de contrebalancer l’alliance entre le PDK de Barzani et la Turquie. En soutenant le PKK, l’Iran conserve un allié de poids dans le conflit syrien. En soutenant le régime syrien, le PKK, le Hezbollah et le régime de Bagdad, le pays conserve une influence déterminante dans la politique régionale.

3Le PKK s’était retiré de Syrie en 1998, après que Hafez el-Assad a retiré son soutien au chef du PKK, Abdullah Oçälan.

4Certains participants à la réunion la qualifient d’« accords d’Erbil II » en référence aux premiers accords de l’été 2012 qui sont restés lettre morte. La réunion de décembre 2013 n’a cependant pas débouché sur des changements majeurs de position entre les acteurs de la politique kurde.

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