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Le champ de bataille des universités égyptiennes

Depuis la rentrée d’octobre, les universités égyptiennes sont une cible privilégiée de la répression. Avec des lois de plus en plus sévères, les étudiants peuvent désormais être accusés de terrorisme et ainsi être jugés par des tribunaux militaires. Les mobilisations se poursuivent toutefois, alors que la division entre les soutiens du président destitué Mohamed Morsi et les étudiants opposés aux Frères musulmans rendent difficile une action unie.

L'image montre une scène de confrontation dans un contexte urbain. À l'avant, un homme vêtu d'un uniforme noir, portant un casque et une visière, semble interagir avec un autre homme qui porte une chemise à carreaux. Ce dernier semble questionné ou arrêté, tandis qu'un groupe de personnes les entoure, observant la situation. On peut percevoir une atmosphère tendue, avec des expressions variées sur les visages des spectateurs. La scène suggère un moment de tension ou de dispute, probablement lié à une manifestation ou à une intervention policière.
Évacuation du campus de l’université du Caire par des agents de sécurité lors de la manifestation du 12 octobre 2014.
Crédit Gehad Hamdy.

La rentrée universitaire d’octobre a été marquée par une recrudescence des violences au sein des universités égyptiennes. Avec l’accès aux campus désormais contrôlé par une compagnie privée de sécurité1, Falcon (également en charge de la sécurité de la campagne électorale d’Abdel Fattah Al-Sissi), des milliers d’étudiants font la queue en attendant de passer à travers des portails électroniques nouvellement installés pour détecter tout objet pouvant être utilisé comme arme pendant leurs manifestations. À l’université du Caire, par exemple, toutes les portes avaient été fermées dès midi, en raison d’une manifestation prévue en ce premier jour du semestre, sous le slogan de reg’ou el talamza les étudiants sont revenus »). Plusieurs heures se sont écoulées avant que les étudiants — manifestement des Frères musulmans — ne s’en prennent aux agents de Falcon et mettent le feu aux portails électroniques. La veille, la police avait arrêté 70 étudiants (en majorité Frères musulmans) à leurs domiciles. Dans les semaines qui ont suivi, les forces anti-émeutes, stationnées à l’extérieur, ont attaqué les étudiants partout sur les campus des universités d’Al-Azhar, d’Ain Shams, de même qu’à Mansoura, au Fayoum et à Alexandrie où un étudiant a été tué.

L’université est devenue un champ de bataille entre les étudiants membres des Frères musulmans, regroupés sous le nom d’« Étudiants contre le coup d’État » et les autorités politiques via les forces de sécurité. Mais c’est aussi là que d’autres étudiants non impliqués dans ce conflit cherchent à créer un espace d’action politique. Dans un contexte de répression systématique et généralisée — arrestation des militants, loi contre les manifestations, restrictions sur l’expression et l’organisation politique —, les universités restent l’un des rares espaces où les mobilisations demeurent possibles, malgré un usage important de la violence par les forces de maintien de l’ordre à l’encontre des étudiants. L’année universitaire écoulée a été l’une des plus violentes, avec un bilan de 16 étudiants morts et plus de 3 000 arrestations.

Les Étudiants contre le coup d’État au cœur de l’affrontement

Cependant, depuis la destitution de Mohamed Morsi le 3 juillet 2013, les Étudiants contre le coup d’État semblent occuper la totalité de la scène au détriment des étudiants des autres mouvements et organisations politiques qui se trouvent écartés et dans l’incapacité de se mobiliser. Les tentatives de parvenir à un mouvement étudiant unifié en 2013-2014 ont échoué à cause d’une volonté hégémonique des premiers et de désaccords sur les revendications à porter en commun.

Depuis septembre 2013, les Étudiants contre le coup d’État manifestent dans plusieurs universités pour revendiquer le retour du président destitué et les droits de leurs camarades arrêtés lors du sit-in de Rabaa Al-Adaweyya. Ainsi, l’université tend-elle à constituer une déclinaison particulière de l’affrontement entre le régime et les Frères musulmans2. Au-delà de ce conflit, ce sont tous les étudiants qui continuent d’être une cible de la répression et du contrôle par le régime.

Des présidents d’université de nouveau aux ordres

Les administrations des universités sont également actrices de cette répression. Conséquence de la révolution de 2011, un système électoral devait permettre la nomination des présidents des universités. Cet acquis a été officiellement remis en cause à la fin du mois de juin 2013, les présidents étant de nouveau nommés par le président de la République. Ils ont désormais les mains libres dans la gestion des campus et le contrôle des libertés des étudiants. Pendant l’année universitaire 2013-2014, après de nombreuses mobilisations étudiantes, les présidents des universités ont demandé à ce que les forces anti-émeutes soient admises sur les campus, pour « protéger les bâtiments » contre les attaques des étudiants.

En outre, l’amendement du système disciplinaire des universités en février 2014 donne désormais la prérogative aux présidents des universités de décider de l’expulsion des étudiants « indésirables » sans requérir l’avis d’un conseil disciplinaire. Il s’agit d’un amendement par décret présidentiel de la loi 49 de 1972 sur l’organisation des universités. En février 2014, un nouvel article (184 bis) a été ajouté. C’est ainsi que 1380 cas d’expulsion (avec et sans conseil disciplinaire) des universités et des cités universitaires ont été attestés depuis septembre 2013.

Les présidents exercent également un contrôle plus strict sur les activités estudiantines, notamment en encourageant la délation : plusieurs d’entre eux ont déclaré avoir recruté des « étudiants patriotiques » pour « surveiller leurs camarades », afin d’informer les autorités des activités « illégales » ou de « sabotage ». Les dirigeants des universités du Caire et d’Alexandrie interdisent tout groupement d’étudiants sur une base partisane3. Cette interdiction s’étend de facto à toute activité politique. Ainsi, ironiquement, un camp organisé par l’Union des étudiants de la faculté d’économie et de sciences politiques de l’université du Caire pendant les vacances d’été dans le but de « réunir les étudiants pour discuter et réfléchir ensemble sur ce qu’ils ont en commun au lieu [de focaliser sur] les clivages et de préparer une nouvelle génération d’étudiants qui peuvent travailler »4 a été annulé sous prétexte que les étudiants allaient « parler de politique ».

Multiples atteintes aux libertés

Ce sont également les libertés individuelles des étudiants qui se trouvent en jeu : les résidents des cités universitaires sont obligés de subir un test de détection de substances narcotiques5.

Si ce nouveau dispositif a été mis en place sous prétexte de contrôler les activités des étudiants Frères musulmans, il s’est généralisé à toute initiative, activité et organisation menée par les étudiants, islamistes ou non. C’est toute l’université comme espace de protestation et d’action politique qui, tout comme la rue, est placée sous surveillance étroite.

En 2011, l’université était devenue un lieu où se reflétait l’ouverture de l’espace politique. Plusieurs modalités d’action collective et de groupements politiques ont interagi au sein de l’université, comme les unions d’étudiants6, les bureaux des étudiants — qu’ils soient issus des partis politiques ou des campagnes présidentielles tels que Ousrat el-midân du parti Al-Doustour, les étudiants de Masr el-quawiyya et les mouvements associés à des organisations politiques tels les Socialistes révolutionnaires et les jeunes du 6-Avril7.

Depuis 2011, ces mouvements ont mené des luttes pour la réforme des syndicats étudiants, l’établissement d’un nouveau règlement pour « libérer » l’activité des étudiants de la tutelle de l’administration, et de manière plus générale, pour améliorer les conditions d’étude. Sous Hosni Moubarak, les activités des étudiants étaient en effet gérées selon un règlement exécutif issu par décret présidentiel en 1979. Ce règlement imposait des restrictions aux activités politiques et laissait la main haute aux administrations pour contrôler les unions d’étudiants au niveau des compétences et des candidats.

Après 2011, plusieurs groupes d’étudiants se sont mobilisés pour la rédaction d’un nouveau règlement. En 2013, après deux ans de négociations entre les mouvements et le Haut Conseil des universités, un nouveau règlement avait été rédigé par une commission composée en majorité d’étudiants Frères musulmans. Il transférait une partie des compétences administratives (contrôle des activités étudiantes et des budgets des unions) aux conseils des unions. Malgré cette avancée manifeste, les autres groupes étudiants ont contesté le processus de sa mise en place dans la mesure où ils en avaient été exclus. Et en septembre 2014, le Haut Conseil des universités annonçait qu’un nouveau règlement rédigé par l’administration serait imposé pour remplacer le « règlement des Frères musulmans ».

Mobilisations : le profil bas

Au-delà de ces activités que l’on peut appeler « corporatistes », les groupes d’étudiants se mobilisent aussi selon les agendas politiques des mouvements auxquels ils appartiennent. Toutefois, depuis septembre 2013, l’action de ces mouvements ne trouve pas sa place sur les campus ; leurs revendications ne collent pas avec celles des étudiants des Frères musulmans, et toute tentative de coordination s’est révélée impossible. Le désaccord principal provient de l’impossibilité de la création d’un mouvement étudiant « neutre », sans appartenance politique affichée.

La marge de manœuvre de ces mouvements est de ce fait limitée à seulement deux niveaux de mobilisation. En premier lieu, il s’agit de la défense des droits de leurs camarades arrêtés ou expulsés. Plusieurs campagnes ont été lancées dans ce sens : al-Hurriya lil tullab La liberté pour les étudiants ») pour le soutien aux étudiants détenus ; al-Gam‘a lil tullâb L’université pour les étudiants ») pour le retour des étudiants expulsés, ou encore des observatoires telles que Tullâb Hurriya étudiants liberté ») et Azharî. L’objectif principal est de produire des statistiques précises sur les effectifs des étudiants tués, arrêtés ou expulsés, mais aussi de fournir une aide juridique aux jeunes et à leurs familles. Celle-ci se fait généralement en coopération avec des ONG de droits humains spécialisées sur les questions estudiantines telles que l’Association of Freedom of Thought and Expression et le centre Adâla (« Justice ») pour les droits et les libertés.

Sensibiliser à la cause des prisonniers

Ces mouvements de jeunes organisent aussi la diffusion d’informations au sujet des étudiants arrêtés. Ils essaient ainsi de rendre publique leur action à travers la création de médias alternatifs tels que Shaffâf Transparent ») et Radio Handassa Mubasher (radio de la faculté d’ingénierie).

Le deuxième niveau d’action consiste en un travail de conscientisation auprès des étudiants. Des campagnes sont organisées pour promouvoir la connaissance de leurs droits politiques et socio-économiques, tel le droit à la transparence en ce qui concerne la gestion du budget de l’université. L’objectif est de promouvoir la lutte auprès des étudiants non politisés en se focalisant sur des revendications corporatistes, plus pertinentes à leurs yeux.

Malgré ces efforts pour pouvoir maintenir une mobilisation en dehors de la bipolarité du conflit entre les Frères musulmans et l’administration universitaire, le champ d’action des autres mouvements étudiants reste limité. Ils subissent les conséquences du climat de restrictions généralisées et plusieurs de leurs membres ont été arrêtés. Dans ce contexte, resurgit la nécessité d’un mouvement étudiant unifié, seul à même de contourner la répression. Mais malgré la création de la Coalition des étudiants d’Égypte, le 18 octobre 2014, la manière de le faire n’est pas encore claire.

En somme, la tension actuelle dans les universités résulte, d’une part, des tentatives du régime d’établir un nouvel ordre qui restreint toute possibilité de mobilisation et, d’autre part, du sectarisme des Étudiants contre le coup d’État. Depuis la destitution de Morsi, les autres mouvements sont confrontés au défi de sortir de cette dualité, de conserver leurs réseaux et de pouvoir continuer à agir dans un espace de plus en plus restreint, de plus en plus verrouillé.

1La garde universitaire, haras el gam’a, unité attachée à la police stationnant sur les campus et installée sous le régime de Hosni Moubarak, était chargée de neutraliser toute tentative de mobilisation en utilisant la violence mais aussi en recrutant des informateurs parmi les étudiants et les professeurs pour surveiller les activités potentiellement contestataires. Elle avait été interdite suite à un jugement du tribunal administratif en 2010 dont l’application n’a été effective qu’en mars 2011.

2Mohammed Abdel Salam, «  Egyptian universities between the brotherhood and the military  », Sada, Carnegie Endowment for International Peace, 20 décembre 2013.

3Rehab Mokbel, «  Egypt universities ban student political groups  », Al-Monitor, 12 septembre 2014

4Entretien avec des membres de cette union le 13 septembre, deux jours avant l’annulation du camp.

6Structures de représentation officielles au niveau des facultés, des universités et au plan national.

7Le mouvement étudiant : de l’abdication de Moubarak à la destitution de Morsi), rapport de l’Association Freedom of Thought and Expression, juin 2014.

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