Crise ukrainienne

Le choix impossible de la Turquie entre l’Ukraine et la Russie

L’intervention militaire russe en Ukraine n’est pas une simple agression de plus ; elle a déclenché un nouvel affrontement européen sans précédent depuis la fin de la Guerre froide. Tous les pays qui se situent dans le voisinage de la Russie et de l’Ukraine sont directement concernés. C’est le cas de la Turquie, un pays qui entretient des relations fortes avec les deux parties.

Kiev, 3 février 2022. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et Recep Tayyip Erdoğan passent en revue la garde d’honneur lors d’une cérémonie d’accueil avant leurs entretiens
Serguei Supinsky/AFP

La plupart des analyses accordent trop d’importance au caractère conflictuel et guerrier de l’histoire entre la Turquie et la Russie. Elles en déduisent que les relations entre les deux pays sont vouées à être tendues. Même quand il y a une embellie, comme c’est le cas depuis quelques années, celle-ci n’est pas prise au sérieux. Prisonniers de notre regard sur le passé turco-russe qui fut souvent conflictuel, nous n’arrivons pas à apprécier le rapprochement turco-russe à sa juste valeur1

Certes, l’empire des tsars et celui des sultans se sont sans cesse affrontés militairement, presque toujours à l’avantage du premier. Il est vrai aussi que durant les périodes qui ont suivi les empires, à l’exception de la courte entente entre Lénine et Mustafa Kemal dans les années 1920, les relations ont souvent été compliquées, plus particulièrement durant les temps forts de la Guerre froide, quand Moscou et Ankara se sont retrouvés dans des camps opposés. C’est depuis la fin de cette période — et non depuis quelques années comme le suggèrent nombre d’analyses — que les relations entre les deux pays se sont davantage équilibrées, avec des échanges dans tous les domaines, ouvrant une nouvelle phase plus apaisée. Même si des rivalités ont pu exister entre eux en mer Noire, dans le Caucase et en Asie centrale, cette compétition a été bien gérée et elle n’a jamais débouché sur une crise majeure entre les deux grands États2.

Curieusement, c’est dans les nouveaux territoires de conflictualité entre les deux pays, en Syrie et en Libye, et non dans les territoires de compétition ancienne (Balkans, Caucase et Asie centrale), que la relation a été la plus conflictuelle. Dans ces deux États ruinés par les échecs des Printemps arabes, Ankara et Moscou se sont trouvés militairement opposés. Malgré tout, ils ont su bâtir des relations que l’on peut qualifier de « coopération rivale » ou de « rivalité coopérative », leurs dirigeants ayant continué à communiquer même dans les moments difficiles. Si bien qu’à l’heure actuelle, leurs relations peuvent être considérées comme simultanément bonnes et mauvaises, en fonction des sujets.

Parmi les points de rapprochement, les touristes qui visitent le plus la Turquie sont les Russes, et la Turquie a des investissements importants en Russie dans le domaine du BTP. Fait plus significatif, elle a demandé à la Russie de lui construire une centrale nucléaire civile, dont les travaux ont bien avancé. En matière d’énergie, la Turquie ne peut se passer de la Russie qui lui fournit 35 % de son gaz. Au niveau militaire, bien que membre de l’OTAN, elle a acheté à la Russie le système de défense antiaérien S400, au grand dam de l’organisation transatlantique qui a condamné cette acquisition et « puni » Ankara en l’expulsant du programme de construction d’un nouvel avion, le F35.

Mais les relations turco-russes ont aussi leurs points d’achoppement3. La Turquie est confrontée à une forme d’encerclement. Depuis l’annexion de la Crimée, la Russie a plus de navires en mer Noire et contrôle un espace maritime plus large. En Syrie, les Turcs se retrouvent au contact direct des Russes. Les deux pays soutiennent toujours des solutions opposées, malgré leur relative entente. Ankara continue d’afficher une posture anti-Bachar Al-Assad, contre un régime qui survit précisément grâce à l’aide de Moscou. En Libye également, les deux pays ont des positions divergentes, la Russie étant un proche allié du maréchal Khalifa Haftar, bête noire de la Turquie qui soutient pour sa part le gouvernement légal et légitime reconnu par les Nations unies. Rivalité aussi au Haut-Karabakh où la Turquie apporte un soutien indéfectible à l’Azerbaïdjan, alors que la Russie a une politique moins favorable à Bakou.

Sur le dossier ukrainien, l’attitude de la Turquie est plus mesurée. Pour comprendre pourquoi, il faut revenir brièvement sur les relations entre Ankara et Kiev.

Un si précieux voisin

Pour éclairer le choix que fera ou ne fera pas Ankara dans le conflit russo-ukrainien, il est crucial de comprendre que l’Ukraine occupe une place particulière et joue un rôle très appréciable aux yeux des Turcs. Dans un contexte géopolitique très polarisé où la Turquie a des relations compliquées avec la plupart de ses voisins, l’Ukraine est le seul avec lequel elle n’a aucun différend. Par ailleurs, même si les relations entre les deux pays n’existent que depuis trente ans, c’est-à-dire depuis l’accession de l’Ukraine à l’indépendance, en réalité les liens sont plus anciens. Pour les Turcs, l’Ukraine, c’est aussi la Crimée, cette péninsule qui abritait le khanat4 tatar, longtemps vassal de l’empire ottoman. Une partie de la population de Turquie a des origines tatares, comme l’ancien premier ministre Ahmet Davutoğlu, ce qui ajoute une dimension romantique aux rapports entre les deux pays. Enfin, pour la Turquie, l’Ukraine est aussi utile du fait de sa position géographique : avec la Géorgie et l’Arménie, elle forme une zone tampon avec la Russie, un voisin peu commode comme en témoignent les conflits de Moscou avec la plupart de ses voisins.

Mais l’importance de l’Ukraine n’est pas seulement géopolitique. Les touristes ukrainiens sont parmi les cinq premiers visiteurs réguliers des côtes turques. Par ailleurs, géant agricole, l’Ukraine fournit à la Turquie une partie de son blé. Enfin, et surtout, dans un contexte politique où la Turquie ne fait confiance ni à son « ennemi historique » qu’est la Russie ni à ses partenaires occidentaux traditionnels auxquels elle reproche un manque de solidarité, l’Ukraine est un allié précieux. Dans le secteur sensible de l’armement, elle achète des armes turques, notamment des drones, et surtout, elle permet à Ankara de faire face à l’embargo militaire que lui imposent ses alliés de l’OTAN5. En effet, mécontents des atteintes aux droits humains, de la politique interventionniste de la Turquie dans son voisinage et de sa relation avec la Russie, les Occidentaux ne lui fournissent plus certaines technologies de pointe nécessaires à la fabrication de ses drones, d’un nouveau tank et de son futur avion de chasse. Pour Ankara, la relation avec Kiev aide donc à atténuer les effets de ces sanctions.

Dilemme cornélien

L’Ukraine et la Russie sont donc, chacune à leur façon, importantes pour la Turquie, même pour un produit aussi basique que le pain, les Turcs important leur blé à la fois de Russie et d’Ukraine. Dans ces conditions, le pouvoir turc se trouve confronté à un dilemme et à un choix particulièrement difficile. Alors que le pays est en mauvais termes avec ses partenaires traditionnels (Europe, États-Unis) et que les hasards de sa politique étrangère tournée vers l’Est l’ont amené à flirter avec la Russie, la Chine, l’Iran et d’autres pays non exemplaires sur le plan démocratique, la crise ukrainienne pourrait obliger la Turquie et les pays occidentaux à composer pour ramener Ankara dans le giron occidental. L’alternative pour la Turquie, notamment en cas de victoire russe, serait d’accentuer au contraire son ancrage à l’Est, voyant que l’Occident n’est pas capable de défendre ses alliés.

Mais en fait, quelle que soit l’issue de la guerre, les dirigeants turcs opteront probablement pour une troisième voie dans la continuité de ce qu’ils font actuellement, à savoir naviguer entre les écueils et poursuivre la politique de non-alignement du pays, à l’œuvre depuis presque deux décennies.

Les premières initiatives du gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan dans la crise pourraient donner crédit à la première hypothèse. En effet, gardienne des détroits du Bosphore et des Dardanelles en vertu de la Convention de Montreux de 1936 qui régit la circulation dans les Détroits en temps de paix et de guerre, la Turquie a déjà évoqué un « état de guerre » dans la région proche des Détroits. Le but de cette déclaration est de se donner les moyens juridiques de bloquer la circulation des navires de guerre russes, ce qui constitue une forme de soutien militaire à l’Ukraine et peut se lire comme un rapprochement avec les Occidentaux. Il faut d’ailleurs noter que le soutien de la Turquie à l’Ukraine a largement précédé l’invasion russe actuelle. Ankara a développé une politique de coopération militaire avec l’Ukraine en lui vendant des armes, notamment des drones. Si l’utilisation de ces drones ne transforme pas l’équilibre des forces comme ce fut le cas en Libye et au Karabakh, elle constitue toutefois un recours non négligeable pour l’armée ukrainienne, aux effectifs numériquement moins importants, face au rouleau compresseur russe.

Pour autant, il ne faut pas déduire du soutien turc à l’Ukraine que la Turquie va resserrer ses liens avec l’Occident, et ce pour plusieurs raisons. Un soutien turc à l’Ukraine ne veut pas dire une adhésion à la manière dont l’Occident gère la crise ukrainienne et ne signifie pas non plus que tous les malentendus avec les Occidentaux se sont dissipés. En effet, si la Turquie ne cesse de réitérer son attachement à l’intégrité territoriale de l’Ukraine et d’exprimer sa solidarité avec les Tatars de Crimée qui désapprouvent l’annexion de la péninsule à la Fédération de Russie, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle adhère au discours pro-occidental des Ukrainiens. Ce tropisme occidental de l’Ukraine est même quelque chose de gênant pour le pouvoir turc actuel. Surtout, les motifs du divorce entre la Turquie et les alliés occidentaux sont trop graves pour être réglés à la seule faveur de la crise ukrainienne : la dérive autoritaire du pays, sa politique en Syrie, son récent soutien à l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh et bien sûr, sa politique de rapprochement avec la Russie.

La pomme de discorde syrienne

La Syrie occupe une place importante dans les dissensions avec l’Occident, notamment avec les États-Unis6. La présence militaire de la Turquie dans certaines zones du pays et les actions qu’elle mène contre ceux qu’elle qualifie de groupes terroristes kurdes de Syrie dominés par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est problématique. Ce sont en effet ces mêmes forces que l’Occident considère à juste titre comme des héros de la lutte contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine et la position adoptée par la Turquie, Ankara ne changera pas de politique à court terme en Syrie. Même si les prochaines élections sont remportées par l’opposition, celle-ci sera probablement en politique étrangère aussi interventionniste que le gouvernement actuel.

Au vu de ces différents éléments, à moins que la situation ne dégénère en un conflit généralisé et ne touche directement la Turquie, il est peu probable que celle-ci adopte une position tranchée. Pour Ankara, la guerre en Ukraine ne se joue pas tant entre la Russie et l’Ukraine qu’entre la Russie et l’Occident. Or la Turquie est aussi dépendante, méfiante et vulnérable vis-à-vis de l’un que vis-à-vis de l’autre.

Avec l’Occident, elle a besoin encore et pour longtemps d’une relation économique forte, d’une coopération technologique et industrielle que ses autres partenaires peuvent difficilement lui offrir. Si elle est en désaccord géopolitique avec le camp occidental, elle ne craint pas pour autant une attaque de bloc, tout en déplorant que ses préoccupations sécuritaires ne soient pas assez prises en compte dans une région proche-orientale troublée.

Côté russe, la Turquie craint pour sa sécurité. Ne serait-ce qu’en Syrie, Ankara se sent très vulnérable : même si la Russie a paradoxalement mieux compris ses préoccupations sécuritaires que les alliés occidentaux d’Ankara, si un grave différend venait à opposer les deux pays, Moscou pourrait immédiatement faire sauter le verrou d’Idlib en lançant l’assaut sur la province. Des confrontations directes ont déjà eu lieu, faisant au moins une trentaine de morts dans les rangs de l’armée turque. Deux millions de réfugiés syriens seraient alors poussés vers la Turquie où, ajoutés aux quatre millions déjà présents, ils mettraient le pouvoir turc en grande difficulté face à une opinion publique qui ne semble pas disposée à accueillir de nouvelles vagues de migrants. Face à ce dilemme géostratégique, la position de médiateur constituait pour Ankara la meilleure des portes de sortie : c’est celle que la Turquie a choisi d’emprunter.

1Michael Reynolds, « Turkey and Russia : A Remarquable Rapprochement », warontherocks.com, 24 octobre 2019.

3Daria Isachekno, « Turkey and Russia. The logic of conflictual cooperation », German Institute for International and Security Affairs (Stiftung Wissenschaft und Politik, SWP), 2021.

4Un khanat est un royaume situé en Turquie ou en Mongolie, dirigé par un khan.

5Guillaume Ptak, « What Is Driving Turkey’s Increasing Military Cooperation With Ukraine ? », thedefensepost.com, 25 janvier 2022.

6Cemil Doğaç İpek, Mehmet Çağatay Güler, « Turkey and Russia in Syrian war : Hostile friendship », Security and Defence, 27 juillet 2021.

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