Le début de la fin pour Alep

Les offensives du pouvoir dans le secteur est d’Alep semblent annoncer une défaite prochaine des groupes rebelles qui tiennent la ville depuis quatre années. Si certains facteurs d’ordre militaire et géographique ont pesé dans ces évolutions, d’autres considérations à caractère géopolitique, ainsi que les mutations possibles de la politique étrangère des États-Unis et de la France sont loin d’être négligeables.

Alep, image de drone, septembre 2016 (copie d’écran).

Pour Thaer Mohamad, journaliste syrien vivant à Alep, l’une des causes fondamentales de cette déroute réside d’abord dans le « bombardement sans précédent mené par l’aviation syrienne ainsi que dans l’emplacement géographique de certains quartiers tombés en premier aux mains du régime » ayant provoqué, selon lui, l’effet domino observé au cours des huit derniers jours. Plus de deux mille frappes aériennes et sept mille obus d’artillerie auraient été lancés sur la ville et sa campagne depuis le début de l’offensive le 15 novembre, selon la Coalition nationale syrienne (CNS), facilitant ainsi la conquête des quartiers de Massaken Hanano, Al-Sakhour, Ain Al-Tell, Ard Al-Hamra, Jabal Badro, Douwar Al-Haydariyyé, Cheikh Khodr et la région de Oueija, parmi d’autres.

« Le quartier de Massaken revêt une importance stratégique d’un point de vue géographique, mais aussi au niveau de la taille. Non seulement il s’agit de l’un des plus étendus, mais il est situé en hauteur et surplombe ainsi plusieurs quartiers en contrebas. Sa chute a mis, de fait, l’armée en position de force et pavé la voie à une progression rapide vers ces derniers », explique le journaliste sur place.

Sur une superficie totale de 60 km2 de la zone initialement aux mains des rebelles, les quartiers reconquis entre le 26 et le 29 novembre représentent 15 km2, auxquels s’ajoutent 10 km2 récupérés entre le 22 septembre et le 30 octobre, après la fin de la fragile trêve russo-américaine, d’après Fabrice Balanche, expert de la Syrie au Washington Institute for Near East Policy, un think tank pro-israélien. Cela représente au total plus de 40 % du secteur oriental de la ville d’Alep.

Une armée renforcée

Depuis cette percée majeure, l’armée continue de progresser et contrôle désormais près de deux tiers du secteur, d’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), avec de nouveaux progrès sur le terrain au cours des dernières 72 heures, notamment dans les districts de Karm Al-Myassar, Karm Al-Qaterji et Karm Al-Tahhan. Le quartier Chaar — l’un des principaux du secteur oriental — vient de tomber, et l’armée a également mis la main sur les districts Al-Mouwassalat et Tourbat Al-Lala ainsi que le reste de Dahrat Awwad et Jourat Awwad jusqu’aux abords du quartier Karm Al-Jabal. Cela réduit désormais la présence des rebelles à un ultime carré, au sud-est de la ville.

Selon Ziad Majed, politologue et enseignant à l’université américaine de Paris, proche de l’opposition syrienne, « le faible nombre de combattants rebelles comparé à celui des milices qui soutiennent l’armée, ainsi que l’expérience guerrière de certains groupes, notamment celle du Hezbollah » libanais est un autre facteur à l’origine de cette rapide défaite. Largement affaiblie au cours des cinq dernières années, et en crise d’effectifs depuis 2013, l’armée syrienne est en effet épaulée par plusieurs milices majoritairement chiites sur le terrain aleppin, comme ailleurs. Parmi celles-ci figure notamment Harakat Hezbollah Al-Nujaba, une milice irakienne qui compterait entre 4 000 et 7 000 hommes à Alep et combat également à Mossoul contre l’organisation de l’État islamique (OEI). À ses côtés, Liwa Fatimiyoun (la Brigade des Fatimides) est essentiellement composée de combattants hazaras, des Afghans chiites persanophones entraînés et armés par les Gardiens de la Révolution iranienne. Enfin, le Hezbollah libanais, présent en Syrie dès 2012, joue un rôle moteur dans les combats contre les rebelles. Mais il existe également une minorité de combattants sunnites, notamment des Palestiniens des camps Al-Nayrab et Handarat qui ont créé un groupe pro-Assad en 2013, baptisé Liwa Al-Quds (la Brigade de Jérusalem).

Divisions dans le camp rebelle

L’appui de ces formations paramilitaires à l’armée régulière se greffe à l’absence, par ailleurs, de cohésion du camp rebelle, affaibli par des divisions internes, voire des affrontements ponctuels entre certains groupes présents sur le terrain. « Le mouvement modéré Fastaqem KamA Umirt, l’un des plus influents à Alep, a été attaqué à plusieurs reprises par les brigades radicales de Noureddine El-Zenki et celles d’Abou Amara ainsi que par Jabhat Fatah Al-Cham (Front de la conquête du Cham, ex-Front Al-Nosra). Ils ont pillé plusieurs de ses dépôts et confisqué les armes, ce qui a affaibli de l’intérieur l’un des fers de lance de la bataille », explique à ce sujet Ahmad Alhaj Hamid, ancien membre du bureau politique de Jaich Al-Moujahidin (Armée des moudjahidin), joint sur place.

Face à ces luttes intestines, qui s’ajoutent à des dissonances idéologiques dans le camp anti-Bachar Al-Assad entre groupes modérés, islamiques et islamistes, et l’absence de coordination optimale au niveau militaire, l’armée syrienne et ses alliés combattent, quant à eux, en rangs unis, soutient de son côté Siwar Al-Assad, cousin germain du président syrien1. « La reprise d’Alep était au cœur d’une stratégie de longue haleine mise en place par la Syrie et ses alliés, qui ont fait preuve d’une capacité exceptionnelle de coordination ayant nettement fait défaut dans le camp adverse. Les divergences, voire les contradictions inconciliables entre les groupes armés et leurs sponsors régionaux et internationaux ont sans doute leur part dans le sort qui est le leur à Alep », affirme-t-il. Selon lui, « la perte de l’adhésion inconditionnelle de la population a rendu les groupes armés d’autant plus vulnérables ». Cela est dû à une érosion de leur « crédibilité auprès des Aleppins de l’Est, surtout après le succès des réconciliations locales supervisées par l’État syrien et la Russie dans un certain nombre de localités, mais aussi au respect des trêves décrétées et à l’assistance apportée par les autorités aux civils et éléments armés ayant été évacués ou ayant librement choisi » de déposer les armes et de rejoindre le secteur ouest de la ville ou d’autres « destinations en Syrie », ajoute Siwar Al-Assad, dont le père Rifaat, ancien vice-président syrien, a été forcé à l’exil par son frère Hafez au début des années 1980.

Entente tacite entre Washington, Ankara et Moscou

Mais au-delà des considérations internes propres à chaque camp et des caractéristiques géographiques et militaires de la dernière bataille, certains estiment que la récente défaite — qui marque un tournant majeur dans le conflit syrien — n’aurait pas eu lieu sans la bénédiction ou du moins un laisser-faire de la part de certains membres du groupe des « Amis de la Syrie », voire une entente tacite entre Washington et Moscou. « Le fait que les Américains et les Jordaniens aient fermé en mai dernier la frontière sud de la Syrie et cessé toute livraison d’armes à l’opposition, suivis des Turcs en août dernier, révèle un abandon de l’opposition avant même la solution finale des Russes et des Iraniens », souligne à cet égard Ziad Majed. Selon lui, Ankara aurait négocié dans le cadre de sa politique de rapprochement avec Moscou un deal lui permettant d’avoir les mains libres à sa frontière dans le cadre de l’opération Dere Al-Fourate (Bouclier de l’Euphrate), en contrepartie d’un désistement à Alep-Est. Lancée en août dernier pour repousser l’OEI de Jarablos, l’une de ses dernières positions stratégiques à la frontière avec la Turquie, celle-ci vise surtout à empêcher la constitution d’une entité kurde autonome dans cette zone frontalière. Quant à l’Arabie saoudite, « piégée au Yémen, elle n’est plus un acteur décisif en Syrie, tandis que les Occidentaux se contentent de déclarations et de quelques sanctions, avec de plus en plus d’alliés de Poutine qui progressent électoralement », ajoute Ziad Majed.

L’élection de Donald Trump aux États-Unis début novembre et la victoire écrasante de François Fillon le même mois aux primaires de la droite en France — deux personnes qui s’affirment favorables à un rapprochement avec Moscou sur la question syrienne — auraient effectivement dopé la stratégie militaire offensive de l’axe russo-syrien visant à marquer des points supplémentaires sur le terrain en vue d’éventuelles négociations de paix. Une stratégie confortée par la période actuelle de battement, jusqu’à l’investiture en janvier prochain du nouveau président américain.

Le silence coupable des Occidentaux

Pour Julien Théron, spécialiste de la région et enseignant à l’Institut d’études politiques (IEP), l’attitude européenne se justifie par le risque d’un engagement actif susceptible d’ériger les pays impliqués en « défenseurs de Jabhat Fath Al-Cham, mais aussi par une réelle crainte d’une confrontation avec la Russie ainsi qu’une forme de lassitude ».

Quant aux États-Unis, la politique de désengagement adoptée par l’administration Obama au cours des dernières années explique dans une large mesure, en sus de l’accord sur le nucléaire iranien et de la radicalisation croissante des groupes rebelles, l’absence d’appui réel aux forces d’opposition. Cette politique pourrait changer avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, mais plutôt en faveur du régime qu’à l’avantage des opposants.

Pour Siwar El-Assad, il est néanmoins « prématuré de parler d’un repositionnement clair et net de ces puissances mondiales et régionales, même si les plus interventionnistes en faveur de l’opposition ont modéré leur position, craignant l’expansion des groupes terroristes et leurs attaques récurrentes contre la Turquie, la France, la Belgique, etc. », souligne-t-il. Ces dernières opérations risquent toutefois de se décupler après le dernier revers asséné aux groupes rebelles à Alep, face au silence « coupable » de pays déjà cibles d’actes terroristes, mettent en garde certains analystes ou opposants. « Le constat général chez une partie des combattants de l’opposition est qu’ils ont été trahis par la communauté internationale, par leurs alliés régionaux, notamment la Turquie, et que la véritable option qui leur reste sur le terrain est de consolider les liens avec Al-Nosra pour faire face aux Russes, aux Iraniens, aux chiites libanais, ainsi qu’aux Irakiens et Hazaras afghans. La radicalisation dans un contexte pareil me semble inévitable », estime ainsi Ziad Majed.

Urgence diplomatique

Même son de cloche du côté de Georges Sabra, président du Conseil national syrien (CNS), selon qui les derniers rebondissements « risquent de radicaliser davantage les groupes rebelles », aussi bien à Alep qu’ailleurs en Syrie et de porter ainsi « un coup aux efforts de négociations et au processus politique visant à mettre fin au conflit » qui a déjà provoqué la mort de plus de 300 000 personnes. Pour d’autres, la récente victoire des forces progouvernementales à Alep pourrait, au contraire, catalyser l’émergence d’une solution politique au conflit. « Je crois que celle-ci, en sus d’un changement de direction politique dans certaines puissances peut jouer en faveur des négociations pour sortir de la crise. La défaite n’est autre qu’une des conséquences inévitables de la radicalisation irrationnelle durant bientôt six ans », affirme Siwar el-Assad.

En attendant, quelques initiatives diplomatiques pourraient avoir lieu dans les semaines à venir, « mais il ne faut pas s’attendre à un changement radical, car nous sommes dans une phase transitoire (…) En revanche, il est évident qu’on peut espérer des changements positifs après l’investiture du président Trump », poursuit le cousin du président syrien. D’ici là, le régime et ses alliés russe et iranien semblent déterminés à profiter du temps qui reste pour venir à bout des groupes rebelles à Alep-Est, mais également à Idlib, où une opération a été lancée le 20 octobre dernier et a pris de l’ampleur depuis le 4 décembre. Mais la dernière étape de l’offensive contre le secteur oriental d’Alep risque d’être compliquée, à moins d’une capitulation des rebelles, au vu du nombre de civils encore retranchés dans le dernier réduit « libre », estimé à plus de 190 000.

Pour Julien Théron, « l’élaboration d’une solution politique » dans les plus brefs délais est capitale. « L’aspect militaire ne suffit pas. À défaut, le conflit ne se résoudra pas, mais se transformera et ses conséquences dépasseront de loin la Syrie et l’Irak », avertit-il. Une action diplomatique immédiate est d’autant plus urgente que la situation humanitaire ne cesse de se détériorer. Selon l’OSDH, plus de 50 000 personnes ont déjà fui Alep-Est pour se réfugier dans des zones tenues par le régime ou les forces kurdes alliées de ce dernier, tandis que 20 000 se sont retranchées dans les quartiers encore sous le contrôle des rebelles.

Quant au bilan humain, il s’élève désormais à 687 morts depuis le début de l’offensive, dont 595 à Alep-Est et 92 dans les quartiers situés à l’ouest de la ville, selon l’OSDH. On compte 441 morts parmi les civils, 246 parmi les miliciens, et 77 enfants et adolescents de moins de 18 ans ont péri depuis le 15 novembre.

1Siwar Al-Assad est vice-président de la United National Democratic alliance, une organisation basée à Londres, directeur d’une chaîne satellite, l’Arab News Network (ANN). Il était jusqu’en 2012-2013 assez critique du régime — il est pour une transition démocratique progressive en Syrie —, mais vu la confessionnalisation du conflit, il s’est rangé du côté de son clan.

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