Le discours démocratique et féministe d’Abdullah Öcalan

Une vision de l’avenir des Kurdes et du Proche-Orient · C’est une longue évolution politique et idéologique qu’a connue Abdullah Öcalan, fondateur et dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). À l’heure où s’intensifient les combats dans le Kurdistan turc et où le Rojava (Kurdistan syrien) proclame son autonomie, retour sur la pensée d’un homme qui garde une extraordinaire aura parmi les Kurdes.

Combattantes des YPG et du PKK tenant un portrait d’Abdullah Öcalan.
Kurdishstruggle sur Flickr, 10 octobre 2015.

Le 21 mars 2015 lors de la fête de Newroz — le Nouvel An kurde — Abdullah Öcalan s’est adressé à un million de personnes rassemblées à Diyarbakir, la capitale du Kurdistan de Turquie. Dans son message lu en turc et en kurde par deux députés du Parti démocratique des peuples (HDP), Sirri Süreyya Önder et Pervin Buldan, le fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) enfermé depuis 1999 dans l’île-prison d’Imrali répétait ses propositions pour ranimer le processus de paix enclenché en 2009 avec le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, via l’organisation du renseignement national, le MIT (Millî İstihbarat Teşkilatı). Il se référait aux dix points de la déclaration du 28 février 2015, publiée lors d’une « conférence de presse historique » du HDP pro-kurde et du gouvernement turc au palais de Dolmabahçe à Istanbul1.

S’illusionnait-il sur les projets du pouvoir ? Le 5 avril 2015, le prisonnier d’Imrali fut mis au secret, interdit de communication avec l’extérieur. Une politique qui remet en cause « le moindre gain démocratique » de ces dernières années, selon Figen Yüksekdag, vice-présidente du HDP2.

Dans La feuille de route vers les négociations (International Initiative Edition, 2013), Abdullah Öcalan définit les réformes démocratiques indispensables au respect des droits du peuple kurde, majoritaire à l’est de la Turquie. « Le PKK ne se bat pas contre la République, mais contre les activités antidémocratiques visant la République », affirme-t-il. Il rejette en effet désormais la constitution d’un État kurde indépendant et la logique des États-nations « nés dans la violence, le nationalisme destructeur », qui imposent une « citoyenneté homogène », annihilant les minorités, leurs cultures et leurs langages par assimilation forcée. La proclamation d’un État kurde impliquerait, selon lui, la mise en place de « nouvelles structures étatiques, autoritaires » dont les Kurdes veulent justement se libérer.

Rejetant toute solution « centraliste et bureaucratique de l’administration et de l’exercice du pouvoir » propre à l’État-nation, le fondateur du PKK milite désormais pour un Confédéralisme démocratique (International Initiative Edition) permettant de fonder, dans les frontières actuelles, une nation démocratique, multilingue et multi-ethnique. L’« unité communale » en est la base. « La participation de la population » permet une « auto-administration politique » dans le cadre de laquelle « tous les groupes de la société, ainsi que toutes les identités culturelles ont la possibilité de s’exprimer par le biais de réunions locales, de conventions générales et de conseils ». La politique fera alors partie de la vie quotidienne, au sein de « communes économiques et écologiques » visant à répondre avant tout aux besoins fondamentaux de la population.

Les débuts du « parti-armée » kurde

Les propositions d’« Apo » — le surnom populaire d’Adullah Öcalan — prennent le contre-pied de l’idéologie d’origine du PKK, fondé en 1978 en tant que parti-armée de libération nationale pour un Kurdistan indépendant et socialiste. Elles sont le fruit d’une longue évolution. Originaire d’Ömerli, village kurde proche d’Halfeti, sur les rives de l’Euphrate, Öcalan fuit sa famille pauvre et conservatrice pour devenir employé du cadastre à Diyarbakir, capitale du Kurdistan turc. ll refuse les dessous-de-table en usage dans son activité jusqu’au jour où il décide de les investir dans la cause du Kurdistan. Étudiant en droit à Istanbul puis en science politique à Ankara en 1966, il rejoint alors les Foyers culturels révolutionnaires de l’Est (Devrimci Doğu Kültür Ocakları, DDKO).

« Seul le mouvement étudiant de gauche des années 1970 fut capable de contribuer substantiellement à la prise de conscience de l’existence d’une identité kurde » écrit-il dans Guerre et paix au Kurdistan. Perspectives pour une résolution politique de la question kurde, (Initiative Internationale Edition, 2010 ; p. 24). Il s’agit d’abord de faire relever la tête au peuple kurde écrasé par des décennies de révolutions et de défaites depuis la création de la République de Mustafa Kemal. « Mon fils, nous sommes du bois sec, pourras-tu le faire refleurir ? », lui demande un voisin de son village d’origine3. Délaissant Ankara, il rompt avec les organisations de gauche qui l’accusent de séparatisme, et avec les partis kurdes incapables de franchir le pas de la lutte armée, nécessaire alors, indique-t-il. Öcalan impose son propre groupe au Kurdistan, en compagnie de ses premiers compagnons de route, par la confrontation violente, assassinats compris. Fondé en 1978 à Fis, village proche de Lice, le PKK se conçoit d’emblée comme un parti-armée qui consacre ses forces à l’organisation de la guérilla dans les régions rurales. En milieu urbain le mouvement n’aurait pas survécu, estime-t-il.

Pour échapper à la répression de l’État et des militaires et aux intimidations de partis kurdes déjà établis — dont le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) du leader kurde irakien Massoud Barzani —, « Apo » s’exile au Liban en 1980 afin d’organiser le camp d’entraînement où, avec l’aide militaire du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP), seront formés les militants du PKK. Qui se joindront aux Palestiniens dans la lutte contre l’offensive de l’armée israélienne en 1982.

« Union démocratique » contre lutte armée

Le PKK organise le 15 août 1984 à Semdinli sa première opération militaire au Kurdistan. Une victoire pour Öcalan. Cependant ses rangs seront décimés au cours des deux années suivantes. La formation idéologique des militants devient alors la priorité ; le camp d’entraînement libanais est transformé en académie militaire et la libération des femmes devient en 1988 la préoccupation première. Le PKK en récolte les fruits au début des années 1990 et devient un parti populaire, formant, selon lui, de nouveaux combattants par dizaines de milliers.

L’armée turque riposte dès 1992 par une guerre de destruction massive. Quatre mille villages accusés de sympathie avec la guérilla sont détruits. Le fondateur du PKK fait alors l’expérience de l’impasse politique d’un mouvement armé devenu quasi hégémonique parmi les Kurdes de Turquie. La guérilla ne peut pas plus vaincre l’armée turque que celle-ci ne peut l’écraser. « Si le gouvernement turc se déclare sérieusement prêt à négocier, nous sommes prêts à proclamer le cessez-le-feu et à ouvrir des négociations », aurait-il proposé, d’après l’entretien que nous avions eu avec lui le 22 août 1997 dans le camp de formation des militants de son parti à la périphérie de Damas4.

Espérant pouvoir lancer ce processus de négociation avec le président Turgut Özal, Öcalan proclame un premier cessez-le-feu le 17 mars 1993 lors d’une conférence de presse en compagnie du leader kurde irakien Jalal Talabani, futur président de l’Irak, à Bar Elias au Liban. Il propose alors une nouvelle définition de la relation entre Turcs et Kurdes, basée sur l’égalité et la libre association. Mais la mort subite d’Özal privera le processus d’un de ses protagonistes les plus importants, explique-t-il encore dans Guerre et paix au Kurdistan (p. 29), ajoutant : « il y avait également d’autres obstacles. Certains radicaux du PKK ne se résignèrent pas à mettre fin à la lutte armée. » Semdin Sakik, l’un de ses commandants, organisa de sa propre initiative une embuscade qui coûta la vie à trente jeunes soldats de l’armée turque, désarmés à leur retour de permission, ruinant les projets d’Öcalan qui rééditera en vain ses cessez-le-feu au cours de la décennie 1990, en 1998 notamment.

Enlevé par les services secrets turcs au Kenya où il avait échoué après avoir été chassé de Syrie par Hafez Al-Assad, il tente vainement de se réfugier en Italie, en Russie, ou en Grèce. Devant la cour de sûreté d’Ankara en juin 1999, il défend sa conception d’une « union démocratique » permettant aux Kurdes de vivre en tant que citoyens de plein droit au sein de la Turquie. Les chaînes de télévision diffusent les images d’un homme groggy, défait. Ses propositions de paix le font même passer pour un traître dans les rangs de son propre parti. Nombre d’observateurs estiment alors le leader kurde déchu5.

Redéfinir un projet de société

Enfermé à vie, à l’isolement, sur l’île-prison d’Imrali, Öcalan a légué la direction de son parti aux commandants de la guérilla réfugiés en Irak dans les montagnes de Kandil. Il consacre ses années de prison à lire et écrire sur l’origine de la civilisation, le rôle de la religion, la libération des femmes, et à redéfinir la solution démocratique de la question kurde, et son projet de société.

Le PKK avait rejoint de fait dans les années 1970 le camp du « socialisme réel » et des mouvements de libération nationale, tout en se tenant à l’écart des querelles entre Moscou et Pékin. Les Kurdes n’ont jamais oublié le soutien accordé à Mustafa Kemal par Moscou et l’internationale communiste au début des années 1920, aux dépens des communistes de Turquie et du Kurdistan. Face à l’effondrement du bloc soviétique, Öcalan a rompu définitivement avec le léninisme et le socialisme réel pour se rapprocher des thèses de Murray Bookchin, dont il a lu les livres en prison en 2002. Cet ancien militant communiste américain, devenu trotskyste à l’époque de la seconde guerre mondiale, a pris au pied de la lettre le pronostic de Léon Trotsky : si la guerre ne se terminait pas par une révolution, il faudrait revoir de fond en comble le marxisme. Bookchin est devenu au cours des années 1980 le théoricien du municipalisme libertaire, privilégiant l’écologie et la démocratie directe6. Öcalan a correspondu avec lui en prison par l’intermédiaire de ses avocats. L’assemblée du PKK a salué sa mémoire lors de son décès en 2006, comme « l’un des principaux penseurs des sciences sociales du XXe siècle » qui [nous] a « introduits à l’écologie sociale et au concept de confédéralisme ».

Le confédéralisme démocratique est en ce sens un projet de société, une utopie qui remplace le socialisme du siècle précédent et permet aux Kurdes de proposer une alternative tant aux régimes et aux États-nations du Moyen-Orient en crise qu’au « califat » de l’organisation de l’État islamique (OEI), ou à l’indépendance de la région du Kurdistan d’Irak promise par Massoud Barzani. Toutefois le confédéralisme démocratique est aussi une pratique au nord de la Syrie, dans les régions contrôlées par le Parti de l’union démocratique (PYD) dont nombre de cadres et militants sont issus du PKK. « Les Kurdes ont largement débattu du concept d’autonomie formulé par Abdullah Öçalan, note Fehim Tastekin dans Al-Monitor, ils ont acquis une expérience de gouvernement au cours des cinq dernières années en créant des comités locaux et des institutions démocratiques autonomes. »7.

Rojava ou le modèle confédéral en question

Il ne s’agit pas pour autant d’imposer ce modèle tel quel aux autres communautés de la région avec lesquelles les Kurdes s’allient actuellement au sein des « forces démocratiques syriennes » en vue de libérer Rakka, la capitale de l’OEI, dont la population arabe a d’autres traditions culturelles8. Mais le fédéralisme peut permettre de faire coexister ces différentes entités et leurs institutions propres. Rojava, la fédération autonome de la Syrie du Nord, a ainsi été constituée le 17 mars 2016 à Rmeilane, en rassemblant des représentants des communautés kurde, arabe, syriaque, assyrienne, arménienne, turkmène et tchétchène. Le conseil civil de Manbij, ville mixte stratégique proche de la frontière turque vient de se constituer le 5 avril, en vue de libérer la ville occupée depuis 2013 par l’OEI, en dépit des menaces de la Turquie. Il rassemble Arabes, Kurdes et Turkmènes.

Damas, Ankara, l’opposition syrienne en général et les groupes islamistes rejettent en bloc ces institutions. L’écrivain syrien Haytham Manna a démissionné de la présidence de l’alliance arabo-kurde, suite à la constitution de Rojava. Kamiran Hajo, le porte-parole du Conseil national du Kurdistan (Kurdish National Council, KNC) qui rassemble les partis kurdes syriens proches de Massoud Barzani condamne cette décision comme « une autre forme de dictature »9. Le confédéralisme sera-t-il sans lendemain ?

La région kurde de Syrie traverse en fait une expérience qui rappelle celle des Kurdes d’Irak qui constituèrent leur région autonome en profitant du parapluie de la zone d’exclusion aérienne mise en place par les États-Unis et leurs alliés au lendemain de la première guerre du Golfe en 1991, il y a de cela vingt-cinq ans. Rojava pourrait connaître un développement aussi durable, alors qu’on ignore encore ce que sera la Syrie après la guerre.

« Tuer l’homme dominant »

La guerre des Kurdes de Syrie contre l’OEI a également mis en avant le rôle des femmes, particulièrement remarqué par les médias occidentaux. Combattantes et dirigeantes des Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel,YPG), elles incarnent l’égalité entre les sexes, face aux milices de l’OEI arrachant toute liberté aux femmes, jusqu’à l’esclavage. Le Mouvement des femmes libres du Kurdistan a été fondé en 1995, lors d’un congrès du PKK. Pour Abdullah Öcalan, la lutte de libération des femmes a pris aujourd’hui le rôle attribué à la classe ouvrière au XXe siècle par le marxisme. Le leader du PKK a repris dans Libérer la vie : la révolution de la femme (International Initiative Edition, 2013) l’idée selon laquelle le patriarcat n’a pas toujours existé. La société qui s’est développée il y a environ 20 000 ans dans les monts Zagros et Taurus était matricentrée, commente-t-il. Puis les femmes ont enregistré deux défaites, deux « ruptures sexuelles » qui marquent l’histoire des sociétés jusqu’à nos jours. L’homme fort, profitant de son expérience de la chasse et de la guerre face aux autres communautés, s’est allié au chaman, l’antécédent du prêtre et à l’autorité des vieux et des sages, afin de s’approprier le produit de l’ordre matriarcal, d’expulser peu à peu les femmes du pouvoir et d’imposer son autorité sur le clan familial. Une victoire qui n’avait rien d’une nécessité historique inévitable (p. 28).

La « faction patriarcale » a enclenché ensuite « la phase d’autorité institutionnelle » fondée sur l’usage permanent de la force, pour consolider son pouvoir. « Nous pouvons qualifier ce changement dans la valeur de la femme au sein de la culture moyen-orientale de première rupture sexuelle majeure, ou de contre-révolution, qui n’a produit aucun développement progressif pour l’humanité, et a engendré une extraordinaire pauvreté de vie. Au lieu d’une société à deux voix, elle engendra une société à une seule voix, masculine. L’intelligence émotionnelle de la femme, créatrice de merveilles, humaine et engagée en faveur de la nature et de la vie, fut perdue. À sa place apparut l’intelligence analytique maudite d’une culture actuelle soumise au dogmatisme, exaltant la guerre comme la plus grande vertu, pour qui le traitement arbitraire de la femme et l’asservissement de l’être humain représentait ce qui est juste. » Doucement, mais sûrement la mère fut « drapée dans des voiles et devint captive au sein du harem de l’homme fort » (p. 25).

Les femmes ont ensuite subi la « deuxième rupture sexuelle dont elles tentent encore de se relever » : l’intensification du patriarcat par l’intermédiaire des religions monothéistes (p. 34). « Traiter les femmes comme des êtres inférieurs devint alors un commandement de Dieu ». Soumises à la double domination de la culture patriarcale et étatico-religieuse, elles ne joueront plus aucun rôle public.

Öcalan prône le « divorce total » avec cinq mille ans de domination masculine. Le XXIe siècle sera pour lui le siècle de la troisième « rupture sexuelle » : la libération des femmes. « Il n’est pas sensé d’affirmer qu’il nous faut d’abord nous préoccuper de la question de l’État, puis de celle de la famille. Aucune question sociale sérieuse ne peut être appréhendée en isolement. Les solutions à tous les problèmes sociaux du Moyen-Orient doivent se concentrer sur la place de la femme », écrit-il. « Sans égalité entre les sexes, aucune exigence de liberté et d’égalité ne peut avoir de sens. Le principe fondamental du socialisme est de tuer l’homme dominant » (p. 58-59).

Cette idéologie conforte sans doute les combattantes kurdes face aux membres de l’OEI, caricatures s’il en est du type d’homme que le fondateur du PKK veut détruire. Elle explique aussi pourquoi, à Rojava, les portraits d’Öcalan ont pris la place de ceux de Bachar Al-Assad. Son enfermement sur l’île d’Imrali lui a certes interdit de diriger les troupes du parti dont il fut le fondateur, mais sa révolution politique détaillée dans ses livres écrits en prison perpétue son autorité intellectuelle sur son mouvement.

2Zeynep Kuray, « Yüksekdağ : Isolation of Öcalan means a war and lack of solution », ANF News (anfenglish.com), 1er avril 2016.

3Namo Aziz, Kurdistan und die Probleme um Öçalan, Gallas, 1999.

4Michel Verrier, « Les atouts de la guérilla kurde, des maquis aux studios de télévision », Le Monde diplomatique, décembre 1997.

5Michel Verrier, « Abdullah Öçalan, une nouvelle logique politique ? », Confluences Méditerranée n° 31, automne 1999.

6Jihad Hammy, Eleanor Finley, « Bookchin And Öcalan : Fruits On The Tree Of Humankind] », kurdishquestion.com, 9 janvier 2015.

8Sardar Mulla Darwish, « Raqqa brigade continues to raise flag of Syrian revolution », Al-Monitor, 18 mars 2016.

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