Arts du spectacle

Le duo égyptien Nasa4nasa mène la danse

Le duo cairote Nasa4nasa composé de Noura Seif Hassanein et Salma Abdel Salam a présenté en août 2022 sa dernière performance, No Mercy, au théâtre Al-Rawabet du centre ville du Caire, laissant le public comme hypnotisé. Cet hiver, les deux jeunes femmes ont commencé leur tournée en Europe avec une représentation en Allemagne, au Hebbel am Ufer (HAU) de Berlin.

Théâtre Rawabet, Le Caire, août 2022
© Omar El Kafrawy

Un soir dans la touffeur de la fin d’été au centre-ville du Caire, le duo Nasa4nasa de Noura Seif Hassanein et Salma Abdel Salam1 a présenté pour la première fois sa dernière chorégraphie, No Mercy (sans pitié), une expérience qui joue avec créativité de l’art de l’envoûtement et de la séduction et qui propose une réflexion poignante sur la culture de la consommation. Avec des séries de gestes répétitifs, les danseuses vont au bout de leurs forces, sur l’heure que dure la représentation, rendant palpable la frénésie de surconsommation dans un monde toujours plus numérisé. Par assemblage de séquences, la performance livre un langage chorégraphique propre à Nasa4nasa. Vivre l’expérience proposée par No Mercy revient à pratiquer un exorcisme, à faire le vide, à se lancer dans la recherche d’un moyen de faire face à l’intensité des émotions que génère l’âge numérique. Dans quelle partie du corps engrangeons-nous tout ce que nous consommons selon un processus sans fin ? Et comment alors nous débarrasser des troubles qui en résultent ?

La scène est plongée dans l’obscurité. Le théâtre Rawabet est silencieux dans l’attente du spectacle. Le public prend place, dans un bruit de fond qui rompt avec l’agitation des rues du Caire et constitue déjà une introduction à la performance. Des projecteurs bleu vif balayent la scène, sur laquelle les deux danseuses se tiennent immobiles, reflet l’une de l’autre, tête penchée de côté inversé, les bras le long du corps. Je me souviens de la phrase de Jean Baudrillard : « Il faut être un parfait danseur pour danser l’immobilité »2.

« Danser l’immobilité »

Depuis sa première apparition en ligne, le duo a acquis au fil des ans la maîtrise des gestes extrêmement lents, réduisant la danse à son strict minimum. « Cette immobilité, poursuit Baudrillard, n’est pas une inertie, c’est un paroxysme qui résume le mouvement par son contraire ». Et en effet, les premiers instants de No Mercy nous transportent dans un espace où chaque détail de chaque mouvement devient perceptible. Tout est souligné : le rythme de la respiration, le mouvement de chaque membre, jusqu’à l’extrémité des doigts. Cette sérénité soigneusement élaborée, qui résulte d’un jeu entre la contrainte et le relâchement du corps, fait toute la beauté de cette investigation que conduit Nasa4nasa autour du mouvement. Devant ce duo à peine animé, le public est captivé. « Nous avons recours à des jeux de reflets et de surimpression pour arriver à produire un langage indéfini », explique Noura dans un échange après le spectacle.

Le spectacle laisse les rues bruyantes du Caire aux portes du théâtre et l’agitation du centre-ville s’estompe tandis que le public est transporté à travers le paysage sonore et les lumières dans un espace non référentiel. « Revenir au théâtre après des années de travail en dehors, c’est comme revenir à la maison », me confie Salma. « L’éclairage joue un tel rôle sur une scène de théâtre. Cela crée un univers spécifique rien que pour nous ». Les lumières bleues qui se reflètent sur les justaucorps bleus créés par la styliste Nadine Moss, les faux ongles démesurés, les longues chevelures rouges donnent le sentiment qu’on assiste à la réinterprétation contemporaine d’une vision mythologique de l’Enfer, par laquelle les danseuses nous envoûtent. La source d’inspiration en est une légende égyptienne. Tout au long du récit, une femme désignée comme « Celle qui appelle » se tient sur les berges du Nil, attirant ceux qui passent à proximité. Svelte, bien d’aplomb, ses beaux cheveux longs épandus, elle appelle chacune de ses proies par son nom. Ceux qui l’entendent marchent ensuite aveuglément à leur mort, entre ses bras.

Avec ce rythme régulier et maîtrisé que Nasa4nasa imprime au premier acte, les spectateurs ne peuvent détacher les yeux de chacun de leurs gestes. Ce mouvement lent et contenu, d’une grande difficulté d’exécution, tranche avec les flux rapides de personnes et d’objets dans l’environnement urbain. La lenteur ne peut être de ce monde. C’est un univers mythique qui se révèle, en se déclinant lui-même, suivant les itérations de la chorégraphie et les rythmes de l’accompagnement sonore. La séduction se fait sexuellement plus explicite ; les danseuses propulsent leurs corps, se jettent à terre. Soubresauts rapides, frénétiques constituent une véritable performance athlétique. « Même si nous avons mis l’accent dans la performance sur les questions de consommation, nous voulions plus encore dépeindre ce jeu de violences, de temporalités, d’adaptations et de répétitions qui constitue l’arrière-plan de nos vies dans la période que nous vivons en ce moment en Égypte », explique Salma. À travers des corps réduits au silence, la danse dit beaucoup de choses. Mais il ne s’agit pas seulement d’explorer les limites de ce qui est permis. Il faut aussi déployer les possibilités de ce qui peut être imaginé, exécuté, et de ce que cette expérience peut produire chez le spectateur.

Sur le fil de la censure

Suivant la procédure, il a fallu que le spectacle soit d’abord examiné par le Bureau de la censure avant de pouvoir être présenté au public. Le duo redoutait sa réaction avant le spectacle, tout en ayant conscience de l’urgence d’une telle performance.

Il existe une frontière entre ce qui ne passe pas le cap de la censure et ce qui peut être présenté. Le duo souhaitait s’approcher au plus près de cette ligne de partage. La chorégraphe Karima Mansour, qui a reçu récemment la médaille de chevalier de l’Ordre des arts et des lettres pour son travail en faveur de la danse contemporaine en Égypte a été interrogée après le spectacle par un site local. Quand on lui a demandé son avis sur No Mercy, elle a dit que les artistes devaient être conscients du fait qu’aujourd’hui le public cherchait quelque chose de tout à fait différent de ce qu’ils souhaitaient montrer. Faisant allusion à l’état des mentalités aujourd’hui en Égypte sur ce qui a trait au corps, elle a insisté sur le courage dont il fallait faire preuve, non seulement pour faire bouger les lignes, mais pour replacer le corps du danseur au-delà d’une vision sexualisée. Le succès du spectacle ne tient pas seulement à la valeur esthétique de la chorégraphie, mais également à la finesse avec laquelle il repousse les limites de ce qui paraissait possible pour les performeurs.

Interroger le trivial

Quand le spectacle atteint son point ultime, les lumières intermittentes se mettent à clignoter en même temps que les mouvements de Nasa4nasa gagnent en intensité, en précipitation, deviennent saccadés, ont des soubresauts qui répondent à la musique électrique. Avant d’observer une pause. À nouveau immobiles, agenouillées, les deux danseuses se font face chacune à une extrémité de la scène, pour nous laisser le temps de souffler. Alors que les projecteurs s’éteignent peu à peu, la musique s’apaise pour marquer la fin de la première partie. Quand s’ouvre le deuxième acte, des écrans numériques ont été descendus sur la scène et au premier plan figure une table chargée de nourriture. Les interprètes vêtues de noir y prennent place. Le silence s’établit.

La scène présentée est associée à un enregistrement Autonomous Sensory Meridian Response (ASMR) qui restitue le bruit que l’on fait en mordant et avalant du poulet, du riz, des frites, du poulpe et autres aliments. Projeté devant elles sur un écran on peut voir en gros plan le visage des artistes en train de manger. Inspiré d’un phénomène qui a fait le tour du monde sous le nom de Mokbang (du coréen muok-da qui veut dire « manger » et bang qui signifie “diffuser”), et qui consiste à présenter à une large audience en ligne des gens en train de manger, cette scène suscite des émotions contradictoires chez le public, allant du dégoût absolu aux éclats de rire. « Le dégoût alimentaire est peut-être la forme la plus élémentaire et la plus archaïque de l’abjection », écrit Julia Kristeva3 qui propose de qualifier d’« abjectes » des pratiques dont nous ne pouvons ni totalement nous départir ni leur être totalement assimilés. C’est parce qu’ils nous inspirent une extrême répulsion, tout en exerçant une forte attractivité, que ces phénomènes suscitent le dégoût. Les bouches en gros plan et le son amplifié de la mastication jouent sur l’effet à la fois relaxant et gênant de l’ASMR.

Comme le court métrage Clams Casino de la réalisatrice libano-américaine Pam Nasr (2018), centré sur la notion de mokbang, la performance évoque le fait que nous perdons de plus en plus le contact avec notre environnement réel alors même que nous pouvons nous connecter à des milliers de personnes sur le net, en un simple clic. « Nous sommes devenus “addicts” à “une culture du spectacle” », note Sahar Khraibani dans son compte-rendu du film4. La performance, tout comme le film, a trait à notre besoin constant de susciter le désir, même quand on présente au public les choses les moins désirables. Nous voulons expérimenter des sensations, nous sommes animés par une curiosité qui nous conduit à fixer notre attention aussi bien sur ce que nous désirons que sur ce qui nous répugne. Voir le Mokbang en direct sur la scène de No Mercy agit avant tout sur nos instincts les plus primitifs. Quand on voit les danseuses croquer les aliments, on oublie presque la séduction qui émanait d’elles en première partie. Le public est complètement saisi par ces changements. C’est en cela que réside le pouvoir du spectacle. Ces séquences soigneusement agencées prennent leur sens l’une par rapport à l’autre, nous font passer d’une scène à l’autre, d’un rythme à l’autre.

Une nouvelle voie pour les danseurs en Égypte

L’absurdité émerge quand la scène sombre dans l’obscurité et qu’un remix de la chanson de Britney Spears « Gimme more » brise le silence. Les danseuses sont à nouveau debout pendant que la chanson passe en boucle. Elles reproduisent la même séquence chorégraphique, encore et encore. Au bout de quelques répétitions, elles sont rejointes par des danseurs en arrière-plan. La performance, si elle semble ne jamais devoir finir, n’est en rien fastidieuse ou ennuyeuse. L’attention est maintenue au cours de chaque scène grâce à un jeu de va-et-vient soigneusement élaboré. Les danseuses flirtent avec différents langages chorégraphiques pour donner de la fluidité à leur recherche sur le mouvement, reflétant nos comportements collectifs sur la toile, tout en se positionnant dans une culture de l’extravagance. Un corps n’est jamais neutre, mais il faut une dextérité particulière pour explorer ainsi ses possibilités.

De manière subtile, le duo a tracé une nouvelle voie pour les danseurs en Égypte ces toutes dernières années, en introduisant sur scène des éléments rarement présents et en faisant sortir la danse du théâtre pour investir d’autres environnements. « Nous cherchons à créer un langage à partir de références concrètes, un langage nouveau qui se caractérise par un entrelacement », explique Nasa4nasa. Salma et Noura ont suivi depuis leur enfance l’enseignement de grands professeurs de danse et abordé des styles et disciplines différents : jazz, hip-hop, danse contemporaine et arts martiaux chinois traditionnels. Prenant leur distance avec cet enseignement théorique, elles ont développé au fil des ans une recherche chorégraphique qui rend compte de leur expérience particulière dans l’Égypte d’aujourd’hui.

Leur première apparition en duo remonte en 2016, sur Internet. Les deux artistes ont rassemblé une communauté de followers sur les réseaux sociaux, où l’on pouvait trouver des vidéos de leur travail sur des scènes improvisées. Leur page a attiré un public grandissant pour des clips montrant des performances réalisées dans des piscines vides, des entrepôts, des jardins, des paysages désertiques, des forêts et autres espaces. En fonction de ces différents contextes, elles pouvaient tantôt s’effacer, tantôt entrer en collision ou établir une tension entre leurs corps et le cadre. En l’absence de scène, il faut composer avec un environnement non borné. Les corps paraissent minuscules, perdus dans la nature. Mais cette impression disparaît quand intervient la caméra, qui fixe les limites pour le déroulement de la performance. À travers le medium vidéo, les danseuses se désincarnent et leur image parvient au public par le biais de l’écran, rompant avec notre appréhension habituelle des créations artistiques et leur réalité temporelle. Les fragments de mouvements s’animent en continu dans l’espace numérique et peuvent être reproduits à l’infini.

Consommer à l’ère numérique

Que le public de No Mercy soit séduit ou dégoûté par le spectacle, nul ne peut en détacher les yeux. D’une certaine manière, la chorégraphie reproduit nos comportements addictifs sur les plateformes en ligne. Quand nous consommons du contenu sur le net, que nous soyons excités ou horrifiés, nous ne pouvons nous empêcher de faire défiler les images. L’organisation qui sous-tend la chorégraphie de No Mercy et qui se dévoile au fur et à mesure du déroulement du spectacle, rappelle la manière dont les choses fonctionnent sur le net. La répétition de séries de mouvements évoque la circulation en boucle des images sur les plateformes numériques. Les danseuses nous tendent un miroir sur lequel se reflète notre pratique du net, qui s’est encore accrue avec la pandémie. En utilisant l’écran numérique comme s’il s’agissait d’un espace scénique, et en l’introduisant sur la scène dans le présent spectacle, elles jouent sur le passage entre réalité et espaces virtuels. En 2020, Nasa4nasa a été invité à organiser une série de spectacles à l’occasion de la Biennale de Gwangju (Corée du Sud). Un groupe de jeunes performeurs a travaillé avec le duo pour réaliser une série de courtes séquences pour Internet. À cette occasion, ils ont montré la convergence entre espaces virtuels et réels, passant facilement d’un écran à l’autre, d’une manière qui n’est pas sans rappeler l’effet kaléidoscope des scènes de No Mercy.

À la fin de ce spectacle qui nous bouscule, revient en mémoire le manifeste qui a marqué la naissance du duo et qui fournit la clé de leur travail :

Nasa4nasa recourt aux images immobiles pour travailler les notions de forme, d’esthétique et de valeur. Nasa4nasa se sert du hasard et de la répétition pour explorer l’échec, l’affect, la vanité et l’ennui. Nasa4nasa cherche à découvrir des espaces alternatifs pour en faire des lieux scéniques. Nasa4nasa est présent sur les réseaux sociaux pour jouer sur la consommation de masse virtuelle de tous les jours et éventuellement agir sur elle. On peut prendre nasa4nasa au sérieux. Ou pas. Les deux sont possibles. Nasa4nasa, c’est la danse qui fait un doigt d’honneur.

Une déclaration de principe que le duo a déclinée depuis lors de bien des manières.

1Le nom « Nasa4nasa » joue sur les prénoms des deux artistes : sa-lma et n-our-a.

2Cool Memories 2, 1987–1990, éditions Galilée, 1987.

3« Céline ni comédien ni martyr », Psychanalyse et littérature, Centre de recherche en littérature comparée, université Paris IV, année universitaire 2009/2010.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.