Le football dans le Golfe à l’épreuve de la crise avec le Qatar

Le football a participé en son temps à la création d’une identité golfienne, et est même l’un des piliers de la politique étrangère de Doha. Mais depuis 2014, la région du Golfe est de plus en plus sujette à des tensions diplomatiques qui opposent l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Bahreïn à leur voisin le Qatar. Comment la crise régionale se manifeste-t-elle sur le terrain sportif ?

5 janvier 2018. — Oman remporte la coupe du Golfe.
gulfcup.kw

Dans le Golfe, le football émerge dans les années 1970 autour de la question de l’identité golfienne. La décennie précédente est en effet marquée par le panarabisme, avec des positions antibritanniques qui vont à l’encontre des familles régnantes protégées par le Royaume-Uni, et sont relayées par les milieux marchands et une partie des travailleurs égyptiens, palestiniens et yéménites présents dans ces sociétés. Ces deux catégories sociales participent à la diffusion de ces idées. Devant la fronde des marchands, et de surcroît dans une période pendant laquelle les coups d’État sont légion au Proche-Orient, les familles régnantes se trouvent alors dans l’obligation de consolider leur pouvoir, d’autant que leur puissance tutélaire est en passe de se retirer. Pour faire face à cette opposition, elles décident, malgré l’hétérogénéité de leur société, de créer avec l’aide des Britanniques leur propre référent identitaire, afin de balayer les idées panarabistes.

L’arabité et la préférence nationale

Khaled Ben Fayçal Al-Saoud, alors directeur de la protection de la jeunesse au ministère saoudien du travail et des affaires sociales mène, à partir de 1967, une discussion conjointe avec le président de la Fédération internationale de football (FIFA), le Britannique Stanley Rous. Il veut développer, autour de la jeunesse et de cette identité naissante, un tournoi réunissant toutes les principautés arabes du Golfe. Mohamed Ben Khalifa Al-Khalifa, envoyé de l’émir du Bahreïn à Riyad, est en 1968 mis dans la confidence. L’année suivante, des représentants des familles régnantes saoudiennes, bahreinies, koweitiennes et qataries trouvent un accord pour prendre part à la première Coupe du Golfe arabe à Manama.

Le stade devient ainsi un espace de formulation identitaire autour des familles régnantes. Les cérémonies d’ouverture offrent une opportunité de stimuler les imaginaires, et le développement des médias télévisés permet d’accroître leur diffusion. Avec l’arrivée au pouvoir du sultan Qabous à la tête du sultanat d’Oman en 1970 et la formation des Émirats arabes unis (EAU) en 1971, la notoriété de cette compétition grandit peu à peu et gagne en résonance dans l’ensemble de ces sociétés. De même, dans un objectif d’affirmation de son caractère arabe golfien, l’Irak intègre cette compétition en 1976.

Des dissensions vont toutefois apparaître rapidement : dans un premier temps autour du terrain, puis, dans un deuxième temps, dans le domaine politique. Le nationalisme est au centre de la première discorde. Pour l’édition 1976, le Qatar fait jouer des joueurs égyptiens et libanais dans son équipe, dans une compétition ayant pour principe de consolider l’identité golfienne. Cela déplait fortement aux autres pays qui menacent sa sélection de retrait.

Le deuxième désaccord nait lors de l’édition organisée au Koweït en 1990. L’identité nationale prend désormais le pas sur l’unité régionale. L’Arabie saoudite décide de se retirer avant même le début de cette compétition en guise de protestation, mécontente du logo représentant deux purs sangs arabes de la bataille d’Al-Jahra qui opposa en 1920 les Koweïtiens soutenus par les Britanniques à des combattants du Najd. Pour sa part, à la sortie de la guerre Iran-Irak, Saddam Hussein se montre de plus en plus crispé face au Koweït. La sélection irakienne des Usood Al-Rafidain Les lions de Mésopotamie ») dispute alors ce tournoi dans un contexte tendu. Une situation qui se raidit encore un peu plus à la suite d’un match contre les EAU : le président irakien Saddam Hussein crie au complot, il voit derrière un pénalty accordé à l’équipe émirienne la main du Koweït, et décide à son tour le retrait de sa sélection.

Une fragile identité golfienne

En 2004, dans la poursuite de la légère ouverture accordée au Yémen par les États membres du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), sa sélection intègre le tournoi. Le Yémen est en effet considéré par ses voisins comme participant de l’arabité golfienne par des liens historiques. À titre d’exemple, la famille régnante d’Abou Dhabi, les Al-Nahyan, se réfère à un passé yéménite en lien avec la tribu dont elle est issue, les Bani Yas. Cette proximité s’explique également par la présence historique d’une forte diaspora dans leurs sociétés.

Alors que le Yémen s’apprête à organiser en 2010, sa première Coupe du Golfe arabe, les éternelles craintes sécuritaires des pays du CCG à son égard refont surface. Dans un contexte de menaces terroristes pesant, plusieurs dirigeants du CCG hésitent à envoyer leurs sélections à Aden et Abyan. Cela ne manque pas de réveiller les tensions entre Ali Abdallah Saleh qui avait la volonté de changer l’image de son pays, et les pays du CCG. Après des mois de négociations menées par le clan Saleh, les pays du CCG se décident à envoyer leurs équipes disputer ce tournoi. Ces faits montrent toutefois la fragilité de cette ouverture.

Malgré ces premières divergences et l’exclusion de l’Irak de cette compétition, de 1990 à 2004, le football golfien continue d’être utilisé à des fins d’unification régionale. À partir des années 1990, des chansons et des clips participent à la diffusion de cette identité golfienne, comme l’entonne par exemple ce refrain de la chanson « Ard Al-Saida » Terre heureuse ») : « ahl al-khalij hum watan wahid » les gens du Golfe sont une seule patrie »)1. Dans les stades et devant leur télévision, spectateurs et téléspectateurs soutiennent d’abord leur équipe nationale puis, en cas d’élimination de cette dernière, l’équipe de leur coeur.

Echec des médiations

Jusqu’à présent une seule crise majeure a donc frappé le football golfien, de surcroît avec l’Irak, un État périphérique à l’intégration politique régionale. La crise du Golfe qui prend de l’ampleur au mois de juin 2017 entre les membres du CCG va changer la donne. Quelles répercussions le blocus imposé au Qatar par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et le Bahreïn va-t-il avoir sur le football régional ?

Le Qatar devait accueillir à Doha la 23e Coupe du Golfe arabe à la fin du mois de décembre 2017. Les mesures politiques prises à son encontre par plusieurs pays de la région en ont compliqué l’organisation. Le président de la fédération de football du Qatar, le cheikh Hamad Ben Khalifa Ben Ahmed Al-Thani tente début novembre de trouver une solution de sortie de crise, mais les fédérations de football des EAU, de l’Arabie saoudite et du Bahreïn annoncent au début du mois de décembre le retrait de leur sélection si cette compétition venait à se jouer sur le sol qatari. Face à cette pression, Hamad Ben Khalifa Ben Ahmed Al-Thani se voit contraint de trouver une issue permettant à l’ensemble des équipes du football golfien d’être réunies sur le même terrain. Il trouve auprès du Koweït, médiateur dans la crise politique actuelle, un allié de circonstance pour organiser le tournoi.

Sur le terrain, dans les tribunes et sur les réseaux sociaux, cette édition prend un véritable caractère politique, avec deux moments forts. D’une part, alors que le Qatar et le Bahreïn disputent une qualification pour les demi-finales, le choix du Saoudien Sultan Al-Harbi comme arbitre déconcerte les Qataris qui craignent une alliance de circonstance. Plusieurs incidents lors du match viennent confirmer leurs craintes. Le Qatar éliminé, les réseaux sociaux se déchainent. Tandis que les Qataris crient au scandale, de nombreux tweets d’Émiratis, de Bahreinis et de Saoudiens se moquent, notamment par le biais de gifs tirés de scènes de films, d’une fédération qatarie qui investit beaucoup dans le sport sans obtenir pour le moment de résultats probants.

D’autre part, la sélection d’Oman, après avoir battu l’Arabie saoudite et le Bahrein, joue la finale contre les EAU. Les Qataris mettent dès lors tous leurs espoirs de victoire dans Oman, un « pays frère », resté neutre dans la situation de crise actuelle et qui s’est même rapproché de leur pays. Oman remporte cette compétition. Dans la foulée, plusieurs journalistes et décideurs du sport qataris remercient le sultanat d’Oman sur les réseaux sociaux. De Mascate au village de Bidayah, cette victoire est fêtée par des flots de voitures omanaises, tandis que la défaite émiratie est célébrée de manière ostentatoire sur la corniche de Doha. L’émir du Qatar s’empresse d’adresser ses félicitations au sultan Qabus, ce que relaient les médias.

À la suite de cette compétition, l’Asian Football Confederation qui prépare la prochaine Ligue des champions asiatique redoute que sa compétition soit perturbée par les confrontations directes susceptibles d’opposer les clubs émiratis ou saoudiens aux équipes qataries. Déjà gênée par la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite, elle demande aux protagonistes que le blocus soit levé les jours de match, pour que ces rencontres puissent se dérouler convenablement. Mais malgré les trêves, le climat reste tendu. L’équipe du quartier Al-Gharrafa de Doha qui devait aller jouer à Abou Dhabi a mis huit heures pour s’y rendre en faisant une escale à Mascate, les autorités aéroportuaires émiriennes ne les autorisant pas à atterrir. Raison invoquée : une météo défavorable. Pendant ce temps, des vols en provenance d’Abou Dhabi atterrissent bel et bien à Mascate.

Le lendemain de victoires contre des clubs émiratis ou saoudiens, la presse qatarie n’hésite pas à employer des termes guerriers, tandis que le club de l’émirat d’Abou Dhabi Al-Aïn refuse d’afficher le logo et le nom du club qatari d’Al-Rayyan dans sa bande-annonce d’avant-match. Enfin, à Doha, alors qu’Al-Rayyan est en train de battre le club phare de Riyad, Al-Hilal, les supporteurs entonnent en plein match l’hymne qatari, ce qui n’est pas une pratique courante au Qatar. Tous ces faits peuvent apparaître minimes, mais en jouant sur les émotions ils participent à stimuler les sentiments nationalistes.

À l’horizon 2022

À l’échelle mondiale, cette crise politique prend corps autour de l’organisation de la Coupe du monde de football de 2022. Doha investit dans le sport afin de gagner en visibilité mondiale. Dans ce cadre, l’organisation de grands évènements comme la Coupe du monde et les Jeux olympiques représente un des objectifs majeurs de sa stratégie. Mais l’émirat intègre également le domaine sportif pour gagner la sympathie de stars du sport mondial, qu’il pourrait mobiliser en cas de difficultés politiques régionales pour médiatiser sa cause. Les investissements de l’émirat dans le secteur sportif s’inscrivent par ailleurs comme de possibles relais de sa politique de diversification économique. Ces grands desseins agacent plusieurs de ses voisins, notamment les deux émirats majeurs des EAU, Abou Dhabi et Dubaï qui se sont engagés dans des politiques économiques similaires et l’organisations d’évènements mondiaux, comme l’accueil prochain par Dubaï de l’Expo 2020.

Le blocus du Qatar intervient dans ce contexte de rivalités. Il vise notamment à augmenter les coûts de construction de la logistique et des stades nécessaires à l’accueil de la Coupe du monde de 2022. Le Qatar se trouve dans l’obligation de chercher de nouvelles sources d’approvisionnement en matériaux. Une véritable guerre de l’information va en découler. Certaines voix émiraties et saoudiennes n’hésitent pas à affirmer que l’organisation de l’évènement en 2022 par le Qatar est l’un des motifs de cette crise, ajoutant que l’abandon par Doha de l’accueil de cet évènement pourrait y mettre fin. Plusieurs rapports de sociétés de conseil sont publiés qui insistent sur le fait que l’organisation de cette compétition au Qatar serait difficile à tenir sur un plan économique et politique si la situation reste inchangée.

En réaction, Doha communique à chaque fois par l’intermédiaire du Supreme Committee for Delivery and Legacy, l’instance qatarie en charge d’organiser cet événement, pour montrer des stades en construction dont les travaux avancent jour et nuit. Dans le même temps, des joueurs de football espagnols de premier plan — Xavier Hernández (« Xavi »), Gerard Piqué, Sergio Busquets, Jordi Alba, Iker Casillas — apportent leur soutien à l’émirat.

Dans cette crise régionale, la FIFA devient l’objet de luttes d’influence. Le mois de février 2018 a marqué un nouveau tournant. En effet, après la réunion du comité exécutif qui s’est tenue à Mascate, le journal sportif espagnol As a rapporté que des enquêtes avaient été lancées par la FIFA à l’encontre de l’Arabie saoudite et des EAU afin de savoir si des pressions avaient été exercées sur le Qatar. Si ces faits venaient à être démontrés, leurs fédérations respectives seraient menacées de sanctions, parmi lesquelles la disqualification de la sélection de football saoudienne du prochain Mondial, ce qui représenterait certainement un coup dur pour un régime en pleine période de réforme. Et pourrait décevoir une grande partie de sa jeunesse passionnée par le football.

1Paroles de la [chanson d’Hussein Al-Jassmi composée pour l’édition de la Coupe du Golfe 2010

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