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Le foulard islamique, la mode et l’émancipation

Des « mipsterz » au « poppy hijab » · Des mipsterz musulmanes » et « hipsters ») américaines à la nouvelle collection de la marque de luxe Dolce & Gabbana en passant par le « poppy hijab » au Royaume-Uni, l’industrie de la « mode islamique », solidement implantée en Turquie, n’a cessé d’évoluer. Le foulard islamique, le hijab, désormais décliné en de multiples styles, en est le fleuron. Loin des stéréotypes occidentaux qui en font un symbole de soumission et d’aliénation de la femme, il devient ici et là, pour les musulmanes, l’étendard d’une volonté d’émancipation, passionnément musulmane et totalement moderne à la fois.

L'image montre trois femmes à l'intérieur d'une voiture. Elles portent des hijabs colorés avec des motifs variés. L'une d'elles est au volant, tandis que les deux autres semblent attentives à ce qui se passe à l'extérieur. L'ambiance est dynamique et moderne, mettant en valeur des styles vestimentaires tendance. Les couleurs vives des hijabs contrastent avec l'intérieur de la voiture, créant une atmosphère vibrante.
«  Mipsterz  ».
DR, copie d’écran.

Sur l’affiche de la saison 4 de la série américaine Homeland récompensée par un Emmy1, l’actrice principale Claire Danes se détache d’un fond noir par le voile rouge qu’elle porte. Elle nous regarde vivement, droit dans les yeux. Ses cheveux volent au vent ; elle incarne intensément l’action et la liberté au centre d’un ensemble statique. Au bout de quelques secondes, nous reconnaissons que cet arrière-plan noir et morne est en réalité un groupe de femmes musulmanes vêtues d’un même habit noir, sans couleur, mouvement ni expression. Ces femmes n’existent que comme masse informelle ; comme personnes, elles sont invisibles.

Cette image des femmes musulmanes correspond à une vision totalement stéréotypée du hijab — du foulard, du voile — et au-delà, d’un islam qui colonise les femmes, étouffant toute velléité d’indépendance et de pouvoir. L’interdiction française du voile se base sur son incompatibilité supposée avec l’émancipation des femmes. La commission Stasi2 soutient par exemple que porter le hijab signifie renoncer à sa liberté (y compris de pensée) au profit de codes religieux répressifs, ce qui empêche donc la personne de devenir une citoyenne à part entière. Il faut bien admettre que cette idée est renforcée par l’insistance de certains islamistes sur la nécessité d’une totale homogénéité et conformité de tous les croyants.

Un rejet de l’orthodoxie

Pour ceux qui ont l’expérience de cette division profonde, la récente irruption du foulard islamique dans l’univers de la mode contemporaine est surprenant. C’est une anomalie qui demande une explication particulière. Après tout, la mode concerne l’individu. En tant que vice, elle a tout à voir avec l’individualisme ostentatoire, le principe de plaisir et la pure futilité. Pourtant, la mode s’oppose encore plus au hijab quand elle est vertueuse, si l’on en croit le philosophe français Gilles Lipovetsky qui affirme que la mode est le rejet de l’orthodoxie, la grande libération de soi du « communautarisme » et de la tradition.

Beaucoup, islamistes ou non, ont trouvé une explication à cette intrusion sur le marché, considérée comme anormale : l’économie de marché a englouti l’islam, incité à l’évasion dans un consumérisme qui, tour à tour, assouplit ou modère la foi islamique. En ce sens, l’économie a réussi là où Nicolas Sarkozy a échoué.

L’intérêt croissant des musulmanes pour la mode n’est-il vraiment que consumérisme et futilité diluant l’islam dans la modernité occidentale ? Ou doit-on y voir plus que cela ? Dans mon livre Muslimism in Turkey and Beyond. Religion in the Modern World (Palgrave Macmillan US, 2016), dans lequel j’analyse le face-à-face de l’islam et de la modernité dans la Turquie contemporaine au travers de l’économie, de la politique et de la vie quotidienne, je constate que la mode islamique recèle de bien plus grandes complexités. Concrètement, j’étudie l’évolution des interactions entre les musulmans et la modernité -– qui n’est ni libérale ni fondamentaliste –- et dans ce contexte, la transformation radicale des conceptions musulmanes de l’individu et de la communauté.

L’« ère de l’uniforme » est révolue

Si la Turquie abrite quelques-uns des géants mondialisés de l’industrie de la mode islamique, il y a vingt ans, les styles de voiles et les tenues en Turquie étaient indifférenciées, vendus dans de petites boutiques ou dans les bazars environnants. Que vous soyez une jeune fille de 15 ans ou une femme de 50, vos choix d’habillement étaient réduits : manteaux et foulards étaient proposés en noir, vert foncé ou marron foncé — ce qui, dans une certaine mesure, permet de comprendre certains stéréotypes.

En fait, au fil de mes entretiens avec elles, il apparaît que les femmes voilées de diverses organisations féminines musulmanes qualifient la Turquie des années 1980 d’« ère de l’uniforme ». C’était une époque, racontent-elles, où les gens pieux, et en particulier les femmes, ne pouvaient pas agir, penser ni s’habiller sans l’aval des communautés religieuses autoritaires (cemaat). Les cercles religieux ont tenté de faire du voile quasiment un uniforme. Le voile-uniforme était gênant, non seulement parce qu’il était ringard, mais aussi parce qu’il les empêchait de s’habiller en accord avec elles-mêmes et d’exprimer leur personnalité et leurs préférences vestimentaires, disent-elles. Ces prescriptions étaient aussi conformes à la mentalité patriarcale : ce sont pour la plupart des hommes qui définissent comment doit être un foulard et qui régissent les femmes.

Dans les années 1990, pourtant, les choses ont commencé à changer en même temps qu’émergeait une industrie textile islamique spécialisée et mondialement connectée. Ayant plus de choix, les femmes ont pu désormais exprimer qui elles étaient, selon leur âge, leur morphologie, la couleur de leurs yeux, leur personnalité ou leur goût personnel. À nouveau, elles ont affirmé que la multiplication des styles de voiles signifiait plus qu’une diversité de choix. Elle représentait la fin de l’époque de l’uniforme et le début d’une ère nouvelle, où les croyantes pouvaient exprimer leur identité unique, affirmer leur indépendance et réclamer la maîtrise de leur morale individuelle.

Ceci démontre que l’émergence de la soi-disant mode islamique n’est pas réductible à un appétit nouveau de futilité. C’est plutôt la recherche de la réalisation de soi, du choix individuel et de l’indépendance. En effet, la personnalisation du foulard laisse présager un phénomène social plus large : l’individu a gagné en intérêt et légitimité parmi les religieux. Et cela est manifeste aussi dans d’autres secteurs de la vie, depuis l’évolution des conceptions de l’État et les attitudes envers la famille traditionnelle jusqu’à la redéfinition du progrès social et économique.

Rejet de l’autoritarisme religieux

L’intérêt croissant pour le développement de soi parmi les musulmans turcs, contrairement aux interprétations des laïques condescendants et des islamistes scandalisés, ne constitue pas une dérive individualiste. Il ne rejette pas l’expérience religieuse commune, mais bien plutôt les formes autoritaires du communautarisme religieux, ses codes et ses institutions. La recherche d’une expression et d’une volonté individuelles soulève des questions préoccupantes, cependant, pour l’islam puritain qui préconise des attitudes et un comportement fortement communautaires en vue de préserver la pureté des règles. L’autorité de la communauté maintient les personnes dans la morale correcte, telle que prescrite par les puritains. Le développement individuel, au contraire, libère un processus de questionnement de l’autorité morale communautaire, la possibilité de dévier des normes prescrites et finalement de corrompre la pureté de l’islam. En mettant en avant l’expression et le choix individuels, le foulard fashion menace lui aussi la pureté des règles et ses fondements patriarcaux.

Tandis que les puritains voient l’individu comme un problème, la quête de soi parmi les croyants est qualifiée par des notions de théologie islamique, en particulier la définition de la vraie foi comme iman, soumission volontaire et tahkik, choix conscient défiant la conformité aveugle à la tradition. Iman et tahkik confèrent une légitimité au sujet et discréditent le communautarisme autoritaire et ses règles.

En fait, ce fut précisément le rôle joué par l’islam, historiquement. Née dans la péninsule Arabique tribale, la révélation islamique visait directement l’individu ; et c’est l’individu, non la tribu, qui fut le principal destinataire du message divin. Ainsi était soulignée la responsabilité morale et le libre arbitre de celui qui conteste la subordination à l’autorité tribale et la conformité à la tradition. À travers les âges, cependant – dès la mort du Prophète – les influences politiques et culturelles ont distordu le message théologique. L’orientation de l’islam en faveur de l’autonomie de la personne du croyant fut bientôt remplacée par les codes politiques et culturels autoritaires, accrédités comme des formes supposées de piété.

Réduire l’intérêt des musulmans contemporains pour la mode à une sorte de consumérisme islamique nous empêche d’appréhender d’autres complexités, en l’occurrence le développement du sujet contre les codes communautaires autoritaires socialement construits et déguisés en piété. Cela nous conduit tout autant à cette vision fausse d’un glissement de la soumission islamique vers l’allégeance au marché, et nous passons alors à côté de ce qui a été filtré à travers les notions théologiques islamiques.

Des normes excluantes

Mais cette approche réductionniste nous fait rater autre chose encore. Le foulard dans la mode révèle aussi le rôle séculaire qu’il a joué dans la création d’une image stéréotypée de la femme musulmane voilée comme invisible, dénuée de toute autonomie, privée de participation publique et de tout pouvoir. Il n’est que de songer aux différentes activités et espaces qui ont été dominés par l’esthétique laïque et les critères de « normalité » excluant automatiquement la religion. Prenons la natation et les sports : la manière normale de nager suppose que l’on se soit déshabillé pour enfiler un maillot de bain. Ces critères ne sont pas seulement discursifs ; parfois ils se transforment en règles contraignantes, telles que l’interdiction du voile dans un club de football féminin, ou à l’école.

Pour une large part, ces normes excluantes sont justifiées par l’incompatibilité assumée entre le hijab et l’émancipation, et donc par l’idée que le voile empêche intrinsèquement de nager, de pratiquer un sport, de choisir une carrière professionnelle, de se lancer dans des études supérieures ou de faire des choix de vie rationnels.

Pourtant, le voile dissimule désormais une femme musulmane qui entre dans l’arène publique en ayant façonné son propre style, affirmé ses goûts personnels, ses choix et ses préférences. Cette nouvelle image défie non seulement l’autoritarisme religieux, mais aussi les lieux communs des « laïcistes » qui s’attendent à ce que les musulmanes agissent, votent, s’habillent toutes de la même manière et nourrissent les mêmes aspirations dans la vie — similitude forgée par les supposées sévères limitations de la liberté attribuées au foulard.

Musulmane et moderne

Cela nous conduit à une conclusion plus large. Le hijab versus l’autonomie du sujet, l’islam versus l’Occident et la religion versus la modernité ont été historiquement construits. Ce sont des catégories contingentes. Bien sûr, l’intérêt des musulmans pour la mode et l’émergence de l’individu dans la Turquie post-années 1980 sont apparus dans un contexte particulier marqué par la montée d’une nouvelle réponse religieuse à la modernité, qui ne la rejette pas plus qu’elle ne s’y soumet mais utilise la religion pour s’y engager et la remodeler. Ce type d’engagement religieux n’est pas spécifique à la Turquie, en fait ; il est mondialisé.

Le mouvement hipster et la mode qui se sont répandus rapidement dans la jeunesse musulmane occidentale ces dernières années augurent des dynamiques similaires. Le mariage de la culture hipster, qui met l’accent sur le non-conformisme et l’authenticité de la personne, avec le hijab musulman vu comme un instrument d’homogénéisation qui requiert la soumission absolue à une identité religieuse totalitaire, peut sembler déroutant. Cependant, c’est sur cette énigme que la jeune « mipster »3 voilée capitalise. Elle ébranle les catégories totalitaires en attirant l’attention sur la diversité des femmes musulmanes à travers des styles personnalisés de hijabs. En cela, elle résiste aussi à l’islam puritain qui voit la subjectivité humaine comme menaçant la pureté religieuse et l’identité collective. Plus généralement, elle défie les divisions étanches entre l’islam et l’Occident en se mettant en scène en tant que sujet, passionnément musulmane mais dans le même temps déjà pleinement, totalement moderne.

Somewhere In America #MIPSTERZ - YouTube

1NDT. Les Emmy Awards, surnommés «  Emmys  », récompensent chaque année les meilleures émissions et les meilleurs professionnels de la télévision américaine.

2NDT. La commission Stasi doit son nom à son président Bernard Stasi, médiateur de la République de 1998 à 2004. Cette commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité a été mise en place en 2003 par Jacques Chirac, alors président de la République. Elle rend ses conclusions le 11 décembre 2003 dans un rapport qui met en avant le principe de laïcité dans une interprétation inaugurant une conception répressive illustrée un an plus tard par la «  loi sur les signes religieux dans les écoles publiques  ».

3NDT. Moitié musulmane, moitié hipster = mipster. Le néologisme est apparu en 2012. La presse américaine en parle surtout depuis que des jeunes filles ont publié une vidéo fin novembre 2013 intitulée Somewhere in America, dans laquelle des mannequins voilées se filment en train de faire du skate, des selfies ou de déambuler dans des endroits «  cools  ».

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