En septembre, le président américain Joe Biden a élevé les Émirats arabes unis au rang de partenaire de défense majeur des États-Unis, un statut qui avait été attribué à l’Inde en tant que pays membre d’un partenariat stratégique sur l’Indopacifique, le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quadrilateral Security Dialogue, QUAD) comprenant le Japon et l’Australie. Ce succès émirati a été acquis lors de la visite Mohamed Ben Zayed (MBZ) à Washington, à quelques semaines de l’élection présidentielle américaine. Cette « promotion » permet aux EAU de se positionner en concurrence avec son voisin saoudien. En effet, Riyad affirme des ambitions similaires par le biais de sa négociation avec Washington d’un traité de sécurité incluant un accord de défense contraignant, une coopération dans le nucléaire civil et l’accès à des technologies de pointe dans le domaine de l’armement en échange d’un processus de négociation pour normaliser les relations avec Israël.
En finir avec les malentendus
Cette visite a aussi permis à Washington de lever les ambiguïtés qui ont empoisonné les relations américano-émiriennes depuis qu’Abou Dhabi a entrepris de développer une coopération dense avec la Chine, notamment dans le secteur des hautes technologies avec Huawei et l’introduction de la 5G. C’est après avoir soldé ce contentieux en désengageant sa compagnie G42 spécialisée dans l’Intelligence artificielle (IA) des entreprises chinoises de la Tech que les EAU ont pu conserver le savoir-faire américain et notamment les puces Nvidia. De même, lorsque le géant Microsoft prend une participation de 1,5 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) dans G42 pour développer et déployer des infrastructures numériques et d’IA avancées au Proche-Orient, en Asie centrale et en Afrique, les États-Unis s’en prennent directement à la concurrence chinoise.
Sept ans après sa dernière visite à Washington, MBZ a pu dissiper les points de divergence qui l’avaient opposé à Joe Biden en 2021 et 2022. Dès sa prise de fonction à la Maison Blanche en janvier 2021, le président Biden s’était attiré l’ire de ses partenaires émiriens, avec la révision des termes du contrat d’armements destinés aux EAU par le Congrès, portant sur la vente de 50 avions de combat F35, 18 drones Reaper pour une valeur de 23 milliards de dollars (21 milliards d’euros), décidé sous l’administration Trump. D’autre part, à la suite des attaques de drones lancées par les houthistes en janvier 2022 sur des cibles stratégiques au cœur de la Fédération, à Abou Dhabi et Dubaï, les réactions américaines avaient été jugées tardives et timorées.
En s’entretenant avec le président Biden et sa vice-présidente, Kamala Harris, mais aussi avec son prédécesseur et rival actuel Donald Trump, de même qu’avec Georges W. Bush et Bill Clinton (pas avec Barack Obama avec lequel les relations restent mauvaises), ainsi qu’avec plusieurs sénateurs des deux grands partis, sans oublier l’ensemble des patrons des grands groupes industriels de l’Intelligence artificielle (IA) (Microsoft, Black Rock et Nvidia), MBZ affiche son ambition de sécuriser sa place de fleuron arabe de la haute technologie.
En se voyant doté d’un statut similaire à ceux dont jouissent des alliés majeurs de Washington dont l’envergure industrielle, économique et technologique font d’eux des puissances qui comptent (Australie, Japon, Inde), les EAU parviennent à s’inscrire au cœur de la stratégie de Washington au Proche-Orient. Car en dépit de leur envie de retrait de la région pour se concentrer sur sa priorité stratégique — contrer l’influence de Pékin dans le monde —, le contexte d’escalade des conflits dans lesquels Israël est engagé à Gaza, au Liban et avec l’Iran, ancre les États-Unis dans la région.
La conjoncture contrevient aussi à l’ambition américaine de conclure la négociation, aujourd’hui gelée, d’une normalisation des relations diplomatiques entre Riyad et Tel-Aviv. Cependant, elle consolide la stratégie de Washington visant à mettre en place une constellation de multi partenariats où les EAU occupent une place majeure par le biais des accords d’Abraham et du récent projet Corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (India-Middle East-Europe Economic Corridor, IMEC).
L’ombre de la Chine
Les premiers, présentés comme une mission pacificatrice israélo-arabe, ont en réalité été conçus pour faire d’Israël un partenaire clé des pays du Golfe dans le secteur de la haute technologie et de transfert de technologies compatibles avec les intérêts américains, en concurrence directe avec la Chine, devenue très active dans la région. L’objectif est notamment de dissuader Israël et les monarchies du Golfe de poursuivre une coopération triangulaire avec la Chine dans les secteurs technologiques de pointe de l’IA, du big data et de la cyber sécurité, comme l’avait déjà affirmé le président Biden lors de sa visite en Israël puis en Arabie saoudite, à la mi-juillet 2022.
Quant à IMEC, ce projet ambitieux et encore embryonnaire conçu pour connecter l’Inde, les EAU, l’Arabie saoudite, la Jordanie, Israël jusqu’à l’Europe, il a pour objectif de concurrencer directement l’influence des « routes de la soie », la Belt and Road (BRI) chinoise. Pour les Émirats, c’est aussi le moyen le plus efficace de conserver des réseaux et des leviers à Washington. La présence militaire américaine au Proche-Orient demeure primordiale pour eux, en dépit de leur diplomatie proactive de diversification pour conclure des partenariats stratégiques bilatéraux avec la Chine, la Russie ou l’Inde, et multilatéraux sur le modèle du partenariat I2U2 lancé le 21 septembre 2023 entre Israël, l’Inde, les États-Unis et les Émirats arabes unis et qui vise à renforcer la coopération dans les secteurs de la Tech et de la sécurité alimentaire.
Cette visite officielle a permis à MBZ d’engranger des bénéfices faisant de son pays celui qui tire le mieux son épingle du jeu du contexte des guerres conduites par Israël à Gaza, en Cisjordanie, au Liban et dans sa confrontation avec l’Iran. Il capitalise sur sa normalisation avec Israël depuis la signature des accords d’Abraham, le 15 septembre 2020 et sur le fait qu’il a maintenu ses relations avec Tel-Aviv intactes, malgré le bilan meurtrier de la guerre à Gaza et de son extension au Liban. En tant que pays signataire des accords d’Abraham, les EAU valident le décrochage d’une partie des dirigeants arabes avec la question palestinienne, même s’ils peinent à dissimuler leur embarras face à une opinion publique arabe très hostile à ce choix. Ils ont été le seul État arabe à renvoyer dos à dos le Hamas et Israël dans la guerre à Gaza, blâmant même le Hamas d’avoir déclenché les attaques du 7 octobre 2023 et provoqué la catastrophe humanitaire qui s’en est suivie.
L’embarras face à l’intransigeance de Nétanyahou
Ayant justifié la normalisation avec Israël par l’argument qu’elle leur permettrait d’user de leurs bonnes leurs relations avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou pour l’amener à consentir à des concessions1, les dirigeants émiratis ont tenté de masquer leur échec en s’engageant activement dans l’acheminement d’une aide humanitaire à Gaza. C’est au nom de cette aide que la Fédération justifie désormais le maintien de ses liens avec Tel-Aviv, dont l’établissement d’un pont terrestre destiné à fournir une aide médicale, des infrastructures et des services soigneusement mis en scène par les médias. Cette route aurait en réalité servi à contourner le trafic maritime perturbé par les attaques des houthistes en mer Rouge pour assurer les flux commerciaux avec Israël. Un choix contraire à celui de la Turquie qui a adopté des sanctions et du Bahreïn qui a suspendu ses relations commerciales avec Israël.
En dépit de l’amertume des dirigeants des EAU à l’égard de Nétanyahou et de l’hostilité de la population émirienne, empêchée de s’exprimer sur son rejet de la normalisation des relations avec Israël2, Abou Dhabi ne remettra pas en question sa relation avec Tel-Aviv tant celle-ci coïncide avec un calcul stratégique piloté par Washington. La relation sécuritaire entre Abou Dhabi et Tel-Aviv devenue très dense, l’est plus encore depuis l’intégration d’Israël dans le dispositif de commandement militaire américain présent au Proche-Orient (US-CENTCOM) en 2021. Il faut aussi ajouter que l’affaiblissement de l’Iran et de ses alliés, avec la décapitation du Hezbollah et le quasi-anéantissement des capacités militaires du Hamas et de ses cadres politiques rejoint les intérêts émiriens même si à l’instar du voisin saoudien, Abou Dhabi se garde de le manifester publiquement.
De plus, les Émirats sont le seul pays arabe à avoir accepté la proposition israélo-américaine de mettre en place une force multinationale à Gaza pour « le jour d’après ». Les immenses richesses financières de la Fédération pourraient lui permettre de jouer un rôle prépondérant dans la reconstruction de l’enclave palestinienne et dans celle du Liban. La mobilisation de ces ressources fait d’Abou Dhabi, sur le court terme, le pays idoine pour aider.
Néanmoins, depuis le 7 octobre, l’image des EAU s’est considérablement dégradée dans le monde arabe comme le révèle un sondage réalisé en janvier 2024 par le Centre arabe de Washington où 67 % des personnes interrogées dans seize pays arabes considèrent la position émirienne dans le contexte de la guerre à Gaza comme « très mauvaise »3. Le sentiment anti-émirien dans la région renvoie aussi aux vives critiques adressées aux dirigeants de ce pays, accusés sur les réseaux sociaux de fournir des renseignements et d’aider Israël à éradiquer le Hamas. Une impopularité qui, pour l’instant, ne semble pas inquiéter Abou Dhabi.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Entretien zoom avec Mohammed Baharoon, directeur du think tank Bhuth, Dubaï, 1er septembre 2024.
2Nereim Vivien, « A strained lifeline remains », The New York Times, 10 mars 2024.
3Arab Center, « Arab Public Opinion about Israel’s War on Gaza », Washington, janvier 2024.