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Le pitoyable effondrement du « miracle » financier libanais

Comment le gouverneur de la Banque centrale libanaise a instauré, avec l’appui de toute la classe politique un montage financier frauduleux à l’échelle de tout un pays. Avec la complaisance de la communauté internationale qui se réunit une nouvelle fois à Paris le 10 décembre pour, une fois de plus, « sauver » le Liban.

La mystérieuse boite à finances qui a fait vivre le Liban pendant une bonne vingtaine d’années est irrémédiablement cassée. Depuis le 17 octobre 2019, date du début des manifestations, la savante organisation monétaire et bancaire qui permettait de financer un des pays les plus déficitaires du monde s’est écroulée. L’argent a disparu et l’inventeur de cette martingale, Riad Salamé, 70 ans, gouverneur de la Banque centrale depuis 1993, la Banque du Liban, après avoir été élu à plusieurs reprises par ses pairs « banquier de l’année », fait figure désormais de « criminel économique » auprès d’une bonne partie de l’opinion publique.

À l’issue de 15 ans de guerre civile, le Liban est détruit et ruiné. L’homme fort du moment, Rafic Hariri, place l’habile gestionnaire de sa fortune chez Merril Lynch, à la tête de la Banque du Liban avec pour priorité de financer la reconstruction du centre de Beyrouth. Comment attirer l’épargne des Libanais, pour beaucoup partis chercher fortune à l’étranger, et encore plus difficile, celle des institutions internationales, au Liban ? Le nouveau gouverneur fait preuve d’orthodoxie, lève les obstacles à la libre circulation des capitaux et installe un rapport quasi fixe entre la livre libanaise et le dollar (1 dollar pour 1 507 livres), le « peg » (lien en anglais). L’épargnant est donc assuré de pouvoir retirer son avoir quand il le souhaite et de le rapatrier où bon lui semble. Le Liban n’est pas le seul pays à afficher un libéralisme digne du XIXe siècle, ni le plus riche, ni le plus puissant ; son orthodoxie n’aurait sans doute pas suffi à attirer les dizaines de milliards de dollars indispensables pour couvrir un déficit extérieur courant de l’ordre d’un quart de son PIB, un autre record.

Aussi Salamé introduit-il discrètement un autre bénéfice, quasi miraculeux pour ses créanciers : ils sont payés deux fois par le Trésor public ! Tout déposant de plus d’un million de dollars (900 000 euros) se voit proposer de souscrire un prêt en livres libanaises d’un montant supérieur qui lui coûte 2 % en intérêt, mais en rapporte 10 % : il additionne ainsi les intérêts payés sur le prêt en billets verts et sur celui en monnaie locale. Dans son dernier rapport d’août 2019 au titre de l’article IV qui lui donne compétence pour surveiller le système monétaire et financier des pays membres (Staff Report for the 2019 Article IV Consultation), le Fonds monétaire international (FMI) a calculé que le rendement sur 10 ans atteignait 17 % par an avant même la crise ! Les banques libanaises qui montent ces opérations gagnent beaucoup d’argent, jusqu’à 2,2 milliards de dollars (1,99 milliard d’euros), toujours selon le FMI, l’an dernier. Entre l’automne 2017 et février 2019, Salamé a ainsi fait rentrer 24 milliards de dollars (21,67 milliards d’euros) dans ses caisses, soit l’équivalent de la moitié du PIB ou presque.

Les conséquences de cet accommodement contraire aux règles les plus élémentaires de l’ingénierie financière, mais mollement critiqué par les responsables occidentaux, sont évidemment ruineuses pour les Libanais et leurs activités. La corruption, le gaspillage et un mauvais gouvernement des affaires publiques n’arrangent rien. Les taux d’intérêt pratiqués par les banques qui se refinancent auprès de la Banque centrale sont prohibitifs et ruinent les producteurs locaux au profit des importations. Seule la promotion immobilière survit, en partie grâce au blanchiment de l’argent sale qui ne manque pas dans la région. Ces dernières années, le taux de croissance de l’économie a rarement dépassé 1 % par an.

Début 2018, la machine se grippe. Les dollars affluent moins que par le passé et il faut à nouveau augmenter les taux d’intérêt pour les attirer. En juillet 2019, une prime de 3 % est ajoutée aux prêts. En vain : malgré un rendement exceptionnel, les arrivées baissent. La crise politique finit d’achever le système Salamé. Même avec des taux d’intérêt à deux chiffres, même avec des taux de refinancement des banques de 50 %, la finance a disparu, les prêteurs se sont évanouis et les dollars quittent le pays malgré l’introduction de fait d’un contrôle des changes ; seuls ont désormais, en principe, accès au billet vert auprès des banques les importateurs de blé, de médicaments et de carburant. Un marché parallèle du dollar est apparu récemment et une dépréciation d’au moins un tiers de sa valeur est déjà intervenue : il faut plus de 2 000 livres pour obtenir un dollar.

Les idées désastreuses du FMI

Que va-t-il se passer ? Les plus optimistes espèrent encore une solution « à la libanaise ». On convoque, par exemple à Paris ce mois-ci, une conférence des amis du Liban qui récolte quelques milliards de dollars auprès des monarchies du Golfe et de pays européens. Un gouvernement adoubé par Saad Hariri, premier ministre, et le Hezbollah se met en place et calme le jeu. Un nom circule pour lui succéder, celui de Samir Khatib, un entrepreneur du bâtiment bien connu sur la place.

Les plus lucides n’y croient guère, le Golfe ne prête plus beaucoup depuis 2014, début du contrechoc pétrolier, et l’ampleur des besoins exige désormais l’intervention du FMI qui a ses idées sur la solution : une dévaluation du peg jugé surévalué par ses services d’au moins 50 % qui déclencherait à coup sûr une vague inflationniste meurtrière pour la population ; une restructuration de la dette publique qui, au minimum, allongerait les échéances et réduirait les taux d’intérêt servis sur l’encours de la dette (près de 90 milliards de dollars, soit 81 milliards d’euros), au pire diminuerait sa valeur de 30, 40 ou 50 milliards, le fameux « hair cut », ou réduction du montant de la créance.

Un effort fiscal serait demandé aux Libanais avec une hausse de la fiscalité indirecte qui touche plus les pauvres que les riches, en particulier la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Rien en revanche sur l’impôt sur le revenu, archaïque et injuste, qui en réalité n’existe pas, chaque catégorie de revenus (prêt, bénéfices, salaires…) faisant l’objet d’une imposition particulière. Plus, un effort drastique de réduction des dépenses publiques.

La population qui manifeste depuis maintenant deux mois acceptera-t-elle de payer la note ? Rien n’est moins sûr, il faudra alors imaginer une troisième sortie de crise qui ménage moins les nantis que les deux précédentes.

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