Le projet de canal mer Morte-mer Rouge

Risques écologiques et marginalisation des Palestiniens · Le projet « Dead-Red Canal », fermement soutenu par les Israéliens a fini par faire l’objet d’un accord tripartite entre les pays riverains : La Jordanie, la Palestine et Israël. Le tout sous l’égide de la Banque mondiale et pour la somme de 650 millions de dollars. Deux objectifs sont annoncés : sauver la mer Morte et alimenter les populations de la région, notamment jordanienne et palestinienne, en eau potable. Mais à quel prix ?

Le Jourdain en 1915.
Oregon State University Archives/Visual Instruction Department Lantern Slides.

« Pharaonique », « titanesque », de l’ordre de la « divine intervention » : ces expressions servent à qualifier le projet Dead-Red Canal qui doit permettre de relier la mer Rouge à la mer Morte. Le rapport de faisabilité, confié en septembre 2008 par la Banque Mondiale au cabinet français d’ingénierie Coyne et Bellier, a été livré en janvier 2013. Douze mois plus tard, le 9 décembre 2013, la Jordanie, Israël et l’Autorité palestinienne signaient1, à Washington et sous les auspices de la Banque mondiale, l’accord tripartite régional qui finalise les termes techniques et financiers de la réalisation de ce projet, dont l’achèvement est prévu d’ici 2020.

Relégué au second rang d’une actualité régionale dominée par le conflit sanglant en Syrie, les conséquences de l’accord sur le nucléaire iranien et les enjeux des débats autour des Constitutions égyptienne et tunisienne, l’accord n’a pas fait la une de la presse internationale et régionale. Pourtant, les conséquences économiques, politiques et écologiques de ce projet, qui consiste à aménager un canal reliant la mer Rouge à la mer Morte marqueront de manière permanente l’empreinte du conflit israélo-palestinien sur l’un des sites les plus connus de la planète, tant pour ses vertus curatives que pour ses légendes bibliques.

Assèchement, captation des eaux et évaporation

En effet, alimentée principalement par les eaux du Jourdain et par les précipitations, la mer Morte, lovée au creux de la dépression de la vallée du Jourdain est en proie à un processus d’assèchement qui s’est accéléré au lendemain de la guerre de juin 1967. D’abord à la suite des changements climatiques, mais surtout comme résultat de la captation, en amont, de près d’un milliard de mètres cubes annuels sur les 1,3 milliard que le fleuve du Jourdain y déversait naguère. De fait, la mer Morte, plan d’eau le plus bas de la planète, était située alors à 392 mètres sous le niveau marin. Elle a depuis baissé à – 411 mètres. La superficie de cette mer intérieure se réduit du tiers et passe, au cours du XXe siècle, de plus de 950 km2 à 640 km2 aujourd’hui. Autrement dit, le niveau baisse d’environ 1 mètre par an.

Pour importante qu’elle soit, la captation en amont du Jourdain — dont l’eau est en partie déviée par Israël vers le lac de Tibériade et dont l’affluent principal, le Yarmouk, est abondamment utilisé par la Syrie et la Jordanie — n’est pourtant pas la seule cause de cette baisse de niveau. S’y ajoute l’activité industrielle intensive, sur ses deux rives, des usines de potasse et d’extraction de minéraux à des fins cosmétiques par des compagnies aussi bien israéliennes que jordaniennes. Cette activité accélère l’évaporation dans une région déjà très chaude (50 à 55 °C).

Le projet de canal mer Morte-mer Rouge

Une seule solution pour les intérêts jordaniens et israéliens

Devant l’ampleur de la catastrophe naturelle, le projet baptisé « Dead-Red Canal » est présenté par les gouvernements jordanien et israélien (et, à la traîne, par les officiels de l’Autorité palestinienne) comme la seule solution à l’assèchement de la mer Morte et à la pénurie d’eau en Jordanie et en Palestine. Dans cet accord, le partenaire palestinien joue un rôle subsidiaire, tant dans les négociations que dans la conception préalable et la future mise en place du projet.

Sur le plan technique, l’accord prévoit la mise en place d’ici 2020, d’un projet en effet pharaonique2. Un canal souterrain de 200 kilomètres en territoire jordanien, reliant la mer Rouge à la mer Morte, devrait permettre le pompage de 2 milliards de m3 par an. Une moitié serait destinée à relever le niveau de la mer Morte et l’autre à la consommation, après traitement dans des usines de dessalement qui seraient à construire dans la zone autour de la ville jordanienne d’Akaba.

L’acheminement de cette eau est rendu possible par la construction de deux centrales hydroélectriques d’une capacité totale de 251 mégawatts. Dans une première étape du projet, l’eau consommable devrait alimenter la Jordanie à hauteur de 231 millions m3 ; par ailleurs, un total de 120 millions de m3 alimenterait Israël et la Palestine, à hauteur de 60 millions de m3 par an chacun. Si les volumes d’eau douce dédiés aux Palestiniens et aux Jordaniens sont destinés davantage à alimenter les populations en eau potable qu’aux besoins économiques de l’irrigation agricole, les quelque 60 millions de m3 dédiés aux Israéliens serviront au développement de la région d’Arabah3.

Catastrophe environnementale en vue

Les critiques à l’égard de ce projet n’ont pas attendu la signature des accords pour s’exprimer. Déjà, lors du sommet de Johannesburg sur le développement durable en 2002, le plan avait soulevé un tollé concernant ses conséquences environnementales. Ces critiques, balayées d’un revers de main par les Israéliens émanent pour l’essentiel d’une ONG régionale de protection de l’environnement, le FoEME, Friends of the Earth in the Middle East, qui a menacé de porter le canal devant un organisme indépendant chargé d’évaluer la neutralité des projets de la Banque mondiale.

Les projets alternatifs dont certains sont portés par le FoEME et rendus possibles grâce à des financements européens, prônent plutôt un renflouement en eau du bas Jourdain, en réduisant la captation excessive en amont. Ils appellent également à une régulation stricte des activités industrielles sur les rives de la mer Morte. Ces plans n’ont pas eu d’effet sur les décisions politiques ultimes qui ont abouti à la signature de l’accord du 9 décembre.

Les conséquences écologiques du Dead-Red Canal sont pourtant néfastes, d’après les experts, qu’ils soient israéliens ou jordaniens. La différence dans la composition chimique de l’eau des deux mers est telle que l’eau de la mer Morte risque de subir une altération permanente sur 50 mètres de profondeur au moins, avec une augmentation notoire du taux de gypse et un changement de couleur — elle deviendrait alors blanche. En outre, l’eau acheminée pour pallier les conséquences de l’évaporation ne suffira pas à stabiliser le niveau de la mer Morte.

À ces considérations écologiques s’ajoute le coût très élevé de l’eau dessalée. Le prix d’un mètre cube par ce canal est évalué à 2,7 dollars en Jordanie, le triple de son coût actuel dans le royaume. En Palestine et en Israël, il en coûtera 1,85 dollar le mètre cube. Ces prix sont à comparer avec les 0,61 dollar que coûte le mètre cube dessalé par les usines israéliennes en Méditerranée. De plus, les deux centrales hydroélectriques prévues ne suffiraient pas à pomper les quantités annoncées par le projet et spécifiées dans l’accord : il faudrait en construire deux autres, ce qui doublerait l’indice du CO2 dans l’air (650 000 tonnes de CO2 seraient alors émises en 2020).

Les Palestiniens, riverains sans droits

Les défenseurs les plus enthousiastes du Dead-Red Canal, y compris parmi les officiels israéliens, ne nient pas les risques écologiques de ce projet, ni son coût exorbitant. Cela ne semble pourtant pas ébranler leur détermination. Il reste que l’enveloppe est considérable : 650 millions de dollars dans un contexte de crise économique mondiale, dont 300 millions au moins seraient assurés par des investisseurs privés israéliens, et le reste à la charge de la Jordanie, elle-même surendettée. Néanmoins, les investisseurs privés qui se sont emparés des rives de la mer Morte (pour les besoins du tourisme comme pour ceux de l’industrie), et les lobbies qui défendent leurs intérêts auprès des acteurs politiques nationaux et internationaux semblent les plus forts : ils rejettent aussi catégoriquement les incertitudes régionales que les problèmes cruciaux tels que la reconnaissance préalable (pourtant spécifiée dans le rapport de la Banque mondiale) des droits de tous les riverains sur les rives de la mer Morte. En l’occurrence, les droits des Palestiniens.

Devant la complexité de la situation territoriale en Palestine, l’absence de droits des Palestiniens sur les rives de la mer Morte maintenues sous contrôle israélien depuis 1967 malgré les accords d’Oslo, et la place subsidiaire accordée à l’Autorité palestinienne dans les négociations, la signature et la mise en place de cet accord soulèvent la question explosive de la reconnaissance de l’Autorité palestinienne comme un État souverain. Posé comme une étape dans la construction de la paix à l’échelle régionale, il est fort à craindre que ce projet s’inscrive davantage dans la perspective d’une confédération qui rattacherait les territoires de l’Autorité palestinienne au royaume de Jordanie, fermant ainsi aux Palestiniens tout espoir d’avoir leur propre État.

1Eric Brown, « Israel, Palestine and Jordan Sign Water Agreement To Save The Dead Sea », International Business Times, 9 décembre 2013.

3NDLR. Partie de la vallée du grand rift située entre la mer Morte au nord et le golfe d’Akaba au sud, à la frontière entre Israël à l’ouest et la Jordanie à l’est.

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