Depuis la série d’attentats qui a frappé plusieurs pays occidentaux à partir de janvier 2015, nombre d’analystes et de responsables politiques ont cru devoir attribuer la prolifération du terrorisme d’inspiration djihadiste au Qatar. Bien qu’elle même placée régulièrement sur la liste des suspects, l’Arabie saoudite a repris à son compte ce récit pour justifier l’embargo terrestre et aérien et les multiples sanctions mises en oeuvre contre son petit voisin.
Pour évaluer la juste pertinence de ces accusations, il faut d’abord rappeler que la cause fondatrice du chaos sur lequel s’est développée, en Irak, la première poussée djihadiste n’est autre que la militarisation de la diplomatie américaine survenue en réponse au 11-Septembre. Mais il ne faut pas moins éclairer ensuite les recoins du théâtre syrien qui a été, à partir de l’automne 2011, la seconde matrice de la nouvelle vague de radicalisation.
La Syrie, terre d’incubation de la poussée radicale
Lancé dans la foulée des autres soulèvements arabes, le « printemps syrien » a, durant les six premiers mois, gardé une tonalité essentiellement pacifique. À partir de l’été 2011, la militarisation systématique par le régime de sa répression a conduit à la contre-militarisation d’une partie de son opposition. Dès l’hiver suivant, des pans entiers du territoire ont vu se développer des combats où artillerie lourde et aviation causaient des bilans effroyablement lourds. C’est dans le contexte de cette descente aux enfers que les pays du Golfe vont inscrire leur mobilisation.
Encouragées par leurs opinions et les milieux religieux de plus en plus sensibles à la brutalité de la répression, les pétromonarchies décident à l’été 2011 de rompre leurs relations avec Damas. Si le Qatar, dont l’émir achevait en 2011 la construction d’un monumental palais dans la banlieue de Damas et qui s’était activé en coulisses pour faire accepter à Bachar al-Assad l’option d’une prudente ouverture politique, abandonne un de ses précieux alliés, Riyad reste prudent jusqu’à la fin 2011, prônant aussi le compromis, mais voit ensuite d’un bon œil l’affaiblissement du plus puissant allié arabe de son rival iranien. Avec l’escalade de 2012, partout dans la péninsule, des voix s’élèvent pour donner aux coreligionnaires syriens les moyens de se libérer d’un pouvoir de plus en plus sanguinaire. En février 2012, le pas est officiellement franchi par le Premier ministre qatari Hamed Ben Jassem qui appelle sur Al-Jazira à des mesures concrètes pour « sauver le peuple syrien », parmi lesquelles il évoque directement « l’armement de l’opposition ».
Dès lors, le ralliement des sociétés du Golfe prend corps. À l’unisson de leurs gouvernements mais également en plein accord avec une majorité des chancelleries occidentales qui affirment vouloir soutenir l’opposition, de nombreux leaders religieux, à mesure que leur lecture du conflit se confessionnalise, plaident pour un impératif sunnite de solidarité. L’un d’eux, le téléprédicateur koweïtien Hajjaj Al-Ajami, se fait ainsi filmer sur le front en train d’acheminer une aide financière aux insurgés. Les factions rebelles n’ont alors pas encore été phagocytées par les organisations djihadistes qui demeurent largement embryonnaires.
Dans une conjoncture où il se voit assumer un leadership régional, le Qatar se démène sur plusieurs fronts pour porter le coup final à un régime qui paraît aux abois. À Doha, l’émir s’emploie à unifier sous une bannière commune les multiples composantes de l’opposition et décroche en novembre 2012 une victoire diplomatique avec la création sur son sol de la « Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution ». Un peu partout, il mobilise ses puissantes ONG humanitaires qui lèvent plusieurs dizaines de millions de dollars. Dans le même temps, des oulémas influents sont invités à animer dans les mosquées des causeries sur la légitimité de la « cause du Châm » tel le Syrien Mohamed Rajeh Krim, connu dans tout le monde musulman pour sa connaissance des lectures du Coran. Hajjaj Al-Ajami intervient lui aussi, début 2012, dans la ville d’Al-Khor, au nord du pays avec le soutien d’un des journalistes vedettes de la chaîne BeIN Sport. Preuve de la popularité de la cause syrienne, Abderrahmane Al-Nouaymi, ex-dissident de la dynastie Al-Thani1, joint ses efforts à la collecte de fonds privés à destination des factions combattantes.
Le piège des lectures rétroactives
Ces deux personnalités sont souvent citées comme étant les têtes des réseaux qui auraient financé, depuis le Qatar, des organisations djihadistes. Pour appuyer leurs accusations, les détracteurs de l’émirat rappellent que tous deux sont inscrits sur les listes noires du Trésor américain et des Nations unies (respectivement depuis décembre 2013 et août 2014). Dans leurs rapports, ces deux institutions pointent leurs liens étroits avec Jabhat al-Nosra (JAN), ex-filiale syrienne d’al-Qaida (devenue depuis Hayat tahrir al-cham et ayant officiellement rompu les liens avec l’organisation mère).
Mais ceci suffit-il à incriminer le Qatar ? Ce serait ignorer la temporalité de l’enchaînement des faits qui, entre les années 2012 et 2014, a profondément recomposé le théâtre syro-irakien. C’est un an après le début du soulèvement de mars 2011 que la situation en Syrie vire au drame. Le calvaire que vit la population des zones contrôlées par l’opposition exacerbe peu à peu chez elle le sentiment de trahison de ses sponsors occidentaux et initie une irrésistible dynamique de désenchantement et de radicalisation. Au cours de l’année 2012, le centre de gravité de la rébellion se déplace ainsi en direction de Jabhat Al-Nosra qui commence à faire figure de meilleur rempart contre les violences d’un régime que l’Iran, la Russie et le Hezbollah ne cessent de renforcer. Et lorsqu’en décembre 2012, les États-Unis la classent sur la liste des organisations terroristes, cette décision est largement dénoncée par les forces de l’opposition, y compris dans sa composante laïque.
Sur le terrain en effet, la réputation de Jabhat Al-Nosra, dont la stratégie et les méthodes la rendent hostile à l’incorporation massive de combattants étrangers, est alors relativement bonne dans les rangs de l’Armée syrienne libre (ASL) et dans une large frange de l’opinion arabe. Relayant cette perception, Laurent Fabius, alors ministre des affaires étrangères, déclare fin 2012 que l’organisation fait du « bon boulot ». Afin de sortir de son isolement et mieux se fondre dans la résistance nationale, Al-Nosra va alors, comme le démontre le chercheur Thomas Pierret2, amorcer une phase de réorientation doctrinale, en renonçant progressivement à sa rhétorique d’exclusivisme religieux. À l’appui de son aggiornamento, le groupe annonce de surcroît ne pas vouloir frapper l’Occident et s’allie avec d’autres factions modérées dans la gestion de certaines portions de territoires libérés. Toujours courant 2012, cette dynamique de convergence émerge comme l’une des plus à même à faire tomber le régime et c’est autour de cette coalition en gestation que se forme une alliance militaire du nom de Front islamique de Syrie (FIS).
Dominé par la puissante faction islamo-nationaliste Ahrar Al-Cham, ce nouveau groupe ne s’interdit pas des collaborations tactiques sur le terrain avec le groupe d’Abou Mohamed Al-Joulani, fondateur de JAN. Dans un moment où les opinions du monde arabe sont traumatisées par les massacres à grande échelle perpétrés par le régime (à l’instar de celui de la Ghouta causant plus de 1 000 morts à l’été 2013), les réseaux de soutien à l’opposition syrienne redoublent d’activisme dans les pays du Golfe. C’est à ce moment qu’Abderrahmane Al-Nouaymi fait parvenir d’importantes sommes à un certain Abou Khalid Al-Souri. Chef d’Ahrar Al-Cham dans la région d’Alep et vétéran d’Afghanistan, Al-Souri est de ceux qui prônent la coordination de tous les groupes armés, en se refusant à exclure JAN. C’est dans ces transactions que le Trésor américain croit pouvoir déceler la preuve de l’implication d’agents qataris dans le financement de Jabhat Al-Nosra et donc « du terrorisme ». Pourtant en ce début d’année 2013, non seulement la filiation entre JAN et sa maison-mère Al-Qaida n’a pas encore été rendue publique mais en plus, l’accusation de « terrorisme » n’a pas de sens pour une large partie de l’opposition syrienne qui voit dans la sauvagerie des forces loyalistes la cause première de toutes les radicalisations.
Les sables mouvants de la notion de “terrorisme”
Obsédés par la chute du régime qu’ils pensent imminente, les pays du Golfe sont à ce moment (premier semestre 2013) déterminés à porter l’estocade finale. Alors qu’au Koweït, une campagne publique prône le financement de 12 000 combattants pour le front syrien, Doha livre aux groupes évoluant dans l’orbite du FIS une première cargaison de missiles sol-air de fabrication chinoise (de type FN6). Achetées au Soudan, ces armes d’un nouveau genre sont destinées à inverser le rapport de forces. Au sein des élites du Golfe, l’objectif est de faire tomber le régime avant que l’organisation de l’Etat islamique (OEI) ne vienne faire voler en éclat l’idéal révolutionnaire syrien. Mais la décision des Etats-Unis de faire cesser l’acheminement des missiles sol-air qui coïncide avec l’inexorable montée en puissance de l’organisation d’Abou Bakr Al-Baghdadi réaménage au cours du second semestre 2013 les priorités des acteurs. Pour Doha, l’arrêt de la fourniture des armes sophistiquées n’empêche pas de poursuivre le financement des groupes qui luttent désormais à la fois contre les soldats du régime et les forces de l’OEI, dont le sectarisme ultra-violent est condamné jusque dans les rangs d’Al-Nosra. Lorsqu’en février 2014, des groupes rebelles alliés à Ahrar Al-Cham et Al-Nosra lancent une offensive violente contre l’OEI, l’opération est naturellement bien vue à Doha. Ironie du sort, Al-Souri, symbole de la supposée connivence terroriste du Qatar aux yeux des services américains, est tué par un kamikaze de l’OEI contre lequel il mène alors le combat dans la région d’Alep. Son cas illustre on ne peut plus clairement à lui seul la divergence d’approches entre l’administration Obama et les émirats du Golfe ; alors que pour la première, Al-Souri est jugé infréquentable, l’urgence de « libérer » le peuple syrien pris en tenaille entre l’horreur du régime et la terreur de l’OEI pousse les seconds à soutenir indistinctement toutes les factions de la résistance. Pour eux, le fait de venir en aide à la branche inclusive d’Al-Nosra (représentée un temps par son « mufti » Abou Mariya Al-Qahtani avec qui Al-Jazira fait de réguliers entretiens) ne saurait être criminalisé étant donné sa centralité militaire au sein de l’opposition et le réaménagement doctrinal qui lui fait désormais circonscrire son engagement à l’intérieur des frontières de l’État syrien. Tout au plus, l’émirat, par la voix de son ex-Premier ministre Hamed Ben Jassem concédera-t-il dans une allocution télévisée (le 25 octobre 2017), que, citant notamment Al-Nosra, « un soutien a peut-être été apporté aux mauvaises factions ».
Les vieilles rivalités régionales
A partir de juin 2014, la montée en puissance de l’OEI en Syrie suite à son blitzkrieg irakien va modifier la donne sur le terrain. Alors qu’il s’était engagé dans un mouvement de rapprochement avec d’autres groupes plus modérés, le Front Al-Nosra prend le chemin d’une surenchère idéologique. Il entend ainsi concurrencer l’annonce par l’OEI de la restauration du califat. Cette radicalisation pousse la Turquie à le qualifier, fin 2014, d’organisation terroriste. S’ajoutant à la pression grandissante de Washington, ce climat de confusion va forcer le Qatar à restreindre la liste des groupes qu’il soutient. Concomitant de l’arrivée au pouvoir du nouvel émir Tamim Ben Hamad Al-Thani, ce tournant se manifeste par une surveillance accrue des acteurs qui opèrent en Syrie depuis son territoire. Signe de ce virage, Hajjaj Al-Ajami, familier de longs séjours à Doha, est invité à rentrer chez lui au début de l’été 2014. Au même moment, le gouvernement prend une série de mesures destinées à contrôler davantage les flux financiers transitant par ses établissements bancaires. Et tout en affirmant sa réserve à l’égard d’une possible normalisation avec Bachar Al-Assad limite sa diplomatie en Syrie au seul terrain humanitaire.
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1Réprouvant le tournant libéral des années 1990, il a passé trois ans en prison avant d’être libéré suite à des pressions internationales en 2001.
2Ahmad Abazeid et Thomas Pierret, « Les rebelles syriens d’Ahrar al-Sham : ressorts contextuels et organisationnels d’une déradicalisation en temps de guerre civile ? », Critique internationale (à paraître).