C’est avec stupeur que les habitants de Kirkouk ont vu les bataillons de peshmergas évacuer en toute hâte la métropole face à l’avancée des forces irakiennes. L’Union patriotique du Kurdistan (UPK) dont les forces militaires contrôlaient encore largement la région s’était préalablement résignée à signer un accord avec le gouvernement fédéral du premier ministre irakien Haider Al-Abadi. Elle avait accepté de se replier en dehors des territoires contestés que la Constitution plaçait sous l’autorité de Bagdad jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé par des négociations entre les parties. Une frange de ce parti a donc préféré éviter l’affrontement que promettait le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) à quiconque viendrait contester le droit inaliénable des Kurdes à un État, droit renforcé quelques semaines plus tôt par le référendum imposé par Massoud Barzani.
Divisions entre PDK et UPK
Comme souvent, l’explication de ce revirement est à chercher à plusieurs niveaux. Sur le plan interne, le décès le 3 octobre 2017 de « Mam » Jalal Talabani, le chef historique de l’UPK depuis sa fondation en 1975, laissait entrevoir une crise de succession qui avait commencé bien avant sa disparition. Le parti est depuis longtemps tiraillé entre une branche proche de l’Iran et favorable à un ajournement du processus d’indépendance — auquel s’oppose Téhéran —, et une tendance à s’aligner sur le leadership du PDK. Une autre fracture interne intervient au niveau du « style » de fonctionnement du parti : une frange prône un modèle démocratique et transparent tandis que le cercle familial des Talabani (sa femme, ses fils et neveux) veut instaurer un système dynastique à l’image du PDK noyauté par la famille Barzani.
À l’échelle du gouvernement régional du Kurdistan (GRK), la territorialisation des acteurs que sont le PDK et l’UPK — chacun contrôlant une partie du territoire du Kurdistan irakien avec sa propre milice — empêchait Barzani de contrecarrer les projets de collaboration de l’UPK avec Bagdad, car celui-ci avait Kirkouk sous son autorité. Surpris, le leadership du PDK n’a eu de cesse de pointer du doigt les intrigues de son rival qui venait ruiner les espoirs de contrer les troupes irakiennes.
Au niveau national, l’UPK se trouvait dans une position très inconfortable. Bénéficiant de relations anciennes avec Bagdad (le président irakien Fouad Massoum est issu de ce parti), il se savait grand perdant de la confrontation avec une armée irakienne bien plus puissante sur le terrain contesté de Kirkouk et de ses riches champs de pétrole. Entachée de corruption, la redistribution par le GRK des dividendes du pétrole n’avait pas permis à l’UPK de se refaire la main. Ce sont surtout des groupes d’industriels privés gravitant autour du gouvernement régional qui se sont enrichis au détriment du bien public, ce qui explique le manque d’entrain de l’UPK à se sacrifier pour un gisement dont elle ne profite pas.
Plus encore, un éventuel État kurde aurait été incarné par Barzani et le PDK, parti triomphant de l’indépendance acquise, et l’UPK n’aurait pas eu la place qu’il désire dans ce nouvel ordre désormais obsolète, selon un député du mouvement Gorran, principal parti d’opposition qui présidait notamment le Parlement kurde jusqu’à sa dissolution par Massoud Barzani en octobre 2015. Financièrement exsangue tout comme le PDK, l’UPK a bien plus à gagner en réactivant la manne fédérale que prévoient les accords signés avec Bagdadrévélés par la suite.
Enfin, sur le plan régional, le « non » univoque des puissances étrangères, l’Iran — allié traditionnel de l’UPK — en tête a achevé de décider une majorité des dirigeants du parti à faire machine arrière sur la question de l’indépendance. Si le risque de voir les deux partis rivaux entrer dans un bras de fer sanglant comme durant la guerre fratricide intrakurde de 1994-1997 semble exagéré, un renforcement de la division territoriale de ces deux acteurs n’est pas impossible, au risque de poser de sérieux problèmes de gestion administrative.
Des institutions en lambeaux
Depuis, une pluie d’accusations de trahison sature les ondes médiatiques kurdes, chacun rejetant la responsabilité de cette catastrophe sur l’autre. Le PDK s’est pourtant lui aussi empressé de fuir l’avancée des combattants irakiens, notamment dans la région de Shingal et dans une partie de la plaine de Ninive. Cela laisse entrevoir qu’il s’est également résigné à se soumettre à l’ultimatum de Bagdad, mais entend sauver la face en faisant mine de guerroyer autour d’Altun Kupri, sur la route entre Kirkouk et Erbil. « Ils pilonnent les positions des forces irakiennes mais refluent dès que celles-ci avancent, puis recommencent. Ils n’iront jamais au combat rapproché », avance Awat Ali, directeur de la chaine de télévision NRT.
En perte de vitesse, Massoud Barzani multiplie les manœuvres pour tenter de redorer son blason, orchestrant des campagnes qui jouent sur la fibre nationaliste kurde au sein des médias tenus par ses proches. Parallèlement, la commission électorale du Kurdistan irakien a reporté l’élection présidentielle prévue le mois prochain, ce qui laisse subodorer que le PDK entend garder la mainmise sur les institutions désormais en lambeaux du gouvernement régional. Celui-ci, endetté jusqu’au cou, enclavé, entouré de voisins qui ne voient pas leur intérêt dans l’avènement d’un État kurde à leur frontière, se retrouve dans une impasse sans précédent depuis 1991. Seule consolation, alors que l’exploitation des champs pétrolifères de la région de Kirkouk lui échappe, il va toutefois pouvoir bénéficier d’une part non négligeable du budget fédéral que Bagdad a promis de redistribuer. Difficile de dire si cela permettra de rétablir les salaires de tous les fonctionnaires, de faire et de rénover les infrastructures de la région délaissées depuis la crise financière due à la chute du cours du pétrole en 2014.
Les différents partis du gouvernement régional du Kurdistan irakien sont divisés quant à la route à suivre. Si la majorité se range traditionnellement derrière le PDK, il n’est pas sûr que cette tendance perdure. Profondément écornée, l’image du leader fédérateur et incontournable a pris un sérieux coup. Le fonctionnement clientéliste, voire coercitif, du PDK ne passe plus. L’exaspération d’une part importante de la population kurde est perceptible. Dans les zones contestées, les minorités ont été particulièrement visées par les exactions du PDK qui entendait incorporer de gré ou de force ces territoires au futur État kurde pour en exploiter les ressources ou pour en faire une zone-tampon face au reste de l’Irak arabe, notamment Mossoul, tout en élargissant la superficie du territoire sur la plaine fertile de Ninive et ses quelques nappes de pétrole. Des rapports mentionnant des violations des droits humains1 par le gouvernement régional font surface. Parallèlement, de nombreux cas de fraudes au vote durant le référendum d’indépendance ont été dévoilées, principalement dans ces zones (où Barzani savait qu’il fallait un score écrasant pour justifier sa mainmise), mais pas seulement2.
Présentée comme un affront à la volonté générale kurde, l’invasion par l’armée irakienne des territoires contestés n’est pas pour déplaire à certaines minorités. Dans la région du Sinjar, c’est la branche yézidie3 des unités de mobilisation populaires (UMP) qui a avancé sur les territoires désertés par les peshmergas. Cette unité de combat regroupait des habitants de la région de Sinjar exaspérés par les pratiques autoritaires du GRK et qui ne souhaitaient pour rien au monde intégrer un État kurde dans lequel ils ne se sont jamais sentis représentés.
Au même moment, plusieurs groupes yézidis dont les unités de résistance du Sinjar (branche locale du Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK composée de yézidis) se sont soumises aux forces irakiennes. Parallèlement, l’Unité de protection de la plaine de Ninive (UPN) composée d’Assyriens a marché aux côtés des UMP pour réinsérer ses territoires au sein du giron irakien, espérant bénéficier d’une gestion locale décentralisée moins étouffante et plus adaptée à leurs particularismes.
Réaffirmation de l’autorité centrale, fragilisation du GRK
Si la présence de contingents iraniens dans la campagne militaire contre les peshmergas ne fait pas de doute, elle ne remet pas en cause la liberté d’action de Bagdad qui s’inscrit dans la continuité de la politique d’Haïdar Al-Abadi de réaffirmation de l’autorité centrale sur le territoire irakien. Grand vainqueur de cette discorde, Al-Abadi a multiplié ses chances de se voir réélu en mai 2018 face à son rival Nouri Al-Maliki qui espérait fustiger le manque de poigne de son rival au sein du parti Daawa4. Dans l’espoir de rassurer, notamment à Kirkouk, Bagdad a fait évacuer les contingents chiites de l’UMP, hantise de la population kurde tant leur réputation laisse à désirer.
Suivant la voie inverse, le GRK s’enfonce dans la crise. Le mouvement Gorran, deuxième force politique en termes de sièges au Parlement, a appelé à la démission du gouvernement actuel qui administre sans mandat le GRK depuis plus de deux ans. Le parti souhaite la mise en place d’un gouvernement d’intérim jusqu’à ce qu’une nouvelle commission électorale voie le jour. Cet appel est resté sans réponse. Sans mesures exceptionnelles dans un contexte aussi instable, le report des élections présidentielle et parlementaires menace pourtant de faire entrer le gouvernement régional dans un vide juridique de plus, ce qui ne semble pas inquiéter le leadership kurde au pouvoir. Cependant, la raison du silence pesant de la communauté internationale n’est pas à rechercher dans un éternel complot contre les Kurdes, mais bien dans une exaspération des alliés traditionnels du GRK face à l’unilatéralisme de Massoud Barzani. Les Américains, particulièrement remontés contre ce dernier, n’ont pas apprécié de voir leur offre de médiation dans les négociations avec Bagdad rejetée par le PDK à deux jours du référendum.
Renvoyé aux calendes grecques, le rêve d’indépendance qu’aura fait miroiter quelques semaines Barzani à la population kurde d’Irak restera dans les annales comme un exemple de mauvais calcul politique. Mis en échec, le GRK n’a plus d’autre option que de se plier aux conditions de Bagdad sans contrepartie. Les institutions internes, profondément ébranlées, ne se relèveront pas avant longtemps, si tant est qu’il y ait une réelle volonté de la part de la classe politique de réformer un gouvernement désormais fracturé et décrédibilisé. Sans marge de manœuvre, le leadership kurde devra également se soumettre à la volonté des alliés de circonstance qu’il parviendra à se faire dans le futur. Si la politique de la main tendue par le premier ministre Haïdar Al-Abadi semble sincère, elle mènera à de nouvelles négociations et à une détente, mais bien loin de l’indépendance totale du Kurdistan irakien telle que la rêvait Massoud Barzani.
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1Reine Hanna and Matthew Barber, Erasing Assyrians : How the KRG Abuses Human Rights, Undermines Democracy, and Conquers Minority Homelands, Assyrian Confederation of Europe, 25 septembre 2017.
2Un juriste kurde faisant partie d’un comité d’observation à Erbil durant le vote du référendum au Kurdistan nous a confié : « À 16 h 30, après que 130 personnes ont voté dont une trentaine de “non”, dans notre bureau à Erbil, nous avons reçu un ordre des Asaïchs (sécurité intérieure), du bureau local de l’UPK et de la commission indépendante pour le référendum (trois ordres simultanés) de rajouter 300 bulletins dans l’urne ».
3Les yézidis, minorité kurde d’Irak, pratiquent une religion syncrétique inspirée du mazdéisme iranien. Considérés comme « adorateurs du diable » par l’organisation de l’État islamique, ils ont subi un génocide. Bien que Kurdes, ils n’adhèrent pas tous au projet d’indépendance du Kurdistan.
4Entretien avec Ali Awat, directeur de la chaine de télévision NRT.