Économie

Le secteur énergétique marocain toujours dépendant du privé

Le Maroc dépend encore très largement de l’importation d’énergies fossiles et d’un secteur privé qui contrôle 84 % de la production d’électricité et la quasi-totalité de la distribution d’énergie. La population est condamnée à subir les conséquences de choix politiques et économiques décidés par une élite, qui tient lieu de partenaire des multinationales et des banques internationales.

Un ouvrier devant les miroirs solaires de la centrale (CSP) Noor 1, à quelque 20 km de Ouarzazate
Fadel Senna/AFP

L’indépendance du Maroc en 1956 n’a pas été accompagnée d’une indépendance énergétique. Le pays a toujours été dépendant de l’importation des énergies fossiles, qui représentent encore 90 % de l’approvisionnement total en énergie primaire, et 80 % de l’approvisionnement en électricité ; ou encore vis-à-vis du secteur privé, qui contrôle aujourd’hui la majorité de la production d’électricité (84 %) et la quasi-totalité de la distribution de l’énergie.

L’ambitieux plan relatif aux énergies renouvelables lancé par l’État marocain depuis 2009 et visant à couvrir 52 % de la capacité électrique installée d’ici 2030 aurait déjà permis de réduire sensiblement la dépendance aux combustibles fossiles très largement importés. Or, les politiques libérales adoptées par le gouvernement pour tout le secteur de l’énergie, y compris les énergies renouvelables, et les partenariats public-privé qui les ont accompagnées n’ont cessé d’aggraver la dépendance à l’égard du secteur privé tout en accusant le poids de la dette.

Du contrôle colonial aux mesures néolibérales

Au début du XXe siècle, la principale motivation de la production d’électricité du colonisateur français était de faciliter l’extraction de matière première, principalement les phosphates, d’améliorer la productivité des mines et d’électrifier le réseau ferroviaire servant au transport des matières premières vers la métropole. Il s’agissait d’électrifier ce que le colonisateur français appelait le « Maroc utile ».

Des concessions ont ainsi été accordées pour la production d’électricité et sa distribution. En 1914, la Société marocaine de distribution d’eau, de gaz et d’électricité (SMD) a été créée par la Lyonnaise des eaux et de l’éclairage. Elle fut remplacée le 30 janvier 1924 par la société Énergie électrique du Maroc (EEM), fondée le 30 janvier 1924 par la Compagnie générale du Maroc, elle-même crée en février 1912 par un consortium de banques françaises dirigé par la Banque de Paris et des Pays-Bas.

Il a fallu attendre 1963, avec la création de l’Office national de l’électricité (ONE), établissement public chargé du « service public, de la production, du transport et de la distribution de l’énergie électrique » pour que le secteur soit contrôlé par l’État marocain.

Privatisation et « modernisation »

Bien que n’en disposant pas, le Maroc a choisi, durant les années 1960-1970, de considérer le pétrole comme une ressource énergétique primaire de base, qui représentait plus de 80 % de son mix énergétique en 1980. À partir du milieu des années 1980 et à la suite du choc pétrolier de 1973, l’ONE a décidé d’augmenter la part du charbon dans le mix énergétique du pays.

Plus tard, au milieu des années 1990 et malgré un bilan positif de l’ONE en matière d’extension du réseau électrique au monde rural et une bonne qualité du service public mesurée en partie par l’absence de coupures dans les grandes villes, le gouvernement décide d’adopter le dogme néolibéral. Sous l’impulsion des institutions financières internationales (IFI), il met en place un processus de démantèlement qui se traduit par une privatisation et une libéralisation des secteurs de distribution et de production de l’énergie électrique au profit de grandes multinationales.

Dans le cadre de l’adoption du programme d’ajustement structurel imposé par les IFI par suite de la crise de la dette des années 19801, le Maroc s’est lancé dans un processus de privatisation de ses entreprises publiques les plus rentables et de libéralisation des secteurs stratégiques. Le secteur de l’énergie a été parmi les premiers concernés, avec la privatisation de l’activité de raffinage du pétrole et l’introduction de la production privée dans l’activité pétrolière. La Société anonyme marocaine de l’industrie du raffinage (Samir) fut privatisée en 1997 au profit du groupe suédo-saoudien Corral Petroleum Holding, appartenant majoritairement au milliardaire saoudien Mohamed Al-Amoudi.

La même année, les services de distribution d’eau potable et d’électricité, la collecte des eaux pluviales et usées et l’éclairage public de la région du Grand Casablanca (4,2 millions d’habitants) se voyaient attribués à un exploitant unique : la Lyonnaise des eaux Casablanca (Lydec), filiale de la compagnie française Lyonnaise des eaux (aujourd’hui Suez Environnement).

Tout un arsenal législatif et un discours de propagande ont appuyé cette première vague de privatisations, présentant cette entreprise comme indispensable à la « modernisation » de l’économie marocaine. Pourtant, l’impact de ces opérations de privatisation sur les plans économique, social et écologique s’est avéré catastrophique.

La plus grosse faillite de l’histoire

Deux exemples l’illustrent bien : ceux de la Samir et de Lydec. La privatisation pour la première s’est soldée par la plus grosse faillite de l’histoire du Maroc, avec 4 milliards d’euros de dettes envers l’État et plus de 800 travailleur∙euse∙s — et leurs familles — laissé∙e∙s sans ressources. Pour la Lydec, différents rapports, y compris officiels — dont le rapport de la Cour des comptes de 2014 —, ont révélé de nombreux abus relatifs aux droits fondamentaux commis par le concessionnaire avec la complicité ou le silence des autorités et élus locaux, notamment par la privation du droit au branchement social et une augmentation des montants des factures d’eau et d’électricité contraire aux dispositions du contrat de concession. Sur le plan économique et financier, la Lydec n’a pas honoré le programme d’investissement convenu dans le contrat et entrepris un transfert d’argent en devises sous forme de dividendes : 160 millions d’euros aux actionnaires ainsi que des bénéfices déguisés sous forme de dépenses pour la maison-mère pour « assistance technique », qui s’élèvent à 100 millions d’euros pour la première décennie2.

Malgré un ambitieux programme et des milliards de dirhams d’investissement mobilisés pour le développement des énergies renouvelables, notamment solaires, avec une des plus grandes centrales solaires thermodynamiques à concentration (Concentrated Solar Power, CSP) au monde, le mix énergétique du Maroc en 2021 est toujours dominé par les hydrocarbures à hauteur de 52 %, principalement destinés au transport, tandis que le charbon continue à dominer la production d’électricité à hauteur de 33 %.

Le secteur des transports reste le plus grand consommateur d’énergie au Maroc, avec 38 % de la consommation totale du pays. Presque entièrement dépendant des énergies fossiles, il est responsable d’environ 50 % de la facture énergétique nationale, soit plus de 4 milliards d’euros en 2018, et contribue à hauteur de 20 % au déficit de la balance commerciale.

En termes de production électrique, les énergies renouvelables ont fourni 19 % de la production nationale en 2019 avec 11 % d’éolien, 4 % d’hydraulique et 4 % de solaire. Le charbon reste la principale source d’énergie électrique (65 %) suivi par le gaz naturel (11 %).

Un partenariat public-privé qui tourne à l’escroquerie

Une analyse critique des principales réformes qui ont accompagné le développement des énergies renouvelables au Maroc incite à se demander si ce développement n’a pas servi avant tout de prétexte à une libéralisation et à une privatisation accrues du secteur énergétique.

En effet, la loi no. 13-09 relative aux énergies renouvelables promulguée le 11 février 2010 libéralisait le secteur des énergies renouvelables, autorisant à la fois la concurrence dans la production d’électricité renouvelable et son exportation via le réseau national par les entreprises privées3

La loi sur les partenariats public-privé (PPP) est entrée en vigueur en août 2015, alors que le modèle de « partenariat public-privé [avait déjà] été expérimenté depuis longtemps à travers des formes contractuelles comme les concessions en dehors de tout cadre normatif avant que des textes de loi ne consacrent cette orientation »4, permettant aux opérateurs privés de se positionner comme producteurs indépendants. L’électricité produite est alors vendue à l’État, qui s’engage à l’acheter au prix convenu pour une durée allant de 25 à 30 ans selon des contrats de type Power Purchase Agreement (PPA)5.

Ce modèle, et la loi de 2015 qui a suivi, sont calqués sur la loi française de 2004 sur les partenariats public-privé, reprenant notamment le concept de « paiements basés sur la disponibilité », selon lequel l’ONE, institution publique, est tenu de payer aux concessionnaires privés l’intégralité de la production qu’ils mettent à disposition, indépendamment des besoins réels. L’énergie produite par ces acteurs privés, qu’elle soit d’origine fossile ou renouvelable, passe donc en priorité, avant celle des centrales publiques, selon des informations obtenues directement de responsables de l’ONE lors de la visite de la centrale thermique de Mohammedia au printemps 2017. En cas de forte baisse de la demande d’électricité, l’ONE étant contrainte de consommer l’énergie produite par les concessionnaires privés, ses centrales sont mises à l’arrêt pour éviter un blackout, ce qui entraîne d’autres coûts considérables pour l’État, donc pour les contribuables.

Ce type de partenariat tourne ainsi à l’escroquerie, au profit des banques et des opérateurs privés. Non seulement ils sont à l’abri de tout risque de perte, quelle qu’en soit la nature (fluctuation du prix des matières premières, infrastructures, fourniture de services publics, risques climatiques, risques financiers, etc.), mais la rentabilité de leurs investissements est intégralement sécurisée, le paiement étant garanti même si l’énergie n’est pas nécessaire ou pas utilisée. C’est un modèle type dans lequel les profits sont privatisés et les pertes et risques supportés par les deniers publics.

Qui décide ?

Au Maroc, toutes les décisions stratégiques relatives au secteur de l’énergie échappent à toute forme de contrôle démocratique. La création de la Moroccan agency for renewable energy (Masen) en 2009 et la nomination par le roi de Mustapha Bakkoury à sa tête révèlent les méthodes autocratiques avec lesquelles ce secteur est géré. Mustapha Bakkoury occupait le poste de président du Parti de l’authenticité et de la modernité (PAM), fondé par Fouad Ali El-Himma, conseiller et ami du roi, lorsqu’il a été nommé directeur de l’agence Masen. En 2015, on décidait d’étendre les prérogatives de l’agence du solaire à tout le secteur renouvelable, marginalisant de facto l’ONE. Or, en mars 2021, on apprenait soudain que Mustapha Bakkoury avait été interdit de quitter le territoire, dans le cadre de « l’enquête [le] visant pour mauvaise gestion et malversations dans le cadre de ses fonctions à la tête de Masen selon des sources médiatiques proches du dossier »6, sans autre explication officielle au moment des faits.

Communautés locales, parlementaires, mais aussi ingénieur.e.s et technicien.ne.s des entreprises publiques dans le domaine de la production, de la gestion, du transport et de la maintenance des installations énergétiques ont été systématiquement marginalisé∙e∙s des discussions relatives aux projets menés par la Masen. Leur consultation aurait pourtant permis d’éviter des erreurs techniques importantes et d’améliorer le contrôle des « partenaires » privés, quant à eux entourés d’experts pour défendre leurs intérêts. « Depuis que les énergies renouvelables ont été érigées au rang de secteur stratégique, l’agence a récupéré toutes les prérogatives du développement durable […] Comme dans tout grand projet royal, c’est la loi du silence : tout le monde savait que les projets avaient pris du retard et coûtaient trop cher, mais personne n’osait demander des comptes »7.

Les hydrocarbures en situation d’oligopole

En 2018, des citoyen∙ne∙s ordinaires ont lancé une campagne de boycott innovante via les réseaux sociaux contre trois marques dont les propriétaires sont connus pour être des proches du Palais : Danone, Sidi Ali et surtout Afriquia, appartenant au puissant milliardaire Aziz Akhennouch, nommé chef du gouvernement par le roi en septembre 2021. À la suite de cette action de désobéissance civile, le Conseil de la concurrence a mené une étude approfondie en 2019 sur le secteur pétrolier et mis en évidence des « dysfonctionnements », à savoir des actes frauduleux. Au lieu de favoriser la concurrence — principal argument de ses défenseurs —, la libéralisation du secteur en 2014 a entraîné une situation d’oligopole à tous les niveaux : importation, stockage, vente à la distribution, vente à la consommation, « les cinq premiers opérateurs [accaparaient] 70 % du marché en 2017 parmi lesquels trois [en détenaient] 53,4 % »8. En tête, la société Afriquia, détenue par Aziz Akhenouch.

Cette situation d’oligopole s’est aggravée avec la fermeture de la Samir en 2015, alors qu’elle assurait 64 % de la demande en produits raffinés et une grande capacité de stockage (2 millions de mètres cubes). « La facture énergétique a ainsi fortement augmenté, le déficit de la balance commerciale s’est fortement aggravé et les petites et moyennes structures ont été fragilisées au profit des plus gros acteurs »9.

Si l’objectif d’atteindre 42 % de l’énergie électrique de source renouvelable en 2020 n’a pas été atteint selon les chiffres officiels du gouvernement (voir graphiques 1 et 2), celui d’augmenter la part des concessions privées dans la production électrique a, quant à lui, été dépassé. Fin 2021, le secteur privé contrôle 71,8 % de la production d’énergie électrique au Maroc.

1.- Répartition de la production électrique selon les sources d’énergie

La production concessionnelle privée, qu’elle soit d’origine fossile ou renouvelable, est érigée en postulat incontournable par l’élite gouvernante. Elle profite d’abord aux multinationales française (Engie), espagnole (Gamesa), saoudienne (Acwa), émiratie (Taqa) et allemande (Siemens), souvent en coopération avec des entreprises nationales détenues par la famille royale (Nareva) ou par des familles puissantes et proches du pouvoir telles que les familles Akhennouch et Benjelloun (Green of Africa).

2.- Répartition de la production électrique selon le type de producteur

À titre d’exemple, l’appel d’offres international pour le secteur de l’énergie solaire de mai 2021 relatif à la conception, au financement, à la construction, à l’exploitation et à la maintenance du projet Noor Midelt I, d’une capacité de 800 MW, a été attribué à un consortium mené par EDF Renouvelables (France) et composé de Masdar (Émirats arabes unis) et Green of Africa (Maroc)10. Rappelons que la compagnie Green of Africa est détenue par trois des familles les plus riches du Maroc : Benjelloun (groupe Financecom & BMCE(, Amhal (Groupe Omafu et Somepi), et Akhenouch (Groupe Akwa). Avant d’être nommé chef du gouvernement par le roi en septembre 2021, Aziz Akhenouch avait occupé le poste de ministre de l’agriculture et de la pêche pendant plus de 15 ans.

Dans le domaine de l’éolien, la société Nareva appartenant au groupe royal Almada (anciennement SNI & ONA) se taille la part du lion via sa filiale Énergie éolienne du Maroc (EEM). Elle détient aujourd’hui cinq parcs propres « Merchant Plant » en vertu de la loi no. 13-09, d’une capacité totale de plus de 500 MW et dont l’énergie électrique est directement vendue aux industriels. Elle détient également, en joint venture avec le géant français Engie, le parc de Tarfaya, l’un des plus grands d’Afrique, d’une capacité de 300 MW et dont l’énergie est vendue exclusivement à l’ONE avec un PPA de 20 ans.

En 2016, Nareva a été déclarée adjudicataire du gigantesque projet Eolien intégré 850 MW, composé des parcs éoliens Midelt (210 MW), Boujdour (300 MW), Jbel Lahdid (270 MW), et Tiskrad — à Tarfaya – (100 MW), un projet que Nareva a remporté en 2016 en s’associant avec le fabricant d’éoliennes Siemens Gamesa Renewables (Allemagne/Espagne).

Force est de rappeler également que le groupe Almada, qui se présente aujourd’hui comme un leader dans le domaine du développement durable, est responsable de la destruction et de la pollution de plusieurs écosystèmes. « Non seulement son entreprise sucrière Consumar a été impliquée dans des désastres de pollution, mais sa branche minière Managem, dans sa mine d’argent “Imider” dans le sud du Maroc, a provoqué la contamination d’aquifères et reste en conflit avec la population locale concernant les ressources en eau »11.

Les acteurs qui profitent des projets verts traînent généralement derrière eux une longue histoire de pollution et de destruction des écosystèmes. La réorientation d’une partie de leurs investissements vers le renouvelable n’est en réalité qu’une autre façon, souvent plus rentable, de générer des profits financiers et de déposséder des populations locales de leurs territoires.

La population paie l’addition

La population, à la fois en qualité de contribuable et d’ensemble de consommateurs et consommatrices, supporte les conséquences financières de ce système conçu pour être totalement inéquitable et profiter exclusivement à des investisseurs privés. Les contrats signés dans le cadre des concessions des années 1990 et du début des années 2000, notamment les PPA, obligeaient l’ONE à acheter l’énergie aux opérateurs privés selon la disponibilité et à des prix supérieurs aux prix de vente à la distribution et à la consommation, ainsi qu’à supporter le coût des fluctuations des prix des matières premières, notamment le charbon. Cela a plongé l’institution dans une crise financière structurelle sans précédent. Le gouvernement l’a renflouée, en signant avec elle un contrat-programme l’autorisant à augmenter les prix. Elle a ainsi, en 2014, augmenté les prix à la consommation de 20 %. Cette situation est appelée à se répéter puisque les récents projets renouvelables sont régis par les mêmes types de contrats et conclus pour une durée de 30 ans, perpétuant des investissements massifs de l’État, sans aucune garantie de baisse des prix de l’énergie électrique pour la population.

Le choix de la technologie CSP par Masen sans aucune concertation s’est avéré catastrophique, avec un prix de revient du KWh de 1,62 dirham (dh) — soit 0,15 euro — pour Noor 1 ; 1,38 dh pour Noor 2 (0,13 euro) ; 1,42 DH pour Noor 3 (0,14 euro), alors que le kWh est vendu par Masen à l’ONE à 0,85 dh (0,081 euro). Masen enregistre ainsi chaque année un déficit estimé par le CESE à 80 millions d’euros pour les centrales Noor I, II et III.

Les questions de la dette et du financement sont fondamentales. Tous les projets récents de production d’électricité, y compris les projets dits « verts », sont financés par des prêts de banques privées internationales, de banques multilatérales, du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale, de la Banque africaine de développement (BAD) et d’agences de développement française, allemande et japonaise.

Dans le secteur de l’énergie solaire, Masen a contracté des dettes garanties par l’État marocain pour, d’une part, développer les infrastructures (routes, infrastructures hydrauliques, clôtures, lignes et postes de transformation pour le transport de l’énergie) nécessaires au développement de projets, d’autre part, financer sa participation dans chacune des sociétés (Special Purpose Company (SPC), c’est-à-dire spécialement constituées pour tel ou tel projet (Noor Ouarzazate, Noor Midelt, etc.), comme l’illustre le schéma ci-après :

3.- Montage financier type des projets pilotés par Masen

Les prêteurs restent les principaux acteurs de ces projets et ont le dernier mot sur toutes les décisions stratégiques. Il est donc tout à fait logique que la ou les nationalités des prêteurs correspondent à celle(s) des entreprises impliquées dans le projet, que ce soit en tant qu’opérateurs (le français Engie, l’allemand Siemens, etc.) ou équipementiers (le français Alstom, le japonais Mitswi, etc.).

Le projet de la centrale thermique de Safi, avec une capacité de 1369 MW (25 % de la demande nationale) et un investissement total de 2,3 milliards d’euros, a été financé principalement par la Banque japonaise pour la coopération internationale, la Attijariwafa Bank (groupe royal Al-Mada) et BMCI, filiale au Maroc de la banque française BNP Paribas. La société qui a bénéficié d’une concession de trente ans pour le projet n’est autre que Safi Energy Company, une entreprise codétenue par Nareva (Groupe royal Al-Mada) (35 %), Engie (anciennement GDF Suez) (35 %) et la maison de commerce japonaise Mitsui (30 %).

Ces prêts viennent alourdir une dette publique qui avoisine, fin 2021, les 100 % du PIB et dont le service absorbe plus du tiers du budget de l’État et représente presque dix fois le budget national de la santé.

Pour une transition énergétique juste

Il est important de souligner l’échec patent du modèle énergétique libéral sur les plans économique et écologique, et plus particulièrement du point de vue de la justice énergétique et écologique. Les rapports officiels, dont celui du CESE, reconnaissent en partie cet échec, tout en continuant à prôner libéralisation, démantèlement et privatisation.

Or, il n’y aura pas de transition juste tant que le secteur de l’énergie restera sous contrôle des multinationales étrangères et d’une nomenklatura locale libres de piller l’État et de générer autant de profit qu’elles le souhaitent, dans un climat d’autoritarisme et de népotisme. Le système de la dette et les partenariats public-privé sont un obstacle majeur à toute souveraineté nationale, voire populaire, y compris la souveraineté énergétique.

Une transition énergétique juste et profitable à tous nécessite la souveraineté de la population locale à chaque étape du processus de production : conception, mise en œuvre, exploitation, stockage et distribution.

Le secteur énergétique doit être considéré comme un service public, cogéré par les travailleur∙euse∙s du secteur et les populations locales qui ont accepté de partager une partie de leurs territoires (terre, eaux, forêts,…) pour l’intérêt collectif. Dans ce cadre, les populations locales doivent en outre bénéficier de tarifs préférentiels, voire d’une gratuité des services électriques. Les formes bureaucratiques actuelles doivent laisser place à des formes de gouvernance locale et décentralisée.

Privilégier les solutions et projets décentralisés signifie également rapprocher au maximum les lieux de production d’énergie des utilisateur∙rice∙s, afin d’éviter les pertes par effet Joule12 et limiter les coûts liés au transport d’énergie électrique. Cela implique aussi de concevoir des projets à plus petite échelle et dont les fonds puissent être mobilisés localement ou avec l’aide de l’État.

Des formes d’intégration régionale devraient voir le jour, basées sur le principe de solidarité et d’intérêt commun, beaucoup plus adapté à la nature physique du courant électrique et où l’indispensable équilibre entre production et consommation fait que le détenteur d’excédent d’énergie a autant intérêt à le céder que celui qui en a besoin, afin d’éviter un arrêt général de la fourniture d’électricité.

Face à ce que l’on peut qualifier de tyrannie néolibérale et au déséquilibre des rapports de force au profit des classes dominantes, diverses formes de mécontentement et de protestation des populations locales se font entendre et tentent de construire des alternatives contre la gestion et l’enrichissement privés et contre cette forme de néocolonialisme dont les privatisations sont l’instrument et le symbole. Il est fondamental d’être à l’écoute de ces initiatives, de les soutenir et de lier la question de la transition énergétique aux problématiques socio-économiques si l’on souhaite réellement construire une société plus juste et plus démocratique.

1Après la chute spectaculaire des ressources de l’État due à l’effondrement des prix des phosphates à la fin des années 1970, au coût de la guerre du Sahara, à une sécheresse longue et généralisée, à la montée des coûts de l’énergie et à la limitation de l’émigration marocaine en Europe, l’État marocain s’est trouvé dans l’incapacité de rembourser sa dette et a demandé le rééchelonnement de celle-ci. Les IFI, dont le FMI et la Banque mondiale, ont alors exigé la mise en place d’un plan d’ajustement structurel en 1983. Pour plus de détails, voir Najib Akesbi, « Programmes d’‟ajustement structurel” du FMI » in : Africa Development/Afrique et Développement, vol. 10, no. 1/2 (1985), p. 101–21.

3Quel positionnement régional pour le Maroc en matière de compétitivité énergétique ?,, Ministère de l’économie et des finances, Direction des études et des prévisions financières, 2014.

4Zineb Sitri, « Partenariats public-privé au Maroc : soubassement juridique d’un mode de gouvernance alternatif », in Les Études et Essais du Centre Jacques Berque, no. 26, février 2015.

5Il s’agit de contrats de vente d’énergie conclus entre le producteur d’électricité et le distributeur d’énergie de l’État. Dans le cas du Maroc, c’est l’ONE qui s’engage à lui acheter son énergie sur une période définie. Ce type de contrat est exigé par les producteurs privés et les bailleurs de fonds afin de sécuriser leurs revenus pendant toute la durée du contrat et se prémunir des risques de fluctuation des prix ou/et de baisse de la demande en énergie.

6Estelle Maussion, « Maroc : que cache la disgrâce de Mustapha Bakkoury ? », Jeune Afrique, 02 avril 2021.

7Khalia Kadiri, « Au Maroc, les ratés de la stratégie solaire », Le Monde, 6 mai 2021.

8Avis du Conseil économique, social et environnemental (CESE), « Accélérer la transition énergétique pour installer le Maroc dans la croissance verte », 2020.

9Ibid.

12L’effet Joule constitue la perte d’énergie dans le transport de l’électricité d’un point A à un point B. Cette perte augmente à mesure qu’augmente la distance entre les deux points.

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