Parmi les cités mythiques, Thèbes l’Égyptienne figure en bonne place, aux côtés de Babylone, Alexandrie ou Persépolis. À l’époque pharaonique, elle se nommait Ouaset, « le sceptre » ou « la puissante », manière explicite de faire savoir qu’elle fut le centre du pouvoir à l’apogée de cette civilisation. Quant à son nom actuel, Louxor, c’est un legs des Romains qui, comme on le sait, avaient la manie de construire des camps dans les provinces conquises, castra (« les camps ») donnant ici al-qoussour, « les palais » dans la transposition en arabe. Site d’une richesse exceptionnelle, Louxor est depuis longtemps l’un des points forts du « voyage en Égypte », mais il a connu ces dernières années une profonde transformation afin d’accueillir un tourisme de masse. Cette mutation s’accompagne de la marchandisation de son patrimoine archéologique et culturel.
Quand le tourisme devient industriel
Pour faire face à une situation économique de plus en plus préoccupante, les autorités égyptiennes ambitionnent de porter à 30 millions le nombre de touristes en 2028 (contre 11,6 actuellement), grâce au secteur privé et aux investissements étrangers1. À Louxor, elles ont réalisé des aménagements ambitieux dans le cadre du projet « Louxor 2030 ». De vastes parkings ont défiguré les abords des sites, avec leurs alignements de cars affrétés par des hôtels et des agences de voyage ; les routes ont été élargies, équipées de lampadaires et bien sûr de caméras de surveillance (qui ne fonctionnent pas) ; les échoppes de souvenirs, bien alignées, doivent « régler patente » à des sociétés commerciales gérées par l’armée, qui a renforcé son emprise sur les sites archéologiques et profite de leur exploitation.
La configuration et l’esprit des lieux s’en sont trouvés métamorphosés. La plupart des visiteurs traversent désormais le Nil par la route en empruntant des ponts qui ont réduit principalement aux locaux l’usage des anciens bacs. Avec le recul actuel du Covid-19, les bateaux de croisière ont fait leur réapparition et se sont multipliés de manière exponentielle. Certains sont pourtant vétustes et n’offrent pas les garanties de sécurité et de salubrité requises. Sur la rive ouest, des nuées de montgolfières s’envolent au petit matin au-dessus de la montagne thébaine malgré la récurrence des accidents. Dans un paysage minéral et artificialisé circulent des norias de cars, avec leurs arrêts programmés à l’avance et chronométrés. Le touriste étranger doit dépenser le maximum d’argent en un minimum de temps.
Le calme champêtre des bords du Nil et les petites maisons colorées qui égayaient l’abord des nécropoles ne sont plus qu’un vague souvenir. Les habitants du village de Gournah, suspectés de continuer les activités de pillage qui avaient fait la renommée sulfureuse de certains de leurs ancêtres, et accusés d’importuner les touristes, ont été expulsés et relogés dans des villes nouvelles situées en périphérie2. Comme l’ensemble de la population locale, ils se sont retrouvés livrés à eux-mêmes, sur fond de crise économique et d’inflation galopante. Les cas de malnutrition et d’anémie se multiplient, le nombre d’enfants déscolarisés augmente et le mot « stress » a fait son apparition dans le vocabulaire. Dans ce contexte de profond désarroi, les Frères musulmans ont fait leur réapparition, reprenant en main les dispensaires et prenant en charge les frais de scolarité. Ils pallient non seulement le désengagement de l’État, mais la mise au pas des ONG qui ne peuvent quasiment plus opérer depuis 2019. Les autorités, qui les accusent de tous les maux et les ont violemment réprimées depuis 2013, font mine de ne pas voir.
Le second axe de la « mise en valeur » du site de Louxor porte sur la scénarisation des ruines, comme si celles-ci ne se suffisaient pas à elles-mêmes. On est loin du « son et lumière » de papa. Pour inaugurer le gros travail réalisé afin de restaurer l’allée processionnelle de près de 3 km qui reliait Karnak à Louxor, avec ses 1 200 sphinx à tête de bélier (l’animal sacré d’Amon), une grande procession a été organisée en 2021. Sur le mode de la parade des momies, autre événement à grand spectacle ayant mobilisé au Caire d’énormes moyens en avril de la même année, il s’agissait de reproduire, avec force figurants, la célèbre fête d’Opet lors de laquelle le dieu Amon allait visiter le temple de Louxor à bord de sa barque sacrée.
Les sites prestigieux peuvent aussi être privatisés. En octobre 2022, la maison Stefano Ricci a fêté son cinquantième anniversaire en faisant défiler ses mannequins sur les rampes du temple de la reine Hatchepsout à Deir Al-Bahari, en présence de 350 invités venus du monde entier en jets privés — soit un mois avant la Conférence internationale sur les changements climatiques (dite « COP 27 »), qui s’est déroulée à Charm El-Cheikh —, mais tant pis pour le bilan carbone… Le tourisme de luxe fait partie des grands axes de la politique du Caire qui cherche à attirer des visiteurs plus dépensiers. Zahi Hawas, l’homme au chapeau à la Indiana Jones et très médiatique ministre bis des antiquités, n’en a pas fait mystère : la privatisation du patrimoine est une bonne chose pour l’Égypte. Et le choix de Deir Al-Bahari n’était pas neutre : comme il l’a rappelé, il s’agissait de montrer que le pays était redevenu sûr et d’effacer sur les lieux mêmes du drame, le souvenir d’un terrible attentat perpétré en 19973. Pour 20 000 euros, on peut festoyer dans les ruines du temple de Ramsès III, à Medinet Habou, lors de soirées où l’on peut trouver alcool et cocaïne à gogo. Un voile pudique recouvre ces débordements, alors même que sont fustigées les mœurs corrompues des Occidentaux, accusés de pervertir les sociétés musulmanes avec leur « promotion » de l’homosexualité et une libération des femmes tout à fait inappropriée. Mais la théorie du complot s’incline devant le roi dollar.
Parmi toutes ces incohérences, on évoquera encore le triste sort du village de Gournah, conçu par l’architecte Hassan Fathi. Construits à la fin des années 1940 en lisière des champs agricoles de la rive gauche, sur la base de l’architecture traditionnelle en terre crue, les très purs édifices qui le composaient à l’origine sont depuis de longues années laissés à l’abandon. Les dernières fissures de la mosquée ont été réparées avec du béton. Les autorités égyptiennes ne manqueront pourtant pas une occasion de présenter le fameux auteur de Construire avec le peuple comme une gloire nationale4.
Aller vite avec de gros moyens
Pour faciliter les mises en scène, les circuits touristiques, et les soirées privées, certains éléments architecturaux sont déplacés sans prendre en compte les données scientifiques ou les impératifs de conservation. Il faut faire du spectaculaire et du pratique, et le faire vite. On coulera donc sans état d’âme du béton sur le sol d’un monument antique afin de favoriser la circulation des visiteurs, notamment des fêtardes perchées sur de hauts talons. Les fondations à gros moyens prennent de plus en plus le pas sur les anciennes missions archéologiques qui ne peuvent plus satisfaire aux exigences du Conseil suprême des antiquités égyptien. Pour délivrer un permis de fouille, renouvelable chaque année, celui-ci exerce de véritables chantages : il faudra remonter telle structure jugée attractive, alors que le budget de la campagne n’a pas prévu la dépense nécessaire. De même qu’il faudra dorénavant payer les blocs qui serviront aux tailleurs de pierre en charge de la reconstruction. Ce n’est pas pour rien que le ministère dédié est à présent celui « du tourisme et de l’archéologie » et si l’égyptologue Khaled Al-Enani a dû céder son portefeuille à un ancien banquier en 2022.
Une éternelle histoire de grandeur et de décadence
Le nom de Louxor stricto sensu s’applique normalement à la ville sise sur la rive est du Nil, à 700 km au sud du Caire, mais il a été étendu par commodité à l’ensemble touristique rive est-rive ouest. Côté est se déploient la ville moderne et les sites majeurs de Karnak et Louxor ; à l’ouest, passées quelques bourgades agricoles en bordure du fleuve, débute la chaîne libyque. Ce lieu magique, que l’on appelle « la Montagne thébaine », abrite les nécropoles des rois, des reines et des hauts dignitaires du Nouvel Empire (1500-1000 av. J.-C.), à proximité des temples édifiés par plusieurs rois de cette même période.
Les premières mentions de Thèbes font état d’une bourgade sur la rive droite du Nil, où l’on voue un culte à un dieu secondaire du nom d’Amon, et plus encore au dieu de la guerre Montou. Dans un contexte de troubles politiques, les princes de Thèbes s’émancipent et parviennent à prendre la tête d’un pays réunifié, grâce notamment à une position géographique médiane sur le cours égyptien du Nil. L’expansion égyptienne vers l’Asie antérieure et la Nubie leur permet d’accumuler des richesses qui vont faire de la ville le plus grand entrepôt du monde et la transformer en un vaste chantier de constructions prestigieuses. On y célèbre Amon, à qui sont attribuées les victoires remportées sur les ennemis. Étroitement associé au pouvoir, à la tête d’un empire économique, le clergé finit par constituer une menace pour les souverains. C’est le souci de s’émanciper de cette tutelle, au moins autant que la dévotion qu’il vouait au disque solaire, qui a conduit Akhénaton, le « pharaon hérétique », à promouvoir le culte d’un dieu concurrent, Aton, et à établir une nouvelle capitale en Moyenne-Égypte. Une velléité d’émancipation vite réprimée et qui ne lui survécut pas.
À la fin de la période ramesside, l’autorité et le prestige du roi se dégradent et les tombes des souverains sont profanées ; les querelles de palais et les troubles sociaux se multiplient. Thèbes sera supplantée par des villes du delta, dont seront originaires les nouveaux souverains.
Un gigantesque musée à ciel ouvert
La ville de Thèbes s’élevait sur la rive droite et occupait toutes les terres situées entre les temples de Louxor et de Karnak, distants d’environ 3 km. Envahis par les sables, les monuments ont longtemps souffert non seulement des outrages du temps, mais aussi de démantèlements pour satisfaire aux besoins de nouvelles constructions, notamment de sucreries dans le cadre du projet de modernisation du pays voulu par le vice-roi d’Égypte, Mohamed Ali, au XIXe siècle. Pour éviter une disparition programmée, celui-ci fait passer en 1835 un décret protégeant les monuments antiques ; en 1858, il crée le Service des antiquités, confié au français Auguste Mariette qui entreprend le dégagement des temples.
Karnak est un complexe cultuel gigantesque. Sa composante la plus célèbre est la salle hypostyle avec sa forêt de 134 colonnes monumentales qui gardent encore des traces de polychromie : les fleurs de papyrus qui les coiffent sont ouvertes sur la travée centrale, éclairée par les rayons du soleil, fermées sur les côtés qui restent plongés dans la semi-pénombre. En 1977, James Bond alias Roger Moore a manqué y être écrasé par la chute d’un bloc de pierre poussé par un géant mal intentionné (L’espion qui m’aimait).
Le temple de Louxor, de dimension plus modeste, est surtout connu pour ses obélisques dépareillés, l’un des deux ornant la place de la Concorde, à Paris, depuis le 25 octobre 1836. Ce cadeau du vice-roi d’Égypte — de 25 m de haut et de 254 tonnes — avait coûté tellement d’efforts pour son transport, et de sueurs froides pour son érection, que la France finit par annoncer officiellement (en 2009 quand même…) qu’elle n’entendait plus récupérer le second obélisque. En échange, l’Égypte s’était vue gratifier d’une horloge, qui a depuis longtemps renoncé à donner l’heure, mais qui orne toujours la mosquée de Mohamed Ali à la Citadelle de Saladin.
Des découvertes qui bousculent les représentations
Le site de l’ancienne Thèbes est une véritable ruche dans laquelle s’activent, pendant les mois où la chaleur est supportable, de nombreuses missions étrangères en joint venture (coentreprise) avec des partenaires égyptiens. Les Français ont une implication historique à Karnak, où ils ont assuré depuis l’origine une grosse partie des explorations, des études et des travaux de réhabilitation, et où opère le Centre franco-égyptien d’étude des temples de Karnak (CFEETK). Les Américains y sont également présents, mais aussi, depuis peu, les Chinois qui font en archéologie, comme en bien d’autres domaines, leur entrée sur le terrain.
La rive gauche a connu au cours des dernières années des changements considérables. Déjà abondamment pourvue en sites remarquables, elle s’est enrichie de nouvelles trouvailles à la suite de fouilles récentes. Très endommagé par les anciennes crues du Nil, par les tremblements de terre et par le réemploi de ses pierres sur d’autres bâtiments, le temple d’Aménophis III était depuis bien longtemps réduit aux colosses de Memnon qui en marquaient l’entrée. Les arasements et vestiges qui ont été mis au jour donnent aujourd’hui une idée de sa taille impressionnante.
Au Ramesseum, les travaux de reconstitution ont fait apparaître des magasins, des ateliers, des cuisines, et même une de ces écoles appelées « Maisons de vie », où étaient formés les artistes et les scribes, avec des « cahiers d’exercices » sur tessons de poterie. Ces découvertes ont fait évoluer les représentations en montrant que la rive gauche n’était pas seulement dévolue au culte des morts, comme cela a été longtemps dit, mais abritait des centres économiques et des lieux d’affirmation du pouvoir temporel du pharaon. Trop longtemps réduits à leur fonction funéraire, les « temples de millions d’années » étaient avant tout des lieux de célébration du culte royal fonctionnant du vivant même du Pharaon, qui les honorait de ses visites et logeait dans les appartements aménagés spécialement pour lui.
L’activité intense qui devait animer les lieux apparaît aussi au village des artisans chargés de la construction et de la décoration des tombes royales, à Deir Al-Medineh. Outre une organisation du travail strictement planifiée et consignée, les sources épigraphiques ont révélé des détails sur la vie quotidienne et d’intéressants comptes rendus de procès. Comme celui d’un homme accusé de profiter de l’absence des maris, partis sur un chantier de plusieurs jours, pour abuser des épouses, ou celui d’un ouvrier innocenté après avoir été inculpé pour vol d’outils — un forfait d’autant plus grave que le métal était rare. Ironie de l’Histoire : les fouilles ont mis au jour les outils dérobés sous les ruines de sa maison… Un « very “cold case” ».
Pour aller plus loin
➞ Christian Leblanc, La mémoire de Thèbes. Fragments d’Égypte d’hier et d’aujourd’hui, L’Harmattan, Paris, 2015.
➞ Sandrine Gamblin, Tourisme international, État et sociétés locales en Égypte : Louxor, un haut lieu disputé, thèse d’État en science politique, Institut d’études politiques de Paris (IEP), 2007.
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1Selon les déclarations du ministre Ahmed Issa. Voir La Lettre économique d’Égypte de la direction générale du Trésor, no. 137, Le Caire, mars 2023.
2Les derniers temps de cette bourgade des collines ont été racontés sous forme de bande dessinée par Golo et Dibou, dans Chroniques de la nécropole, Futuropolis, Paris, 2011.
3Le 17 novembre 1997, des terroristes islamistes ont massacré sur le site archéologique 58 touristes étrangers et quatre Égyptiens
4Hassan Fathi a rendu compte de sa vision de l’architecture et de l’expérience vécue à Gournah dans cet ouvrage célèbre, traduit en plusieurs langues, et édité dans sa version française à Paris, en 1970 par les éditions Jérôme Martineau.