Être accueilli chaleureusement en Iran par des membres des sphères officielles pour s’entendre exposer leur vision de la crise syrienne est un exercice éclairant. Hormis peut-être le registre très mesuré employé à l’égard de la Turquie, avec laquelle de solides relations ont survécu à la tempête syrienne, il ne suscite toutefois aucune réelle surprise. Le discours de l’Iran officiel — religieux ou politique — sur l’origine de la crise « importée de l’Occident et de ses alliés » est d’une simplicité qui n’a d’égale que sa proximité avec celui de Damas. Très vite, dans un pays asphyxié jusqu’à ce jour par les sanctions, le ressentiment né de la longue ostracisation par l’Occident, envenimé par le flirt américain avec l’ennemi saoudien, prend place pour expliquer la priorité sécuritaire donnée par l’Iran sur ses ambitions libératrices et sa vocation de « défense des opprimés ». Il se confirme donc que cette « priorité accordée aux intérêts des nations sur ceux des régimes » revendiquée par Mostafa Zahrani, le directeur de l’Institute for Political and International Studies (IPIS) comme l’âme de la diplomatie iranienne n’a pas survécu aux exigences stratégiques régionales. Et que c’est pour cette raison que les précurseurs révolutionnaires de la lutte contre l’autoritarisme, héros de la « grande révolution islamique » de 1979, se sont associés sans état d’âme à la répression de leurs successeurs syriens en route vers une très comparable révolution.
Le plaidoyer de Hossein Amir Abdollahian, vice-ministre des affaires étrangères en charge du dossier syrien, donne le ton : « La révolte a commencé à Deraa et donc sur une frontière, n’est-ce pas là la preuve qu’elle a été importée de l’étranger ? (...) Des snipers, dès les premiers jours, ne tiraient-ils pas, depuis le sommet des minarets, sur des policiers ? (...) Des slogans confessionnels anti-chiites n’étaient ils pas scandés dans les toutes premières mobilisations ? (...) Une manifestation peut-elle être authentiquement populaire lorsqu’elle est conduite par un ambassadeur de France et son collègue des États-Unis ? »1.
Une chanson connue
Dans la description officielle de l’opposition, réduite à sa frange la plus confessionnelle pour une écrasante majorité des interlocuteurs — fonctionnaires du ministère des affaires étrangères, universitaires, chercheurs de l’IPIS ou membres d’écoles religieuses —, des pans entiers de la société syrienne extérieurs à tout djihadisme font désespérément défaut. Alors qu’en 2011 l’Iran avait d’abord décrit le printemps arabe comme un « éveil islamique », il refuse désormais de voir en Syrie l’équivalent de cet islam politique qui, en 1979, avait porté sa révolution. Les Frères musulmans y sont pour Téhéran bien plus radicaux que leurs homologues égyptiens, eux-mêmes discrédités, jusqu’à Mohamed Morsi, au nom de leur sectarisme supposé — même si on reconnaît qu’ils ont été les victimes d’un « koudeta », comme dit la langue persane.
Les interlocuteurs officiels iraniens acceptent très difficilement d’accorder un peu de respectabilité aux principaux acteurs de l’islamisme sunnite, à de très rares exceptions près, comme le Tunisien Rached Ghannouchi, reconnu comme représentant du courant « néo-mutazilite » (dit des « rationalistes de l’islam »)2, ou le Hamas palestinien, avec lequel les liens ont été maintenus malgré son engagement dans le camp de l’opposition syrienne. Leur image est presque tout entière identifiée au wahhabisme de l’ennemi saoudien absolu, l’alpha et l’oméga des problèmes de la région depuis deux siècles. Et ce wahhabisme est mis en scène avec une absence de contextualisation qui ressemble étonnamment au discours de nos élites médiatiques les moins exigeantes. Étrange impression d’entendre à Qom (la capitale religieuse) comme à Téhéran les héros de la Révolution islamique de 1979 emprunter, pour décrire « l’islam de l’Autre », les raccourcis dont l’Occident a systématiquement usé pour essentialiser et criminaliser leur propre trajectoire révolutionnaire.
La sécurité avant la démocratie
Les nuances et le réalisme réapparaissent en revanche dans les appréciations portées sur les performances démocratiques du président syrien, sur lesquelles personne n’entretient d’illusions. Même si certains se risquent encore à lui attribuer une exceptionnelle popularité, la majorité ne nie pas vraiment que Bachar Al-Assad soit un dictateur, et reconnaît sans ambages que Téhéran s’est vu imposer de sacrifier l’exigence démocratique et révolutionnaire syrienne sur l’autel de sa propre sécurité régionale.
Sans la sous-estimer, cette lecture passe par pertes et profits la profonde — et ô combien dangereuse — déception de ceux qui, du monde sunnite aux marges significatives des gauches occidentales, s’étaient approprié la « victoire divine » de 2006 du Hezbollah libanais, champion de l’Iran au Levant, face à Israël. Et qui constatent qu’après être fugitivement mais triomphalement sortis en 2006 du ghetto de leur appartenance chiite, Iran et Hezbollah, pour prix de leur soutien contre-révolutionnaire à Al-Assad, sont brutalement revenus s’y enfermer. Ce sont les Syriens et seulement eux qui doivent décider de leur sort par la voix des urnes, répète-t-on à Téhéran. Sans s’attarder sur la crédibilité, et donc sur la fonctionnalité de ces urnes si régulièrement remplies par leur seul bénéficiaire.
À l’école des doubles standards
La rhétorique iranienne officielle prend en revanche un appui, autrement plus solide celui-là, sur l’hypocrisie si facile à établir des Saoudiens ou des Occidentaux, pas plus crédibles les uns que les autres dans leur prétention à promouvoir la démocratie dans la région. Elle prend plus fortement encore appui sur l’interminable énumération des trahisons et autres agressions successives des Occidentaux. Dès le lendemain de la révolution de 1979, elles vont du soutien pernicieux à l’agression irakienne de 1980 jusqu’à l’acharnement hostile de la France dans les pourparlers nucléaires récents, en passant par le perpétuel aval donné aux plus arrogantes des exigences israéliennes. « Dans les pourparlers sur le nucléaire, c’est John Kerry qui nous défendait et Laurent Fabius qui, systématiquement, nous enfonçait ! » s’emporte un haut fonctionnaire du ministère des affaires étrangères. Lorsque l’heure passe à la confidence, l’aigreur est sans limites : « La diplomatie française ? Depuis trente ans elle nous ressort les mêmes exigences… ! Et elle, elle en change tout le temps ! On ne sait même plus à qui s’adresser ! ». Sur le terrain de la géométrie variable des Français envers les « droits humains », la Légion d’honneur accordée à Mohammed Ben Nayef, prince héritier et ministre de l’intérieur d’Arabie saoudite, pays qui « soutient Daesh » est la cerise sur le gâteau.
Sur ce terrain-là, le visiteur français n’a que peu d’arguments sérieux à puiser dans la longue histoire de la diplomatie régionale de la France. Et lorsqu’on lui demande comment se présente l’avenir des relations bilatérales, il lui est difficile de donner de l’espoir autrement qu’en trompe-l’œil : certes, Paris et Téhéran combattent désormais ensemble (en rivalisant parfois d’un même sectarisme) un ennemi djihadiste commun. Mais est-ce là vraiment le socle durable qui permettra de reconstruire des relations dont l’évident potentiel a été trop longtemps sacrifié sur l’autel de l’incapacité absolue de Paris à accepter la différence iranienne ?
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1Allusion aux visites faites (séparément) par les ambassadeurs des États-Unis et de France à Hama le jeudi 7 juillet 2011, sans l’autorisation des autorités, alors que la ville venait d’être le siège d’une importante manifestation réprimée dans le sang « pour manifester l’engagement de la France aux côtés des victimes, de la population civile », avait alors précisé le porte-parole du quai d’Orsay.
2Née en Irak au 8e siècle, la Mu’tazila dont Ghannouchi est considéré comme le continuateur est une école de pensée de type rationaliste, se démarquant notamment de l’interprétation littéraliste des textes telle que la prônent les courants salafistes contemporains.