Le Yémen paie cher son positionnement géographique. Les grandes puissances considèrent en effet ce pays comme une chasse gardée de l’Arabie saoudite et ont donc de manière totalement décomplexée confié son sort à Riyad. Les déclarations politiques de la communauté internationale ne montrent ainsi nulle considération pour le peuple du Yémen ou pour sa souveraineté nationale. Ce positionnement constitue un bon indicateur de la nature des relations et des intérêts entretenus avec le royaume saoudien par les États du monde entier d’une manière générale, et plus particulièrement par les grandes puissances. Le pétrole et les contrats d’armement offrent au royaume des leviers importants. Et cet état de fait ne s’est qu’accentué dans un contexte de recul de l’influence de l’Égypte, de l’Irak et de la Syrie.
Échec des idéologies
Le Yémen occupe une place hybride dans l’espace géographique, économique et politique arabe. Il n’est souvent appréhendé qu’à travers sa proximité et son rattachement au Golfe ; et il est exclu de l’espace africain dont il est pourtant proche et auquel il est fortement lié, tant économiquement que par les flux migratoires. Son rôle est négligeable dans les décisions prises par la Ligue arabe et son influence est qualifiée de négligeable.
Le conflit actuel qui voit une coalition menée par l’Arabie saoudite bombarder le pays et de multiples factions se combattre sur le terrain est le résultat d’un échec local, régional et international :
➞ Le socialisme n’avait pas réussi à forger un modèle alternatif dans le sud du Yémen ;
➞ la République populaire et démocratique du Yémen a cessé d’exister en 1990 et a été absorbée par le Nord, où le modèle qualifié de capitaliste n’a pas davantage fonctionné ;
➞ le pays est resté englué dans la pauvreté, la dépendance et le sous-développement ;
➞ les idées nationalistes, nassériennes et baasistes n’ont pas davantage réussi à proposer une alternative ;
➞ quant au mouvement des Frères musulmans, il a connu un échec historique et particulièrement cuisant à partir de la révolution manquée de 1948 au cours de laquelle différentes forces politiques avaient tenté d’établir une monarchie constitutionnelle au Yémen du Nord.
L’implication des Frères musulmans dans ce soulèvement contre l’imam zaydite Yahya Hamid Al-Din et son assassinat en 1948 ont ouvert la voix à une forme de violence politique qui reste encore très présente et marque le conflit qui se déroule actuellement. Les Frères musulmans ont aussi eu à assumer la responsabilité de l’échec de la Révolution des hommes libres (Thawrat Al-ahrar) qui a instauré le régime républicain à compter du 26 septembre 1962. Ils ont enfin, à travers le parti Al-Islah, joué un rôle direct dans la faillite du processus révolutionnaire entamé en 2011 et qui avait conduit à la chute d’Ali Abdallah Saleh. C’est ainsi que les élites yéménites, dans leurs engagements et dans leur ralliement à ces diverses idéologies, n’ont pas permis la construction d’une expérience nationale réussie.
Un déclin ancien
Le problème du Yémen, depuis l‘invasion perse par les Sassanides au VI ème siècle de notre ère1 est lié à sa perte de son rôle dans le commerce régional et à la chute de sa production — agricole mais aussi industrielle — induisant le déclin progressif d’un pays qualifié dans l’antiquité d’« Arabie heureuse ». Les biens produits au Yémen ou transitant par ses différents royaumes avaient alors une importance capitale pour Rome, la Grèce et l’Égypte. La relégation du Yémen avant même les débuts de l’islam explique ainsi une part de son retard économique, social, culturel et politique.
Avec l’arrivée de l’islam au VII e siècle, nombreux sont les Yéménites qui ont émigré afin de répandre la foi musulmane à travers le monde. Ils se sont installés dans le nord de l’Afrique, en Andalousie et en Asie Mineure. Cet exil important a sans nul doute contribué au déclin du Yémen, privant le pays de compétences et de savoirs. La société actuelle s’est bâtie pour l’essentiel entre les X e et XV e siècles et a pour une large part rompu avec les héritages antiques. Les élites se sont construites via le commerce, les ports ont joué un rôle central dans les processus d’accumulation — tout en accentuant la relégation du pays. C’est ainsi que le Yémen n’a pas réellement profité de la production du café, il s’est d’une certaine manière contenté de l’offrir au monde.
Au XIX e siècle, les invasions ottomane au Nord et britannique au Sud n’ont pas provoqué des dynamiques de modernisation. Une fois les Ottomans défaits en 1918 et les Britanniques partis d’Aden en 1967, il n’est plus rien resté de leur présence et les élites yéménites économiques, intellectuelles et sociales, au Nord comme au Sud, semblent être restées en marge et incapable de réactiver la splendeur passée.
Mentalité tribalo-rurale reposant sur la vengeance
Les deux révolutions du Nord, en 1962, et du Sud, à compter de 1963, puis l’indépendance du Sud en 1967 ont ruralisé les villes. Le phénomène d’affaiblissement de groupes qui s’étaient constitués sur des interactions avec le monde extérieur apparaît comme une source essentielle des divers conflits dont souffre le Yémen. À travers cette relégation des élites, à Aden comme à Sanaa, Taëz ou Hodeida — y compris sous le régime socialiste qualifié de progressiste — les principes de cohabitation pacifique ont été très largement remplacés par une mentalité tribalo-rurale reposant sur la vengeance et la violence physique.
Les mouvements du printemps arabe dans le Nord de l’Afrique (en Tunisie et en Égypte) et le printemps yéménite se sont révélés très différents. Alors que les premiers sont parvenus à faire tomber les régimes de Zine El Abbidine Ben Ali et de Hosni Moubarak, le mouvement au Yémen n’est parvenu qu’à secouer le régime et a conduit à une aggravation des tensions entre les différents mouvements politiques et les élites les représentant. Les forces en conflit apparaissent comme un héritage direct du régime Saleh : le président Abd Rabbo Mansour Hadi, les houthistes, Al-Islah, le général Ali Mohsen Al Ahmar, les forces religieuses salafistes et djihadistes — sans parler des membres de l’armée qui étaient restés loyaux à Saleh lui-même et qui ont tous à un moment où à un autre été des incarnations du régime constitué autour de ce dernier. Le mouvement sudiste n’a pour sa part pu se développer qu’à la faveur de la domination qu’il a exercée.
Les luttes qui se déroulent sur le terrain sont non seulement un héritage direct de l’ère Saleh mais aussi l’incarnation des rivalités entre élites pour la prorogation d’un système. Elles ne sont aucunement liées à une volonté de changement ou de réforme. Les acteurs impliqués sont engagés dans le but de préserver leur pouvoir, construit sous la présidence Saleh et avec la bénédiction de celui-ci. Dans le Sud même, la division entre leaders donne lieu à une constatation identique. Qu’est-ce qui différencie Ali Salem Al-Bid, Ali Nasser Mohamed, Haydar al Attas et Abdelrahman Ali Al-Jifri ? Comment ces anciens dirigeants de la République du Yémen du Sud recyclés en leaders du mouvement sécessionniste sudiste parviennent-ils à légitimer les tensions qui existent entre eux ? Sur quelles bases idéologiques ou de programmes reposent les conflits entre le président Hadi, le président Saleh, le général Al-Ahmar et les enfants du cheikh Abdallah Al-Ahmar ? Chaque Yéménite, sous les bombes, se pose la question.
Des occasions manquées
Les forces régionales concurrentes ont profité de ces rivalités pour utiliser le Yémen et le transformer en champ de batailles régionales. Une guerre par procuration s’est établie, impliquant notamment l’Arabie saoudite et l’Iran.D ans les coulisses, et en dépit du soutien exprimé à des processus de négociation sous l’égide des Nations unies, plusieurs puissances ont œuvré pour empêcher une solution pacifique. C’est ainsi que l’initiative du Golfe, signée en 2011 pour encadrer le processus de transition vers la démocratie, n’a pas reçu le soutien nécessaire. Elle aurait pu aboutir si elle avait mieux tenté de prendre en compte les équilibres entre les différentes régions du pays et veillé à assurer l’égale représentation de chacune d’elles. Le fait que dans le cadre du processus de transition, les postes de président, de premier ministre et de ministre de la défense aient été occupés par des individus originaires du Sud a généré de la frustration et a mis en danger l’ensemble de l’édifice constitutionnel en construction. La popularité croissante des houthistes en a été l’expression.
La dégradation de la situation économique et le sentiment d’une détérioration par rapport à l’ère Saleh aurait pu être contrés par une aide internationale plus conséquente et mieux organisée.
Enfin, l’initiative du Golfe manquait d’outils de contrôle et la situation n’a fait qu’empirer à mesure que le processus de transition prenait du retard. Le conflit s’est noué notamment autour de la prolongation du mandat de Hadi qui avait initialement été élu pour deux ans en février 2012, puis a été renouvelé pour une année en février 2014 par simple décision de la « communauté internationale » et sans que les parties yéménites aient été consultées ni que son mandat ait été précisé. Une nouvelle prolongation se profilait avant le coup de force des houthistes en janvier 2015. Dans ce contexte, les grandes puissances internationales et régionales ont joué un rôle trouble et contreproductif. Hadi a été appuyé sans succès et sans tenir compte des frustrations qui montaient.
En résumé, l’échec de la transition au Yémen n’est pas seulement l’échec de ses élites politiques. C’est aussi d’une expérience qui se fondait sur le dialogue, la modération et une volonté de changement pacifique. Au-delà d’une situation humanitaire catastrophique, la situation de guerre au Yémen n’est pas sans implication pour ses voisins. Elle met en danger la stabilité de la navigation en Mer Rouge et dans le Golfe d’Aden et conduit à une augmentation des flux de migrants. Dans un contexte d’effondrement de l’État, il est à craindre qu’Al-Qaïda et l’organisation de l’État islamique soient les grands bénéficiaires du conflit et augmentent leur capacité de nuisance à l’intérieur comme à l’extérieur du Yémen.
Le conflit entre houthistes (alliés à Saleh) et Hadi (alliés aux sudistes et aux milices islamistes sunnites) a provoqué le déchirement des derniers signes d’union nationale entre le Nord et le Sud. Les houthistes, à Taëz par exemple, poursuivent leur combat dans des régions et villes qui leur sont très hostiles, notamment pour des raisons confessionnelles. Quoi qu’il arrive, le pays est déjà soumis à une fragmentation en petites régions. Les conséquences de cette évolution et d’une partition restent impossibles à évaluer. Enfin, l’usage excessif de la force de la part de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite depuis fin mars 2015 apparaît comme manifeste. Des armes non conventionnelles (telles des bombes à fragmentation) ont été utilisées, le bombardement par les avions de la coalition d’entrepôts d’armes situés au cœur des villes et près des quartiers d’habitations ainsi que la destruction de centrales électriques et d’infrastructures illustrent un mépris pour les civils.
Dans ce contexte, la stabilisation du Yémen apparaît comme bien peu probable et exigera non seulement du temps et l’implication constructive de la communauté internationale mais aussi une réévaluation par les Yéménites de leur histoire et de leur place dans le monde.
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1L’histoire du Yémen pré-islamique est marquée par la présence de nombreux royaumes prospères, bénéficiant notamment du commerce de l’encens. La mythologie nationale rappelle qu’en 620, dans le contexte de l’invasion sassanide du Yémen pour contrer l’occupation chrétienne abyssine, le barrage de Mareb rompt, induisant une chute brutale de la production et du commerce. L’imposant barrage, dont subsistent des vestiges, servait notamment à l’irrigation des plaines fertiles du centre du pays.