Le Yémen, la guerre et la France

Malgré l’acuité de la crise humanitaire et les discours alarmistes, la mobilisation des acteurs internationaux en vue d’un règlement pacifique du conflit du Yémen reste impuissante à sauver le pays et sa population. La conférence d’experts du 27 juin à Paris annoncée par Emmanuel Macron lors de la visite du prince héritier saoudien en avril n’a de toute évidence pas tenu ses promesses.

Le 12 juin, la coalition qui intervient militairement contre les rebelles houthistes a annoncé le lancement de l’offensive contre le port de Hodeïda, tenu depuis plus de trois ans par ses ennemis. Maintes fois repoussée du fait des risques humanitaires que feraient peser la paralysie ou la destruction de ce point d’entrée par lequel, selon les agences de l’ONU, transitent 70 % des importations yéménites, elle est devenue effective après une avancée sur le front de la côte de la mer Rouge au cours du printemps 2018. L’armée des Émirats arabes unis s’est emparée du leadership, intervenant de fait pour la première fois au sol dans les provinces du nord, qui semblaient la chasse gardée des Saoudiens. Les Émiratis comptent sur l’appui des forces issues du mouvement sudiste, de milices locales de la plaine côtière, et de proches de l’ancien président Ali Abdallah Saleh qui ont une revanche à prendre contre les houthistes ainsi que de mercenaires, en particulier soudanais.

Impréparation et jusqu’au-boutisme

L’annonce de la chute de l’aéroport de Hodeïda dès le 20 juin a été célébrée comme une victoire par les médias pro-coalition. Prenant volontiers la partie pour le tout, certains ont même été tentés d’annoncer la capture effective de la ville et de son port, situé plus au nord. Mais cette avancée ne doit pas laisser penser que l’objectif sera facile à atteindre. D’une part l’aéroport, au sud-est de la ville, n’a qu’une faible valeur stratégique pour les houthistes qui ne mobilisent pas de puissance aérienne ; de l’autre les combats dans la ville elle-même et dans le port n’ont en réalité pas encore débuté. S’ils devaient réellement se déplacer vers le centre urbain, l’avancée de la coalition serait selon toute vraisemblance très progressive, voire donnerait lieu à un enlisement.

Le rapport de force militaire n’est pas évident à mesurer et les houthistes semblent avoir quelques atouts, notamment parce qu’une frange significative de l’armée nationale leur est acquise. Par ailleurs, le coût en termes de destructions de la ville et l’accentuation d’une crise humanitaire déjà aiguë ne sont pas maitrisés par les dirigeants de la coalition ni par ses décideurs politiques.

Libérée il y a près de trois ans, Aden continue à porter des séquelles importantes des combats et sa situation sécuritaire est encore particulièrement précaire. C’est donc une détérioration dangereuse que craignent les ONG internationales et les agences de l’ONU qui signalent le risque de famine et la résurgence de l’épidémie de choléra qui, en 2017, aurait touché un million de Yéménites. Elles mettent en garde la coalition face aux risques sévères, mais ne sont guère écoutées. L’offensive se mène ainsi dans une certaine impréparation, donne lieu à une succession de « bavures » contre des convois de réfugiés, et mobilise des combattants dont la coordination n’est pas aisée dans la mesure où ils ne sont que des alliés de circonstance. Par ailleurs, l’emploi de mercenaires soudanais dont le peu de cas pour les droits humains a été éprouvé sur le terrain du Dhofar ne manque pas d’inquiéter, en dépit d’un discours officiel émirien qui se veut rassurant.

Les effets de la désorganisation — même temporaire — des lignes d’approvisionnement vers les zones tenues par les houthistes où vit environ 50 % de la population yéménite ne semblent pas pris en compte. Le passage des biens à travers les lignes de front, la mise en place de procédures de contrôle ne semblent aucunement envisagés. Car l’objectif de l’offensive sur Hodeïda est bien d’asphyxier les houthistes, à la fois en supprimant les revenus qu’ils perçoivent des taxes prélevées sur les importations entrant par le port, et en empêchant l’arrivée d’armes censément livrées par l’Iran, dont des missiles balistiques — tirés vers les villes saoudiennes. Le jusqu’au-boutisme de la logique de la coalition ne cesse ainsi d’effrayer. Il semble à même de saboter toutes les initiatives, tant humanitaires que politiques qui cherchent à déboucher sur une solution non militaire au conflit. La présentation d’un plan de paix, préparé par l’envoyé spécial britannique de l’ONU Martin Griffiths après quatre mois de travail intense s’est trouvée en tout cas compromise par l’offensive sur Hodeïda.

Une conférence humanitaire... sans humanitaires

Le 10 avril, au cours d’une conférence de presse avec le prince Mohamed Ben Salman, l’annonce surprise par Emmanuel Macron de l’organisation d’une conférence humanitaire sur le Yémen à Paris devait sans doute permettre de répondre aux critiques adressées à la France, accusée comme les Britanniques et les Américains de complicité dans la guerre. Depuis fin 2017, le débat sur le caractère problématique, si ce n’est illégal, des ventes d’armes aux belligérants est en tout cas monté en France, trouvant même des échos au sein du groupe La République en marche (LRM) à l’Assemblée nationale. Une quarantaine de ses membres soutiennent en effet la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur cette question.

Devant initialement mobiliser au niveau ministériel, organisée en coordination avec les Saoudiens, la conférence de Paris dont l’objectif était d’obtenir des engagements concrets en matière humanitaire, particulièrement concernant l’accès de l’aide, a vu sa voilure progressivement réduite. La date, longtemps restée imprécise, a finalement été fixée au 27 juin. Bien peu en voulaient : les agences de l’ONU la jugeaient intempestive alors que l’envoyé spécial britannique pour le Yémen Martin Griffiths élaborait son propre agenda, les alliés occidentaux voyaient d’un mauvais œil le cavalier seul français. Les Saoudiens et les Émiratis ont de leur côté manifestement tout fait pour la saboter, arguant qu’ils étaient capables de gérer eux-mêmes la question humanitaire. La « fuite » dans la presse, par la voie d’un militaire émirati, de l’engagement de la France dans le déminage de Hodeïda (une tâche que les Américains eux-mêmes, pourtant davantage investis aux côtés de la coalition, auraient refusée) a en tout cas servi à discréditer la position française, dès lors aisément qualifiée d’hypocrite par de nombreux observateurs.

Tout au long de la préparation de la réunion, les interactions avec les ONG qui interviennent au Yémen ont donné lieu à diverses tensions. Bien que critiques, après avoir joué le jeu des consultations, celles-ci ont finalement découvert — tardivement — que la conférence elle-même se tiendrait sans leur participation. Sans doute était-ce là une exigence des Saoudiens, qui pourtant se faisaient officiellement représenter le 27 juin par les responsables du King Salman Humanitarian Aid And Relief Centre (Centre du roi Salman pour le secours et l’aide humanitaire). Parallèlement, les contacts politiques établis par les Français avec le côté houthiste, de fait impossibles à mobiliser dans le cadre de la conférence humanitaire co-organisée par les Saoudiens et avec la société civile yéménite patinaient eux aussi.

Des failles dans la diplomatie d’Emmanuel Macron

Les échanges lors de la conférence réunissant des représentants d’une vingtaine de pays ainsi que des agences de l’ONU ou d’organisations régionales ont été certainement décevants. Le dialogue de sourds entre les tenants d’un discours alarmiste pointant du doigt l’urgence humanitaire absolue et les représentants de la coalition sûrs de leurs droits, du bien-fondé de leur approche et de l’efficacité de la réponse humanitaire déjà apportée par eux-mêmes n’a pas donné lieu à des annonces concrètes. Au milieu, les organisateurs ne pouvaient que reconnaitre la limite de l’exercice, cherchant à aborder des questions précises que la coalition préférait de fait ignorer.

Sont alors apparues les failles d’une politique macronienne souvent fondée sur les coups d’éclat, et avec lesquels les diplomates doivent composer au quotidien. Plus particulièrement, les difficultés de la conférence ont illustré le piège dans lequel est tombée la communauté internationale dans son entier, en réalité incapable de faire pression sur les pays de la coalition, car développant une critique trop discrète. Il faut dire que de contrats d’armement en perspectives d’investissements et de contributions aux agences de l’ONU en coopération antiterroriste, ce sont plutôt les moyens de pression de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis qui restent importants. Sans publicisation des désaccords sur le dossier yéménite, et face à des monarchies très attachées à l’amélioration de leur image internationale, la démarche est peu efficace. Comme le relevaient deux intellectuels yéménites, Farea Al-Muslimi et Rafat Al-Akhali dans une tribune publiée par Le Monde le 27 juin en marge de la conférence, un changement de stratégie appuyé sur une diplomatie courageuse, exigeant des « concessions nécessaires pour mettre fin au conflit » de la part des Saoudiens, apparait comme la solution la plus réaliste. Si, de leur point de vue, la France est une « puissance internationale » à même de jouer ce rôle, il faut espérer que la prise de conscience chez les hauts responsables français et européens de l’impasse de la voie actuelle pourra se faire sans avoir à passer par la famine, les épidémies et la violence débridée qui sont toujours annoncées, malheureusement.

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